ENVOYÉE SPÉCIALE
KAYSERI (TURQUIE)
CAMILLE NEVEUX
TURQUIE À une semaine d’élections générales, l’un des bastions du chef de
l’État est fragilisé par les purges et la crise économique
La ferme solaire et le lycée technique ? Une L’immense mosquée ? Incontournable. Le
centre d’expositions bientôt sorti de terre? Une performance! L’index pointé vers le flanc de la
montagne, Tahir Nursaçan scrute l’horizon depuis la terrasse de son imposant bureau. Son regard
s’assombrit un instant lorsqu’il croise le « jardin des martyrs du 15 juillet 2016 », construit en
hommage aux morts du coup d’État. À l’entrée, un discours de Recep Tayyip Erdogan a été gravé
sur une imposante plaque noire. Le directeur de cette zone industrielle, la Kayseri Organize Sanayi
Bölgesi, baisse subrepticement les yeux. Fondateur d’un lucratif business de tapis en feutre, Tahir
Nursaçan règne sur les 1.250 entreprises de ce parc, spécialisées dans l’ameublement,
l’électroménager et le textile. Près de 75.000 emplois au total, nichés à l’ombre du mont Erciyes,
un ancien volcan enneigé culminant à 3.900 mètres.
s’enorgueillit-il.
Il aurait pu ajouter : prier. Car à Kayseri, ville de 1,3 million d’habitants située au
cœur de l’Anatolie, le labeur se conjugue avec la piété. Son équipe s’excuse d’ailleurs de ne
pouvoir offrir qu’un verre d’eau en cette journée de ramadan.
« fierté ».
« Il y a dix ans, cette zone n’occupait que 10
km² contre 22 aujourd’hui, Travailler, éduquer, produire, c’est notre style de vie, et
nous l’aimons. »
Ces petits patrons religieux et conservateurs, à l’instar de Tahir Nursaçan, apparus dans les
années 1980 avant de prospérer sous la houlette d’Erdogan et de son Parti de la justice et du
développement (AKP), ont écopé de plusieurs sobriquets : tantôt « tigres anatoliens », tantôt «
calvinistes islamistes », on les surnomme aussi les « Turcs noirs », longtemps méprisés par les
élites laïques stambouliotes, dites « Turcs blancs ». À Kayseri, ils ont d’ailleurs envoyé pas moins
de sept députés islamo-conservateurs au Parlement, contre un député CHP (centre gauche) et un
Iyi Parti (transfuge du MHP, extrême droite), qui remettent leur mandat en jeu dimanche prochain
lors des élections législatives et présidentielle. La ville natale de l’ancien président Abdullah Gül,
cofondateur de l’AKP, a même voté à 67,8 % pour le référendum constitutionnel conférant les
pleins pouvoirs à Erdogan, parmi les scores les plus élevés du pays.
« L’état d’urgence a effrayé beaucoup d’entreprises étrangères »
Emine Bagci, présidente de l’Iyi Parti
Vieille de 6.000 ans, ancien carrefour commercial sous l’Empire ottoman, la cité a connu un
second souffle grâce à cette bourgeoisie pieuse chouchoutée par le président.
résume le maire AKP, Mustafa Çelik.
Cette philosophie locale a permis l’installation d’une première ligne de
tramway en 2009 – bientôt complétée par une seconde – autour de laquelle slaloment des
étudiants juchés sur les Vélib’ locaux, les « kaybis ». La mairie et son coquet jardin côtoient une
citadelle byzantine en réfection, trois universités, un centre commercial flambant neuf et même…
une station de ski. En cette fin de ramadan, les commerces du centre-ville sont pris d’assaut pour
préparer l’Aïd el Fitr. Mais son dynamisme reste trompeur.
« Nous n’avons pas
de mer, pas de pétrole, pas d’agriculture ni de frontières, mais nous avons des investisseurs,
Nos chefs d’entreprise, répartis sur trois zones industrielles,
exportent à l’étranger pour 1,4 milliard de dollars par an et assurent 100.000 emplois. Ici, on
produit et on vend, au cœur de la route de la soie, avec des politiques et des entrepreneurs
travaillant en harmonie. »
Car Kayseri est aussi le miroir des crises qui secouent le pays. En décembre 2016, 14 soldats ont
péri dans un attentat-suicide visant un bus de militaires, attribué au Parti des travailleurs du
Kurdistan (PKK). Après la tentative de coup d’État de juillet 2016, des centaines d’arrestations ont
eu lieu au sein du puissant réseau guléniste local, dont plusieurs membres de la famille Boydak,
propriétaire de la société Istikbal, l’Ikea turc.
assure Emine Bagci,
présidente de l’Iyi Parti.
« L’état d’urgence a effrayé beaucoup d’entreprises
étrangères qui ne veulent plus travailler avec leurs homologues turques,
Nous dépendons d’une monoactivité qu’il faut absolument diversifier.
Beaucoup d’usines ont perdu des clients et cela a un impact sur les emplois. »
Les chiffres lui donnent raison: le taux de chômage a bondi de 8,4 % en 2016 à 11,7 % en 2017,
au-dessus de la moyenne nationale, selon Eurostat.
peste Mehmet Zaki Kaya, ancien ouvrier déçu par l’AKP et passé à
l’opposition. Pis: en un an, la livre turque a perdu 30 % de sa valeur et l’inflation avoisinait en mai
les 12 %, malgré une croissance de 7,4 % au premier trimestre. Le patron de la zone industrielle,
Tahir Nursaçan, refuse pourtant de parler de crise.
lance-t-il en brandissant sa feuille de résultats.
« Erdogan ne développe pas le pays, il se
développe lui-même »,
« Certains pensent que le pays va mal, or ce
n’est pas le cas, La consommation augmente. Nous
attendons les investisseurs étrangers, qui peuvent venir ici en toute sécurité. »
Le spectre d’un krach a pourtant poussé Erdogan, remonté contre la banque centrale et
à avancer la date des élections, originellement prévues en novembre 2019.
confirme Dorothée Schmid, responsable du programme Turquie
contemporaine et Moyen-Orient à l’Institut français des relations internationales (Ifri).
« le lobby
des taux d’intérêt », «
On ressent un début de débandade au niveau économique, avec un risque de décomposition de la
base électorale de l’AKP,
D’autant
qu’Erdogan a créé une classe de gens dépendants des aides sociales. Pendant le ramadan, il a
distribué des primes et des prébendes aux retraités, aux fonctionnaires, aux entrepreneurs. L’AKP
a été créé sur les décombres de la crise de 2001, qui a balayé les élites politiques. Erdogan a cela
en tête. »
Loin devant ses concurrents, entre 47,5 % à 50,8 % des intentions de vote, selon les derniers
sondages, le président sortant pourrait être contraint à un second tour cuisant face au candidat du
CHP, qui séduit entre 27,8 % et 30,1 % des sondés. À Kayseri, les affiches du ornent en
masse les murs de la ville. Comme pour mieux battre le rappel, et appeler les tigres anatoliens à la
fidélité.
reis
« Erdogan ne développe pas le pays, il se développe lui-même »
Un déçu de l’AKP, la formation au pouvoir
Le Journal du Dimanche - dimanche 17 juin 2018
KAYSERI (TURQUIE)
CAMILLE NEVEUX
TURQUIE À une semaine d’élections générales, l’un des bastions du chef de
l’État est fragilisé par les purges et la crise économique
La ferme solaire et le lycée technique ? Une L’immense mosquée ? Incontournable. Le
centre d’expositions bientôt sorti de terre? Une performance! L’index pointé vers le flanc de la
montagne, Tahir Nursaçan scrute l’horizon depuis la terrasse de son imposant bureau. Son regard
s’assombrit un instant lorsqu’il croise le « jardin des martyrs du 15 juillet 2016 », construit en
hommage aux morts du coup d’État. À l’entrée, un discours de Recep Tayyip Erdogan a été gravé
sur une imposante plaque noire. Le directeur de cette zone industrielle, la Kayseri Organize Sanayi
Bölgesi, baisse subrepticement les yeux. Fondateur d’un lucratif business de tapis en feutre, Tahir
Nursaçan règne sur les 1.250 entreprises de ce parc, spécialisées dans l’ameublement,
l’électroménager et le textile. Près de 75.000 emplois au total, nichés à l’ombre du mont Erciyes,
un ancien volcan enneigé culminant à 3.900 mètres.
s’enorgueillit-il.
Il aurait pu ajouter : prier. Car à Kayseri, ville de 1,3 million d’habitants située au
cœur de l’Anatolie, le labeur se conjugue avec la piété. Son équipe s’excuse d’ailleurs de ne
pouvoir offrir qu’un verre d’eau en cette journée de ramadan.
« fierté ».
« Il y a dix ans, cette zone n’occupait que 10
km² contre 22 aujourd’hui, Travailler, éduquer, produire, c’est notre style de vie, et
nous l’aimons. »
Ces petits patrons religieux et conservateurs, à l’instar de Tahir Nursaçan, apparus dans les
années 1980 avant de prospérer sous la houlette d’Erdogan et de son Parti de la justice et du
développement (AKP), ont écopé de plusieurs sobriquets : tantôt « tigres anatoliens », tantôt «
calvinistes islamistes », on les surnomme aussi les « Turcs noirs », longtemps méprisés par les
élites laïques stambouliotes, dites « Turcs blancs ». À Kayseri, ils ont d’ailleurs envoyé pas moins
de sept députés islamo-conservateurs au Parlement, contre un député CHP (centre gauche) et un
Iyi Parti (transfuge du MHP, extrême droite), qui remettent leur mandat en jeu dimanche prochain
lors des élections législatives et présidentielle. La ville natale de l’ancien président Abdullah Gül,
cofondateur de l’AKP, a même voté à 67,8 % pour le référendum constitutionnel conférant les
pleins pouvoirs à Erdogan, parmi les scores les plus élevés du pays.
« L’état d’urgence a effrayé beaucoup d’entreprises étrangères »
Emine Bagci, présidente de l’Iyi Parti
Vieille de 6.000 ans, ancien carrefour commercial sous l’Empire ottoman, la cité a connu un
second souffle grâce à cette bourgeoisie pieuse chouchoutée par le président.
résume le maire AKP, Mustafa Çelik.
Cette philosophie locale a permis l’installation d’une première ligne de
tramway en 2009 – bientôt complétée par une seconde – autour de laquelle slaloment des
étudiants juchés sur les Vélib’ locaux, les « kaybis ». La mairie et son coquet jardin côtoient une
citadelle byzantine en réfection, trois universités, un centre commercial flambant neuf et même…
une station de ski. En cette fin de ramadan, les commerces du centre-ville sont pris d’assaut pour
préparer l’Aïd el Fitr. Mais son dynamisme reste trompeur.
« Nous n’avons pas
de mer, pas de pétrole, pas d’agriculture ni de frontières, mais nous avons des investisseurs,
Nos chefs d’entreprise, répartis sur trois zones industrielles,
exportent à l’étranger pour 1,4 milliard de dollars par an et assurent 100.000 emplois. Ici, on
produit et on vend, au cœur de la route de la soie, avec des politiques et des entrepreneurs
travaillant en harmonie. »
Car Kayseri est aussi le miroir des crises qui secouent le pays. En décembre 2016, 14 soldats ont
péri dans un attentat-suicide visant un bus de militaires, attribué au Parti des travailleurs du
Kurdistan (PKK). Après la tentative de coup d’État de juillet 2016, des centaines d’arrestations ont
eu lieu au sein du puissant réseau guléniste local, dont plusieurs membres de la famille Boydak,
propriétaire de la société Istikbal, l’Ikea turc.
assure Emine Bagci,
présidente de l’Iyi Parti.
« L’état d’urgence a effrayé beaucoup d’entreprises
étrangères qui ne veulent plus travailler avec leurs homologues turques,
Nous dépendons d’une monoactivité qu’il faut absolument diversifier.
Beaucoup d’usines ont perdu des clients et cela a un impact sur les emplois. »
Les chiffres lui donnent raison: le taux de chômage a bondi de 8,4 % en 2016 à 11,7 % en 2017,
au-dessus de la moyenne nationale, selon Eurostat.
peste Mehmet Zaki Kaya, ancien ouvrier déçu par l’AKP et passé à
l’opposition. Pis: en un an, la livre turque a perdu 30 % de sa valeur et l’inflation avoisinait en mai
les 12 %, malgré une croissance de 7,4 % au premier trimestre. Le patron de la zone industrielle,
Tahir Nursaçan, refuse pourtant de parler de crise.
lance-t-il en brandissant sa feuille de résultats.
« Erdogan ne développe pas le pays, il se
développe lui-même »,
« Certains pensent que le pays va mal, or ce
n’est pas le cas, La consommation augmente. Nous
attendons les investisseurs étrangers, qui peuvent venir ici en toute sécurité. »
Le spectre d’un krach a pourtant poussé Erdogan, remonté contre la banque centrale et
à avancer la date des élections, originellement prévues en novembre 2019.
confirme Dorothée Schmid, responsable du programme Turquie
contemporaine et Moyen-Orient à l’Institut français des relations internationales (Ifri).
« le lobby
des taux d’intérêt », «
On ressent un début de débandade au niveau économique, avec un risque de décomposition de la
base électorale de l’AKP,
D’autant
qu’Erdogan a créé une classe de gens dépendants des aides sociales. Pendant le ramadan, il a
distribué des primes et des prébendes aux retraités, aux fonctionnaires, aux entrepreneurs. L’AKP
a été créé sur les décombres de la crise de 2001, qui a balayé les élites politiques. Erdogan a cela
en tête. »
Loin devant ses concurrents, entre 47,5 % à 50,8 % des intentions de vote, selon les derniers
sondages, le président sortant pourrait être contraint à un second tour cuisant face au candidat du
CHP, qui séduit entre 27,8 % et 30,1 % des sondés. À Kayseri, les affiches du ornent en
masse les murs de la ville. Comme pour mieux battre le rappel, et appeler les tigres anatoliens à la
fidélité.
reis
« Erdogan ne développe pas le pays, il se développe lui-même »
Un déçu de l’AKP, la formation au pouvoir
Le Journal du Dimanche - dimanche 17 juin 2018
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