Annonce

Réduire
Aucune annonce.

Etre socialiste et colonisateur dans l’Algérie colonisée

Réduire
X
 
  • Filtre
  • Heure
  • Afficher
Tout nettoyer
nouveaux messages

  • Etre socialiste et colonisateur dans l’Algérie colonisée

    3 JUIN 2018 PAR RACHIDA EL AZZOUZI
    Quelque part entre les anticolonialistes et les colonialistes, des hommes militèrent au Parti socialiste dans l’Algérie colonisée. L’historienne Claire Marynower leur a consacré un ouvrage : peut-on être de gauche et colonisateur de « bonne volonté » ?


    Claire Marynower se passionne pour l’histoire du Maghreb à l’époque coloniale. Agrégée d’histoire, enseignante à l’Institut d’études politiques de Grenoble, elle signe aux éditions PUF (Presses universitaires de France) un ouvrage singulier, version remaniée et augmentée de sa thèse de doctorat soutenue cinq ans plus tôt : L’Algérie à gauche, 1900-1962. Une radiographie du Parti socialiste de l’Algérie colonisée du début du XXe siècle à l’indépendance. La gauche socialiste a été jusqu’ici rarement étudiée, contrairement au Parti communiste algérien (le PCA), et c’est ce qui motive la jeune chercheuse : raconter ces militants socialistes, « ni des héros ni des victimes », leur diversité, leur complexité.

    Ils sont français, hommes, fonctionnaires, enseignants pour la plupart, mais on trouve parmi eux des Algériens. De toutes les grèves, de tous les défilés, ils se battaient avec la droite européenne mais ne manifestaient pas pour l’indépendance de l’Algérie, persuadés qu’on peut être de gauche, épris de justice sociale, et un colonisateur de « bonne volonté ».

    Leur engagement aux côtés des partisans de l’indépendance se fera tardivement, à partir de 1954, au contraire de nombreux membres du PCA. Tout comme leur prise de conscience de la « question indigène », cette mise en infériorité juridique, politique, sociale, etc., des Algériens niés dans leur identité, livrés à la paupérisation et à un quotidien d’humiliations et de discriminations. Entretien.

    Qu’est-ce qui vous a conduite à travailler sur les générations de militants de gauche, principalement au Parti socialiste, dans l’Algérie colonisée ?


    Je voulais travailler, au départ, sur la guerre d’indépendance – qui dure de 1954 à 1962 et qu’on appelle en France la « guerre d’Algérie », en Algérie la « guerre de libération » – dans une perspective sociale, celle de la vie quotidienne des Français d’Algérie de cette époque, ceux qu’on n’appelait pas encore les « pieds-noirs ». Mon idée était de m’intéresser à ceux qui ne prirent parti ni pour le FLN et l’indépendance, ni pour l’OAS et l’Algérie française, à tous ceux qui ne se retrouvaient dans aucune des deux branches de l’alternative.
    En cherchant des pistes et des sources, l’historienne Raphaëlle Branche m’a signalé l’existence d’un fonds personnel, pas encore classé et inventorié, celui du secrétaire de la fédération socialiste d’Oranie, Joseph Begarra. Je lui ai consacré mon mémoire de master 2, qui a pour limites chronologiques celles de la guerre. Puis j’ai entamé la thèse qui est à l’origine de ce livre, en embrassant une période plus large. En somme, le Parti socialiste est compris ici plus comme un milieu, un prisme à travers lequel écrire une histoire sociale de la situation coloniale, que comme un objet strictement politique.

    Pourquoi vous êtes-vous limitée à la gauche socialiste et à la période du début du XXe à l’indépendance ?

    Je me suis rapidement aperçue que beaucoup avait été écrit sur le Parti communiste algérien (le PCA), et pratiquement rien sur les socialistes. Ils m’intéressaient néanmoins, car je voyais qu’ils étaient présents en filigrane dans les travaux des grands historiens de l’Algérie à l’époque coloniale : Charles-André Julien, qui fut l’un d’eux, et Charles-Robert Ageron, repris dans l’historiographie la plus récente.

    Souvent revenaient des jugements caricaturaux sur eux, qui ne se fondaient sur aucune étude poussée de la composition sociale des fédérations, de leurs activités, de leurs discours sur la colonisation. En délimitant ainsi les limites de mon sujet, je pouvais me permettre de faire ce travail en profondeur.

    J’ai cependant voulu m’intéresser à cette gauche en débordant les limites du parti, et j’ai aussi travaillé sur la Ligue des droits de l’homme, la Licra, les loges maçonniques, les syndicats… Enfin, en ce qui concerne les bornes chronologiques, ce sont celles du mouvement lui-même, de son apparition au début du XXe siècle jusqu’au départ de la majorité des Français d’Algérie en 1962.

    Vous n’avez pas choisi par hasard Oran pour cadre géographique de votre enquête. C’est la grande ville européenne de l’Algérie, où la population de colons est majoritaire jusqu’en 1961…

    Oui, le département d’Oran est un cas particulier, en même temps qu’une part importante de la réalité algérienne, puisqu’il représente un tiers du territoire civil de la colonie – les « Territoires du Sud » restent sous commandement militaire. Dans ce département, il y a des villes de création coloniale et de démographie européenne, comme Oran, mais aussi des villes anciennes, majoritairement algériennes, comme Tlemcen par exemple, ce qui permet la comparaison avec Constantine, à l’autre bout du territoire.

    Finalement, la diversité du département m’a permis de décrire des situations diverses, présentes à l’échelle du territoire algérien. Mais il est vrai qu’Oran tient une place importante dans l’enquête : sa population européenne majoritaire y est hétérogène, clivée socialement et polarisée politiquement. Je crois qu’on y perçoit avec plus de netteté qu’ailleurs les positions des uns et des autres, qui s’affirment d’autant plus au sein de la colonie européenne que la menace que pourrait constituer le nationalisme algérien apparaît plus lointaine.

    Enfin, il y a aussi une motivation pratique : en bornant géographiquement mon étude, je pouvais mener un travail prosopographique plus poussé, plus précis, et entrer en détail dans les sociabilités locales. Je me suis efforcée cependant de faire aussi une place importante aux départements d’Alger et Constantine dans le livre.



    Votre livre dresse les portraits de ces socialistes d’Algérie qui croient pouvoir concilier justice sociale et colonisation, être de gauche et colonisateur « de bonne volonté ». Pouvez-vous nous faire, non un portrait-robot, mais un tableau en nuances de ces hommes et de ces femmes ?

    Les membres des fédérations du Parti socialiste SFIO étaient pour la plupart des citoyens français, de sexe masculin. Nombreux parmi eux étaient fonctionnaires, et en particulier enseignants. Ils étaient nés en métropole, venus en Algérie au gré d’une nomination professionnelle, ou bien ils y étaient nés. Ce qui dessine les frontières d’une classe moyenne, urbaine – même si certains dirigeaient des écoles dans des « communes mixtes ». Cette description, c’est celle de la grande majorité des membres dans les années 1920, mais au cours des années 1930 les choses changent. Un noyau de femmes, européennes et souvent épouses des militants hommes, commence à créer des sections féminines.

    Mais le changement le plus impressionnant est dû à l’entrée au Parti socialiste de membres algériens. Ils en viennent à représenter environ 1/6e des militants au moment du Front populaire. Une partie ressemble aux membres européens : instituteurs syndiqués et francs-maçons. Mais d’autres ont des profils auxquels on s’attend peut-être moins ; ils sont professeurs de langue arabe ou fonctionnaires de la justice musulmane, ils parlent arabe et ont reçu une éducation coranique. L’un d’eux, candidat à plusieurs élections au nom du Parti socialiste, est même polygame. Ce qui désarçonne les adhérents européens, dont une partie quitte à ce moment-là les fédérations.

    Vous décrivez le mouvement ouvrier oranais structuré autour de trois pôles, le parti, le syndicat, l’association, SFIO, CGT et LDH. Comment expliquer cette multi-appartenance ?

    On a affaire à cette époque, en Algérie comme en France, à des milieux beaucoup plus intensément engagés qu’aujourd’hui. L’engagement politique se conçoit comme non exclusif, voire devant être complété par d’autres formes d’appartenances. Le triangle SFIO-LDH-CGT est assez classique, ce qui l’est moins et qui est permis par l’adhésion de militants algériens, c’est la co-appartenance entre le Parti socialiste et le Congrès musulman algérien, le Parti socialiste et la Fédération des oulémas algériens ou encore le Parti socialiste et la Fédération des élus musulmans.

    C’est une des questions au centre de l’ouvrage. Comment les socialistes s’emparent-ils de la « question indigène » ?

    Pendant longtemps, ils ne s’en emparent pas vraiment et préfèrent discuter des mêmes questions que leurs camarades de métropole. Ils savent qu’ils vivent dans un territoire d’exception mais pour autant, ils ne s’arrêtent pas vraiment pour penser la situation de la majorité démographique du pays, celle des « indigènes », mise en infériorité juridique, politique, sociale, etc. Ce socialisme en colonie refuse de penser la question coloniale en dehors de ses catégories de pensée déjà établies : exploitation économique, émancipation sociale, etc. De fait, les premiers textes programmatiques, à la fin des années 1920, passent complètement à côté des revendications nationalistes qui se développent à la même époque et qui portent sur la langue arabe et la religion musulmane.

    Pour les socialistes d’Algérie, il ne peut pas en être question. Leur horizon, c’est l’assimilation et l’émancipation par l’école, le parti et le syndicat, dans un cadre français. Ils ne s’emparent finalement de cette question qu’au milieu des années 1930, dans les négociations avec le Parti communiste au moment du Rassemblement populaire, grâce à leurs nouveaux camarades algériens. Ils finissent par penser l’existence d’une « personnalité algérienne » propre, et proposent même après la Seconde Guerre mondiale l’abandon du mot d’ordre d’assimilation.

    Cependant, pour eux l’indépendance ne représente à aucun moment une perspective légitime : selon eux, si la France parvient à égaliser les niveaux de vie en Algérie entre ses différentes populations, tout désir d’émancipation nationale s’évanouira. Même pendant la guerre, alors que les pratiques illégales de l’armée française, et en particulier la torture, se développent, ils croient pouvoir trouver une solution en passant par des réformes sociales comme la scolarisation et l’industrialisation…

    Quelle est leur place dans la genèse du mouvement national algérien ?


    Du fait de ce positionnement, on comprend que la gauche socialiste ne s’engage pas aux côtés des partisans de l’indépendance à partir de 1954, au contraire de nombreux membres du PCA. Les membres algériens du Parti socialiste le quittent pour la plupart dans les années 1950, avec le trucage des urnes par le gouverneur général socialiste, Marcel-Edmond Naegelen, nommé en 1948, ou encore après le début de la guerre, sous le gouvernement de Guy Mollet. Quelques-uns finissent par rejoindre le FLN, mais cela reste marginal. Cependant on peut dire que la gauche socialiste a sa place dans la genèse du mouvement national algérien, si l’on considère ce dernier dans sa diversité et notamment dans sa branche réformiste, avec le parti de Ferhat Abbas, l’UDMA, créé en 1946 et dont de nombreux membres sont d’anciens de la SFIO.

    Pourquoi les socialistes d’Algérie ont-ils été souvent réduits au silence ?

    Leur position ne fait d’eux, collectivement, ni des héros ni des victimes. Ce ne sont pas des personnages qui ont beaucoup d’éclat dans l’histoire de l’Algérie colonisée. On a commencé par écrire l’histoire des combattants, des leaders, de ceux qui ont pris nettement parti ; c’est peut-être le signe d’une nouvelle phase de l’historiographie que de s’intéresser à ces engagements moins spectaculaires, une phase de banalisation. Par ailleurs, en Algérie, l’histoire du mouvement national algérien s’est longtemps réduite à un récit unanimiste et univoque, faisant directement dériver le FLN de l’Étoile nord-africaine, fondée en 1926 à Paris, occultant une grande partie des mouvements qui ont contribué à forger le nationalisme algérien, comme les udmistes et les communistes. On comprend que dans ce contexte, la gauche socialiste française soit gommée de la généalogie de l’Algérie indépendante.

    Claire Marynower, L’Algérie à gauche 1900-1962, PUF, 290 pages, 22 €.
    The truth is incontrovertible, malice may attack it, ignorance may deride it, but in the end; there it is.” Winston Churchill
Chargement...
X