« Avec Saïd Mekbel, j’ai su ce que je voulais faire, avec Matoub Lounès j’ai su ce que je voulais être. » La sentence est de Ali Dilem, le célèbre dessinateur de presse. Mais curieusement, dans son bureau sur les hauteurs d’Alger où il prononce ces mots lourds de sens, pas un seul portrait d’un des deux illustres personnages.
À la place, des objets fétiches, comme cette vieille machine à écrire, une Remington, du journal Alger-Républicain qui a été « utilisée un jour par Albert Camus », un emblème national sommairement brodé et vieux de près de 60 ans et un fragment du mur de Berlin.
On le comprendra au fil de ce long entretien qu’il a accordé à TSA en exclusivité à l’occasion du 20e anniversaire de l’assassinat de Matoub Lounès, Dilem n’arrive toujours pas à faire le deuil des deux hommes qui l’ont profondément marqué, qui l’ont façonné.
Ali Dilem, après vingt ans de silence, vous décidez enfin de parler publiquement de votre ami Matoub Lounès. Pourquoi maintenant ?
Je ne sais pas trop pourquoi. Peut-être que je me suis dit autant parler maintenant, en ce vingtième anniversaire, puisque de toute façon je serai appelé un jour ou l’autre à le faire.
C’est une période dense mais que je n’ai assimilée que plus tard. Sur le coup, on ne se rend pas compte du privilège qu’on a de côtoyer des gens comme ça, on est triste, on vit avec et on fait semblant que les choses reviendront petit à petit normales. Mais il y a autant de raisons pour qu’on se relève et on continue, il ne faut pas qu’on reste dans les lamentations. D’ailleurs Matoub lui-même n’aurait pas voulu ça. J’espère, et c’est quelque chose qui me hante un peu, qu’il est fier de ce que j’ai fait, d’avoir un peu résisté. Est-ce que j’en reparlerai ? Je m’exprime après 20 ans de silence et vous ne pouvez m’imaginer en train de réfléchir à la prochaine fois où je parlerais.
Vous vous êtes toujours défini comme étant un enfant d’octobre 1988. Matoub était aussi un acteur de ces événements…
Effectivement, je suis né des événements d’octobre 1988 auxquels j’ai modestement pris part dans mon quartier d’El Harrach. J’ai fait ce qu’un gamin aurait fait à cette époque-là, j’ai eu mon lot de cailloux balancés sur les policiers. Pourtant, je n’avais pas une conscience politique, telle qu’elle pourrait sublimer l’action, c’est-à-dire je ne savais même pas ce que c’était une élection ou une assemblée, mais je savais qu’il y avait une période invivable, sous le régime de quelqu’un qui était vomi, je parle de Chadli. On savait ce qu’on ne voulait pas, sans savoir ce qu’on voulait. Donc mon premier éveil à l’Algérie c’était après les événements de 88 et la libération de la parole qu’on a vécue franchement comme une liberté dans l’absolu.
C’est vrai qu’à cette époque, on pouvait tout dire. Et puis j’avais fait la connaissance grâce à Denis Martinez, qui est un plasticien algérien, de quelqu’un qui a franchement signé mon acte de naissance dans la presse, Saïd Mekbel, un intellectuel qui avait des connaissances incroyables. Il m’a pris sous son aile et j’ai pu publier mes premiers dessins dans la presse.
Il faut rendre justice à Octobre, dont personne ne parle aujourd’hui. S’il n’y avait pas octobre il n’y aurait pas l’Algérie d’Aujourd’hui. C’est d’ailleurs grâce à ces événements que j’ai entendu parler de ce qui était arrivé à Matoub. Ce qui nous a « mariés » en fait c’est l’engagement et pas autre chose.
Quand et dans quelles circonstances avez-vous connu Matoub Lounès ?
Ma première rencontre avec Matoub remonte à l’année 1993 à Paris. J’avais à peine quatre ou cinq ans de presse. Aussi incroyable que cela puisse paraitre c’est Khalida Messaoudi qui m’a présenté à lui. Matoub était vêtu d’un jean rouge et d’une jaquette en cuir. Sa première réaction était : « Ah, c’est donc toi !». Ça a démarré de là, je pense même qu’on a passé la soirée ensemble. C’était quelqu’un qui aimait bien parler, raconter ses exploits, mais pas du tout imbu de sa personne. Moi, je n’étais pas très porté sur la chanson kabyle. Je suis certes un Kabyle d’Ibehlal (dans la région de Larbaâ Nath Irathen, ndlr), mais je suis natif d’El Harrach. J’écoutais ce qui était écoutable à mon âge, Michael Jackson, les Beatles… Matoub, j’en entendais parler, je connaissais ses frasques et le timbre de sa voix parce qu’il chantait d’une manière très particulière. Je connaissais Idir, Cherif Khedam, Slimane Azem et j’avais un penchant pour Cheikh El Hasnaoui pour le côté swing de ses chansons. Franchement je l’aimais beaucoup, à cause peut-être de cette légende, qui subsiste d’ailleurs, autour des raisons qui l’avaient poussé à quitter le pays, d’avoir pris une décision sur laquelle il n’est pas revenu. Je trouve d’ailleurs que c’est un trait commun qu’il avait avec Lounès.
Donc j’ai eu cette chance, cette originalité d’avoir connu Matoub l’Homme avant de connaître l’artiste.
Deux jours après notre première rencontre, on était sur le plateau de France 2 pour un reportage qui m’était consacré. À ma gauche Ferhat, à ma droite Matoub, vous vous rendez-compte ce que cela pouvait faire pour un gamin qui avait à peine dépassé la vingtaine ?
On est devenus presque inséparables. Moi, j’étais dans une situation un peu particulière, je me sentais comme un exilé, c’était une période où j’étais obligé de partir, mais je vivais très mal le fait de ne pas être en Algérie, je n’ai donc pas eu le courage de me détacher de l’actualité algérienne. J’étais tout le temps avec des Algériens et je travaillais pour l’Algérie quotidiennement.
Plus je le connaissais, plus je l’appréciais. Il naquit donc une amitié, une proximité. Je pense qu’il aimait bien ce que je faisais, il répétait toujours à ses copains – qui généralement n’étaient pas des célébrités, mais des gens de son village, je me souviens d’ailleurs d’un certain Marzouk- il leur disais : « Ardjou nagh adedoudh dhi Ali Dilem » (attends ou tu seras dessiné par Ali Dilem). Par la suite s’est développée une certaine intimité, on parlait d’un peu de tout.
Qu’est-ce que vous retenez de Matoub, l’Homme ?
Il est d’habitude de dire du bien des défunts par correction, mais dans le cas de Matoub, c’est la pure vérité. Je vous jure que l’exercice de lui rendre hommage est des plus difficiles. Il enlevait sa veste pour la donner aux gens. Il l’a fait. Je vous parle de vécu. Je n’ai pas encore rencontré un homme aussi bon que lui. Avec Saïd Mekbel, j’ai su ce que je voulais faire, avec Lounès j’ai su ce que je voulais être.
Matoub était aussi très attaché au pays. Il n’a jamais été un exilé. Il faisait des allers retours entre l’Algérie et la France, plus ou moins longs dans le temps, mais personne ne pouvait lui enlever le boulevard central de Tizi-Ouzou. D’ailleurs, quand il était à l’étranger et les gens le saluaient, lui, il s’imaginait marcher dans la Grande rue de Tizi-Ouzou.
Connaissant sa mentalité et son caractère, je ne lui ai jamais donné ce conseil de ne pas rentrer en Algérie. On ne peut pas lui enlever ça. On ne peut pas associer le mot exil à Matoub ou à son œuvre. C’est quand il y a danger qu’il aimait montrer aux gens qu’il était toujours là. Même quand il avait rejoint la France juste après sa libération par le groupe qui l’avait enlevé en 1994, c’était juste parce qu’il fallait qu’il se remette un petit peu du traumatisme qu’il avait connu.
Il disait vraiment ce qu’il pensait tout en essayant de ne blesser personne. Même quand il se fâchait avec quelqu’un, c’était vite oublié il n’avait franchement rien de mauvais, c’est un véritable homme comme on n’en verra jamais malheureusement. C’est une sentence un peu lourde de ma part, mais de mon vivant je ne pense pas pouvoir croiser un être comme ça. Le mot qui revenait le plus dans sa bouche c’était « arrach nagh » (notre jeunesse), il était très soucieux de cela.
À la place, des objets fétiches, comme cette vieille machine à écrire, une Remington, du journal Alger-Républicain qui a été « utilisée un jour par Albert Camus », un emblème national sommairement brodé et vieux de près de 60 ans et un fragment du mur de Berlin.
On le comprendra au fil de ce long entretien qu’il a accordé à TSA en exclusivité à l’occasion du 20e anniversaire de l’assassinat de Matoub Lounès, Dilem n’arrive toujours pas à faire le deuil des deux hommes qui l’ont profondément marqué, qui l’ont façonné.
Ali Dilem, après vingt ans de silence, vous décidez enfin de parler publiquement de votre ami Matoub Lounès. Pourquoi maintenant ?
Je ne sais pas trop pourquoi. Peut-être que je me suis dit autant parler maintenant, en ce vingtième anniversaire, puisque de toute façon je serai appelé un jour ou l’autre à le faire.
C’est une période dense mais que je n’ai assimilée que plus tard. Sur le coup, on ne se rend pas compte du privilège qu’on a de côtoyer des gens comme ça, on est triste, on vit avec et on fait semblant que les choses reviendront petit à petit normales. Mais il y a autant de raisons pour qu’on se relève et on continue, il ne faut pas qu’on reste dans les lamentations. D’ailleurs Matoub lui-même n’aurait pas voulu ça. J’espère, et c’est quelque chose qui me hante un peu, qu’il est fier de ce que j’ai fait, d’avoir un peu résisté. Est-ce que j’en reparlerai ? Je m’exprime après 20 ans de silence et vous ne pouvez m’imaginer en train de réfléchir à la prochaine fois où je parlerais.
Vous vous êtes toujours défini comme étant un enfant d’octobre 1988. Matoub était aussi un acteur de ces événements…
Effectivement, je suis né des événements d’octobre 1988 auxquels j’ai modestement pris part dans mon quartier d’El Harrach. J’ai fait ce qu’un gamin aurait fait à cette époque-là, j’ai eu mon lot de cailloux balancés sur les policiers. Pourtant, je n’avais pas une conscience politique, telle qu’elle pourrait sublimer l’action, c’est-à-dire je ne savais même pas ce que c’était une élection ou une assemblée, mais je savais qu’il y avait une période invivable, sous le régime de quelqu’un qui était vomi, je parle de Chadli. On savait ce qu’on ne voulait pas, sans savoir ce qu’on voulait. Donc mon premier éveil à l’Algérie c’était après les événements de 88 et la libération de la parole qu’on a vécue franchement comme une liberté dans l’absolu.
C’est vrai qu’à cette époque, on pouvait tout dire. Et puis j’avais fait la connaissance grâce à Denis Martinez, qui est un plasticien algérien, de quelqu’un qui a franchement signé mon acte de naissance dans la presse, Saïd Mekbel, un intellectuel qui avait des connaissances incroyables. Il m’a pris sous son aile et j’ai pu publier mes premiers dessins dans la presse.
Il faut rendre justice à Octobre, dont personne ne parle aujourd’hui. S’il n’y avait pas octobre il n’y aurait pas l’Algérie d’Aujourd’hui. C’est d’ailleurs grâce à ces événements que j’ai entendu parler de ce qui était arrivé à Matoub. Ce qui nous a « mariés » en fait c’est l’engagement et pas autre chose.
Quand et dans quelles circonstances avez-vous connu Matoub Lounès ?
Ma première rencontre avec Matoub remonte à l’année 1993 à Paris. J’avais à peine quatre ou cinq ans de presse. Aussi incroyable que cela puisse paraitre c’est Khalida Messaoudi qui m’a présenté à lui. Matoub était vêtu d’un jean rouge et d’une jaquette en cuir. Sa première réaction était : « Ah, c’est donc toi !». Ça a démarré de là, je pense même qu’on a passé la soirée ensemble. C’était quelqu’un qui aimait bien parler, raconter ses exploits, mais pas du tout imbu de sa personne. Moi, je n’étais pas très porté sur la chanson kabyle. Je suis certes un Kabyle d’Ibehlal (dans la région de Larbaâ Nath Irathen, ndlr), mais je suis natif d’El Harrach. J’écoutais ce qui était écoutable à mon âge, Michael Jackson, les Beatles… Matoub, j’en entendais parler, je connaissais ses frasques et le timbre de sa voix parce qu’il chantait d’une manière très particulière. Je connaissais Idir, Cherif Khedam, Slimane Azem et j’avais un penchant pour Cheikh El Hasnaoui pour le côté swing de ses chansons. Franchement je l’aimais beaucoup, à cause peut-être de cette légende, qui subsiste d’ailleurs, autour des raisons qui l’avaient poussé à quitter le pays, d’avoir pris une décision sur laquelle il n’est pas revenu. Je trouve d’ailleurs que c’est un trait commun qu’il avait avec Lounès.
Donc j’ai eu cette chance, cette originalité d’avoir connu Matoub l’Homme avant de connaître l’artiste.
Deux jours après notre première rencontre, on était sur le plateau de France 2 pour un reportage qui m’était consacré. À ma gauche Ferhat, à ma droite Matoub, vous vous rendez-compte ce que cela pouvait faire pour un gamin qui avait à peine dépassé la vingtaine ?
On est devenus presque inséparables. Moi, j’étais dans une situation un peu particulière, je me sentais comme un exilé, c’était une période où j’étais obligé de partir, mais je vivais très mal le fait de ne pas être en Algérie, je n’ai donc pas eu le courage de me détacher de l’actualité algérienne. J’étais tout le temps avec des Algériens et je travaillais pour l’Algérie quotidiennement.
Plus je le connaissais, plus je l’appréciais. Il naquit donc une amitié, une proximité. Je pense qu’il aimait bien ce que je faisais, il répétait toujours à ses copains – qui généralement n’étaient pas des célébrités, mais des gens de son village, je me souviens d’ailleurs d’un certain Marzouk- il leur disais : « Ardjou nagh adedoudh dhi Ali Dilem » (attends ou tu seras dessiné par Ali Dilem). Par la suite s’est développée une certaine intimité, on parlait d’un peu de tout.
Qu’est-ce que vous retenez de Matoub, l’Homme ?
Il est d’habitude de dire du bien des défunts par correction, mais dans le cas de Matoub, c’est la pure vérité. Je vous jure que l’exercice de lui rendre hommage est des plus difficiles. Il enlevait sa veste pour la donner aux gens. Il l’a fait. Je vous parle de vécu. Je n’ai pas encore rencontré un homme aussi bon que lui. Avec Saïd Mekbel, j’ai su ce que je voulais faire, avec Lounès j’ai su ce que je voulais être.
Matoub était aussi très attaché au pays. Il n’a jamais été un exilé. Il faisait des allers retours entre l’Algérie et la France, plus ou moins longs dans le temps, mais personne ne pouvait lui enlever le boulevard central de Tizi-Ouzou. D’ailleurs, quand il était à l’étranger et les gens le saluaient, lui, il s’imaginait marcher dans la Grande rue de Tizi-Ouzou.
Connaissant sa mentalité et son caractère, je ne lui ai jamais donné ce conseil de ne pas rentrer en Algérie. On ne peut pas lui enlever ça. On ne peut pas associer le mot exil à Matoub ou à son œuvre. C’est quand il y a danger qu’il aimait montrer aux gens qu’il était toujours là. Même quand il avait rejoint la France juste après sa libération par le groupe qui l’avait enlevé en 1994, c’était juste parce qu’il fallait qu’il se remette un petit peu du traumatisme qu’il avait connu.
Il disait vraiment ce qu’il pensait tout en essayant de ne blesser personne. Même quand il se fâchait avec quelqu’un, c’était vite oublié il n’avait franchement rien de mauvais, c’est un véritable homme comme on n’en verra jamais malheureusement. C’est une sentence un peu lourde de ma part, mais de mon vivant je ne pense pas pouvoir croiser un être comme ça. Le mot qui revenait le plus dans sa bouche c’était « arrach nagh » (notre jeunesse), il était très soucieux de cela.
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