Si quelqu'un, chez les Paçalioglu, n'avait eu cette drôle d'idée, il y a trois ans, de dresser un arbre généalogique de la famille, Rahsan Cebe, agent immobilier, ne pourrait dire aujourd'hui à tous ses riches clients internationaux : "Je suis pour trois quarts turque et pour un quart arménienne." Elle n'aurait pas retrouvé son cousin français de Californie, Alain Tascan, dont elle ignorait jusqu'à l'existence. L'histoire de sa grand-mère serait restée là où elle est depuis un siècle, enfermée dans le secret de la famille.
Dans le salon bourgeois du très chic quartier Bebek, sur le détroit du Bosphore, Rahsan Cebe, belle femme rieuse de 40 ans, est aussi prolixe que sa mère reste discrète, écoutant silencieusement ce récit qu'elle ne veut pas entendre, fixant le pied du fauteuil d'en face, comme pour masquer son malaise. "N'est-ce pas, maman, que ça t'énerve que ton boucher t'appelle "Madame" comme pour les chrétiennes, et non "hanim", comme pour les musulmanes ?, la taquine gentiment sa fille. Tu me demandes toujours pourquoi ce traitement, comme si tu n'avais pas deviné. Je sais bien que ça te contrarie..."
Nous sommes en 2003. La famille veut immortaliser sur papier - et sur Internet - les ramifications de sa vaste parentèle, afin que chaque invité de la grande fête qui se prépare, retrouve sa juste place. La grand-mère de Rahsan, morte fin 2006, va alors sur ses 90 ans : elle est l'héroïne de la réunion. Sur le projet d'arbre généalogique, sa petite-fille Rahsan découvre, sous la photo de sa grand-mère, un nom inconnu, "Nevin Tascan". Stupéfaite, elle entre dans une colère folle. "Mais ça n'a jamais été le nom de ma grand-mère, ça !"
De fait, pour tout le monde, la vieille dame s'appelait Nevin Paçalioglu, puisqu'elle avait épousé - "par amour" et entre les deux guerres - un certain monsieur Paçaliogliu. Oubliés son nom et prénom de petite Arménienne ! Comme d'autres à cette époque, le patronyme arménien, Asdgik Tascan, s'était dissous dans l'idéologie ultranationaliste du régime de Mustafa Kemal, le futur Atatürk. "La nommer aujourd'hui Nevin Tascan, avec son prénom turc et son patronyme arménien, c'est insinuer qu'elle a divorcé de grand-père. Ce qui est faux", fulmine sa petite-fille Rahsan. "Zut ! Si elle avait été française ou américaine, on aurait été fiers d'elle. Là, on la cachait ! A l'époque, grand-mère était encore vivante. Si elle avait vu ça, ça l'aurait tuée."
L'histoire de cette femme n'est pas unique. La grand-mère "turque" de Rahsan était en fait une "Arménienne cachée". Depuis quelques années, les révélations de ce type ne font plus exception. En Turquie, aujourd'hui, chacun sait que depuis un siècle, pour épouser un Turc, les chrétiennes devaient, soit se convertir à l'islam, soit donner le change et vivre comme les musulmans. On ignorait en revanche l'incroyable histoire de ces petites Arméniennes soustraites à leurs parents pendant le génocide de 1915, enlevées par les bourreaux dans les provinces reculées de l'Empire, parfois sauvées par des civils turcs compatissants.
Ces filles venaient agrandir les familles, combler des épouses stériles. Parfois même, ces jeunes gavour (" infidèles") devaient remplacer les épouses un peu défraîchies des pachas et des beys, la classe supérieure de l'époque. "Les plus appréciées étaient celles qui fréquentaient les écoles de missionnaires français ou anglais", précise l'historien Raymond Kévorkian, auteur du Génocide des Arméniens (Odile Jacob, 2006).
Souvent, seule la famille la plus proche était au courant. Adultes, les orphelines devaient pratiquer leur religion chrétienne en catimini. "Tout le monde savait que la grand-mère de Rahsan était arménienne, confie Selçuk Erez, écrivain stambouliote et oncle de la jeune femme. Mais on n'en parlait pas, pour ne pas l'offenser." Les 50 000 Arméniens qui vivent aujourd'hui en Turquie - ils étaient deux millions en 1914 et 300 000 après le génocide - le savent : dans ce pays peuplé à 98 % de musulmans, le terme "arménien", qui désignait jadis les citoyens de seconde zone, autrement dit les dhimmis, reste peu flatteur.
Parfois, les "Arméniennes cachées" étaient purement et simplement converties par leur famille d'adoption. En grandissant, celles qui avaient gardé le souvenir de leurs origines restaient seules avec leur secret, l'emportant dans la tombe ou le livrant comme un legs à leur descendance, avec leur dernier soupir.
Ce fut le cas de la grand-mère de Fethiye Çetin, avocate de 56 ans et porte-parole du droit des minorités au barreau d'Istanbul, amie et conseil du journaliste turc d'origine arménienne, Hrant Dink, assassiné le 19 janvier. Avec sept rééditions et près de 20 000 exemplaires vendus en deux ans dans un pays où on lit peu, Le Livre de ma grand-mère, récit de cet accouchement très particulier, représente, en soi, un événement politique. A Kars, ville-garnison qui jouxte la frontière avec l'Arménie, "l'unique exemplaire acheté par la bibliothèque est passé dans les mains de 70 personnes. Pour une petite ville comme ça, c'est énorme", se réjouit l'auteure, première étonnée de son succès (l'ouvrage a été traduit en français par les Editions de l'Aube).
La vérité, Fethiye Çetin l'a apprise à 25 ans. Un jour, sa grand-mère Seher, une vraie paysanne turque avait toujours cru l'avocate, évoque, après mille détours, d'éventuels parents qu'elle pourrait avoir aux Etats-Unis. Fethiye rit sans comprendre. La vieille dame se confesse doucement. Son vrai nom, dit-elle, est Héranousch Gadarian. En 1916, à l'âge de 10 ans, elle a assisté au massacre de sa famille, à Cermik, dans le sud de la Turquie. "Ma grand-mère, poursuit l'avocate, m'a alors raconté comment les femmes de son village étaient parquées dans la cour de l'église. Les gendarmes turcs coupaient la gorge des hommes et ils les jetaient dans le Tigre. Puis ils encadrèrent femmes et enfants pour une longue marche vers la mort."
Attisée par ces horreurs, la mémoire de la vieille dame reste très précise. "Un homme à cheval, le caporal des gendarmes de Cermik, était intéressé par moi, raconte-t-elle. Les femmes les plus âgées tentaient de persuader les jeunes mamans : "Nos enfants meurent un à un. Personne ne sortira vivant de cette folle marche. Donnez les vôtres, vous sauverez leur vie." Ma mère ne voulait pas. Le caporal a alors tenté de m'arracher à elle. En vain. Mon petit frère, que ma mère tenait par l'autre main, se met à pleurer. Ma mère se laisse distraire, le gendarme en profite, me hisse sur son cheval et m'emmène." Héranousch Gadarian deviendra la fille de la maison, sous l'oeil contrarié de l'épouse du gendarme.
Dans le salon bourgeois du très chic quartier Bebek, sur le détroit du Bosphore, Rahsan Cebe, belle femme rieuse de 40 ans, est aussi prolixe que sa mère reste discrète, écoutant silencieusement ce récit qu'elle ne veut pas entendre, fixant le pied du fauteuil d'en face, comme pour masquer son malaise. "N'est-ce pas, maman, que ça t'énerve que ton boucher t'appelle "Madame" comme pour les chrétiennes, et non "hanim", comme pour les musulmanes ?, la taquine gentiment sa fille. Tu me demandes toujours pourquoi ce traitement, comme si tu n'avais pas deviné. Je sais bien que ça te contrarie..."
Nous sommes en 2003. La famille veut immortaliser sur papier - et sur Internet - les ramifications de sa vaste parentèle, afin que chaque invité de la grande fête qui se prépare, retrouve sa juste place. La grand-mère de Rahsan, morte fin 2006, va alors sur ses 90 ans : elle est l'héroïne de la réunion. Sur le projet d'arbre généalogique, sa petite-fille Rahsan découvre, sous la photo de sa grand-mère, un nom inconnu, "Nevin Tascan". Stupéfaite, elle entre dans une colère folle. "Mais ça n'a jamais été le nom de ma grand-mère, ça !"
De fait, pour tout le monde, la vieille dame s'appelait Nevin Paçalioglu, puisqu'elle avait épousé - "par amour" et entre les deux guerres - un certain monsieur Paçaliogliu. Oubliés son nom et prénom de petite Arménienne ! Comme d'autres à cette époque, le patronyme arménien, Asdgik Tascan, s'était dissous dans l'idéologie ultranationaliste du régime de Mustafa Kemal, le futur Atatürk. "La nommer aujourd'hui Nevin Tascan, avec son prénom turc et son patronyme arménien, c'est insinuer qu'elle a divorcé de grand-père. Ce qui est faux", fulmine sa petite-fille Rahsan. "Zut ! Si elle avait été française ou américaine, on aurait été fiers d'elle. Là, on la cachait ! A l'époque, grand-mère était encore vivante. Si elle avait vu ça, ça l'aurait tuée."
L'histoire de cette femme n'est pas unique. La grand-mère "turque" de Rahsan était en fait une "Arménienne cachée". Depuis quelques années, les révélations de ce type ne font plus exception. En Turquie, aujourd'hui, chacun sait que depuis un siècle, pour épouser un Turc, les chrétiennes devaient, soit se convertir à l'islam, soit donner le change et vivre comme les musulmans. On ignorait en revanche l'incroyable histoire de ces petites Arméniennes soustraites à leurs parents pendant le génocide de 1915, enlevées par les bourreaux dans les provinces reculées de l'Empire, parfois sauvées par des civils turcs compatissants.
Ces filles venaient agrandir les familles, combler des épouses stériles. Parfois même, ces jeunes gavour (" infidèles") devaient remplacer les épouses un peu défraîchies des pachas et des beys, la classe supérieure de l'époque. "Les plus appréciées étaient celles qui fréquentaient les écoles de missionnaires français ou anglais", précise l'historien Raymond Kévorkian, auteur du Génocide des Arméniens (Odile Jacob, 2006).
Souvent, seule la famille la plus proche était au courant. Adultes, les orphelines devaient pratiquer leur religion chrétienne en catimini. "Tout le monde savait que la grand-mère de Rahsan était arménienne, confie Selçuk Erez, écrivain stambouliote et oncle de la jeune femme. Mais on n'en parlait pas, pour ne pas l'offenser." Les 50 000 Arméniens qui vivent aujourd'hui en Turquie - ils étaient deux millions en 1914 et 300 000 après le génocide - le savent : dans ce pays peuplé à 98 % de musulmans, le terme "arménien", qui désignait jadis les citoyens de seconde zone, autrement dit les dhimmis, reste peu flatteur.
Parfois, les "Arméniennes cachées" étaient purement et simplement converties par leur famille d'adoption. En grandissant, celles qui avaient gardé le souvenir de leurs origines restaient seules avec leur secret, l'emportant dans la tombe ou le livrant comme un legs à leur descendance, avec leur dernier soupir.
Ce fut le cas de la grand-mère de Fethiye Çetin, avocate de 56 ans et porte-parole du droit des minorités au barreau d'Istanbul, amie et conseil du journaliste turc d'origine arménienne, Hrant Dink, assassiné le 19 janvier. Avec sept rééditions et près de 20 000 exemplaires vendus en deux ans dans un pays où on lit peu, Le Livre de ma grand-mère, récit de cet accouchement très particulier, représente, en soi, un événement politique. A Kars, ville-garnison qui jouxte la frontière avec l'Arménie, "l'unique exemplaire acheté par la bibliothèque est passé dans les mains de 70 personnes. Pour une petite ville comme ça, c'est énorme", se réjouit l'auteure, première étonnée de son succès (l'ouvrage a été traduit en français par les Editions de l'Aube).
La vérité, Fethiye Çetin l'a apprise à 25 ans. Un jour, sa grand-mère Seher, une vraie paysanne turque avait toujours cru l'avocate, évoque, après mille détours, d'éventuels parents qu'elle pourrait avoir aux Etats-Unis. Fethiye rit sans comprendre. La vieille dame se confesse doucement. Son vrai nom, dit-elle, est Héranousch Gadarian. En 1916, à l'âge de 10 ans, elle a assisté au massacre de sa famille, à Cermik, dans le sud de la Turquie. "Ma grand-mère, poursuit l'avocate, m'a alors raconté comment les femmes de son village étaient parquées dans la cour de l'église. Les gendarmes turcs coupaient la gorge des hommes et ils les jetaient dans le Tigre. Puis ils encadrèrent femmes et enfants pour une longue marche vers la mort."
Attisée par ces horreurs, la mémoire de la vieille dame reste très précise. "Un homme à cheval, le caporal des gendarmes de Cermik, était intéressé par moi, raconte-t-elle. Les femmes les plus âgées tentaient de persuader les jeunes mamans : "Nos enfants meurent un à un. Personne ne sortira vivant de cette folle marche. Donnez les vôtres, vous sauverez leur vie." Ma mère ne voulait pas. Le caporal a alors tenté de m'arracher à elle. En vain. Mon petit frère, que ma mère tenait par l'autre main, se met à pleurer. Ma mère se laisse distraire, le gendarme en profite, me hisse sur son cheval et m'emmène." Héranousch Gadarian deviendra la fille de la maison, sous l'oeil contrarié de l'épouse du gendarme.
Commentaire