Sous couvert de lutte contre la corruption, les Américains affaiblissent certaines entreprises stratégiques pour mieux se positionner sur les marchés mondiaux. C’est une guerre économique souterraine que livrent les Etats-Unis aux entreprises françaises et européennes.
Alcatel, Alstom, Technip, Total, la Société Générale, BNP Paribas… Toutes ces entreprises françaises se sont retrouvées, ces dernières années, poursuivies par la justice américaine pour des affaires de corruption ou de contournement d’embargos.
Elles ont été poursuivies sur la base de ce qu’on appelle « l’extraterritorialité du droit américain ». Ce sont des lois qui permettent de poursuivre des entreprises non américaines à l’étranger, à condition qu’elles aient un lien avec les Etats-Unis.
Sauf que ce lien est extrêmement large, puisqu’il suffit que les entreprises effectuent une transaction en dollars ou qu’elles utilisent une technologie américaine pour que des poursuites puissent être engagées.
« Il suffit d’utiliser une puce électronique, un iPhone, un hébergeur ou un serveur américain pour vous retrouver sous le coup de la loi américaine, explique l’économiste Hervé Juvin. C’est un piège dans lequel de nombreuses entreprises sont tombées. »
Pour collecter ces informations, tous les services américains sont mobilisés. « C’est une stratégie délibérée des Etats-Unis qui consiste à mettre en réseau leurs agences de renseignements et leur justice afin de mener une véritable guerre économique à leur concurrents, estime l’ancien député LR Pierre Lellouche, qui a présidé une mission d’information parlementaire sur le sujet. Cette guerre économique est habillée par les meilleures intentions du monde. »
Résultat, ces dernières années, plus de 20 milliards de dollars d’amende ont été infligés par la justice américaine à des entreprises européennes.
Une guerre d’influence économique
Comment en est-on arrivé-là ? En 1977, les Américains adoptent une loi anticorruption, baptisée « FCPA » (Foreign Corrupt Practicises Act), qui fait suite à un énorme scandale de pots-de-vins chez l’avionneur Lockheed. Mais les Américains estiment que leur loi anticorruption les pénalise dans la compétition économique. « L’ancien patron de la CIA, James Woolsey, m’a dit un jour : "Il y en a marre des pots-de-vins que vous, les Français, vous versez dans les contrats d’armements. Nous on va nettoyer ça !" Sauf que les Américains vont continuer à verser des commissions dans des sociétés off-shore… », témoigne Pierre Lellouche.
« Comme les Etats-Unis sont devenus une hyperpuissance, ils n’ont quasiment plus eu besoin d’utiliser les pots-de-vins, nuance le journaliste Jean-Michel Quatrepoint. Ils ont développé une stratégie d’influence. Un « soft power ». La corruption, avec les "bons vieux pots-de-vins", c’est l’arme des faibles. »
Cette volonté de puissance économique s’impose comme un véritable objectif stratégique, après la chute du mur de Berlin, en 1989. « En 1993, le secrétaire d’Etat américain Warren Christopher réclame au Congrès les mêmes moyens pour faire face à la compétition économique mondiale que lors de la lutte contre les Soviétiques pendant la guerre froide, raconte le spécialiste de l’intelligence économique Ali Laïdi. C’est une nouvelle guerre chaude économique. »
La loi anticorruption américaine va donc être élargie à toutes les entreprises (en 1998).
Écarter les concurrents
Toute une batterie de lois est également mise en place contre le contournement d’embargos ou la fraude fiscale. Il s’agit de contrer l’émergence des nouvelles puissances comme la Chine, devenue le concurrent numéro un des Américains.
« Les Etats-Unis n’arrivent pas à contenir économiquement la Chine, explique le directeur de l’Ecole de guerre économique, Christian Harbulot. Ils cherchent donc par tous les moyens à faire en sorte que cette puissance ne les dépasse pas. » Du coup, le droit américain permet, si besoin, d’écarter certains concurrents gênants. « Les Américains peuvent utiliser l’arme anticorruption s’ils veulent empêcher qu’un concurrent ne se vende aux Russes ou aux Chinois, estime Hervé Juvin. C’est notamment le cas d’Alstom. Il ne fallait pas, aux yeux des Américains, qu’Alstom établisse un partenariat et un transfert de technologie avec les Chinois. »
Même suspicion concernant les embargos. Les procédures lancées par les Américains ne sont pas toujours dénuées d’arrières pensées géopolitiques. Ainsi, BNP-Paribas a été condamnée à neuf milliards de dollars d’amende, en 2014, pour ne pas avoir respecté l’embargo avec Cuba et l’Iran. « Nous avons payé pour des sanctions que nous ne reconnaissions pas, fulmine Pierre Lellouche. Or, depuis le paiement de cette amende, les Américains se sont rapprochés de Cuba et ils ont levé les sanctions contre le Soudan ! Ils devraient nous rembourser ces 9 milliards. Ça montre que quand les Américains ont décidé de sanctionner un pays, tous les autres doivent s’aligner. »
Des entreprises françaises tétanisées
Autre exemple : l’Iran. Malgré un accord politique conclu avec les Etats-Unis, les entreprises européennes n’osent toujours pas investir en Iran. « Les entreprises françaises sont tétanisées étant donné le risque vis-à-vis des Américains alors qu’officiellement l’embargo est levé, constate l’ancienne députée PS Karine Berger, rapporteure de la Mission parlementaire sur l’extraterritorialité du droit américain. La situation est bloquée. »
Côté américain, on estime toutes ces critiques outrancières. « Il n’y a pas de complot, répond l’avocat américain Joseph Smallhoover du cabinet Bryan Cave, également représentant du parti démocrate en France. Les Etats-Unis ne font que défendre leurs intérêts. Il n’y a pas de guerre contre l’Europe ou contre qui que ce soit. »
Une obligation de « mise en conformité »
Les entreprises qui se retrouvent dans les radars américains n’ont en réalité guère le choix : elles sont quasiment obligées de coopérer, sous peine de ne plus travailler avec les Etats-Unis et de perdre, par exemple, leur licence bancaire.
Une fois que les entreprises acceptent de plaider coupable afin d’éviter un procès, elles doivent ensuite se mettre en conformité avec les standards de la règlementation américaine. « La conformité coûte extrêmement cher, d’autant plus que vous êtes obligé d’avoir recours à des cabinets spécialisés américains qui se font payer à leur propre tarif, explique Hervé Juvin. La conformité peut coûter plusieurs fois l’amende. Un grand industriel européen condamné m’a estimé le coût de sa mise en conformité à plus de 2 milliards d’euros. »
« C’est l’entreprise qui mène l’enquête et cherche elle-même les preuves de sa propre culpabilité, résume l’avocat Pierre Servan-Schreiber, coauteur du livre Deals de justice. Le marché américain de l’obéissance mondialisée. Elle va fouiller dans ses propres documents et ses propres emails afin de trouver les fraudes qu’elle a commises pour les apporter ensuite à l’administration américaine. »
Une fois ces éléments de preuves apportés, le montant de l’amende est négocié avec le département américain de la Justice (DOJ).
De l’espionnage consenti
Mais la procédure américaine ne s’arrête pas là. Au terme de cette remise aux normes anglo-saxonnes, l’entreprise est généralement placée ensuite sous surveillance. C’est ce qu’on appelle la phase de « monitoring ».
Un « moniteur », autrement dit un expert au service de la justice américaine, est désigné pour trois ans afin de surveiller la bonne marche de l’entreprise et vérifier qu’elle remplisse toutes ses obligations de conformité. « Ce moniteur a accès à toutes les informations de l’entreprise, explique l’ancienne déléguée interministérielle à l’Intelligence économique Claude Revel. Il doit faire un rapport chaque année au ministère de la justice américain. Or, comme je l’ai constaté, ce rapport peut contenir des informations confidentielles. C’est extrêmement fâcheux. »
« C’est de l’espionnage consenti », résume l’avocat Olivier de Maison Rouge. « Il ne s’agit pas d’espionnage, répond l’avocat Laurent Cohen-Tanugi, qui a été moniteur chez Alcatel. Le contenu de mes rapports concernait uniquement le système de conformité de l’entreprise. Il n’y avait aucune donnée stratégique. Mes rapports ont été revus et approuvés par les autorités françaises. Il s’agit de bonnes pratiques internationales, si l’on veut lutter contre la corruption. »
Cette traque internationalisée de la corruption est devenue, en réalité, un marché juteux pour les cabinets d’affaires anglo-saxons et l’administration américaine. « L’argent des amendes finance le personnel de toutes les administrations mobilisées dans cette lutte anticorruption, décrypte le journaliste Jean-Michel Quatrepoint. Ce personnel est motivé, car plus l’amende est importante, plus il encaisse de l’argent. Il s’autofinance. C’est le système des chasseurs de primes ! »
« Ni complot, ni collusion »
L’affaire Alstom constitue un exemple emblématique de cette stratégie américaine.
Le 22 décembre 2014, l’entreprise française est condamnée par la justice américaine à payer une amende record de 772 millions de dollars, pour des faits de corruption. Dans la foulée, Alstom est rachetée par l’américain General Electric, au nez et à la barbe de l’Etat français.
La suite......................
Alcatel, Alstom, Technip, Total, la Société Générale, BNP Paribas… Toutes ces entreprises françaises se sont retrouvées, ces dernières années, poursuivies par la justice américaine pour des affaires de corruption ou de contournement d’embargos.
Elles ont été poursuivies sur la base de ce qu’on appelle « l’extraterritorialité du droit américain ». Ce sont des lois qui permettent de poursuivre des entreprises non américaines à l’étranger, à condition qu’elles aient un lien avec les Etats-Unis.
Sauf que ce lien est extrêmement large, puisqu’il suffit que les entreprises effectuent une transaction en dollars ou qu’elles utilisent une technologie américaine pour que des poursuites puissent être engagées.
« Il suffit d’utiliser une puce électronique, un iPhone, un hébergeur ou un serveur américain pour vous retrouver sous le coup de la loi américaine, explique l’économiste Hervé Juvin. C’est un piège dans lequel de nombreuses entreprises sont tombées. »
Pour collecter ces informations, tous les services américains sont mobilisés. « C’est une stratégie délibérée des Etats-Unis qui consiste à mettre en réseau leurs agences de renseignements et leur justice afin de mener une véritable guerre économique à leur concurrents, estime l’ancien député LR Pierre Lellouche, qui a présidé une mission d’information parlementaire sur le sujet. Cette guerre économique est habillée par les meilleures intentions du monde. »
Résultat, ces dernières années, plus de 20 milliards de dollars d’amende ont été infligés par la justice américaine à des entreprises européennes.
Une guerre d’influence économique
Comment en est-on arrivé-là ? En 1977, les Américains adoptent une loi anticorruption, baptisée « FCPA » (Foreign Corrupt Practicises Act), qui fait suite à un énorme scandale de pots-de-vins chez l’avionneur Lockheed. Mais les Américains estiment que leur loi anticorruption les pénalise dans la compétition économique. « L’ancien patron de la CIA, James Woolsey, m’a dit un jour : "Il y en a marre des pots-de-vins que vous, les Français, vous versez dans les contrats d’armements. Nous on va nettoyer ça !" Sauf que les Américains vont continuer à verser des commissions dans des sociétés off-shore… », témoigne Pierre Lellouche.
« Comme les Etats-Unis sont devenus une hyperpuissance, ils n’ont quasiment plus eu besoin d’utiliser les pots-de-vins, nuance le journaliste Jean-Michel Quatrepoint. Ils ont développé une stratégie d’influence. Un « soft power ». La corruption, avec les "bons vieux pots-de-vins", c’est l’arme des faibles. »
Cette volonté de puissance économique s’impose comme un véritable objectif stratégique, après la chute du mur de Berlin, en 1989. « En 1993, le secrétaire d’Etat américain Warren Christopher réclame au Congrès les mêmes moyens pour faire face à la compétition économique mondiale que lors de la lutte contre les Soviétiques pendant la guerre froide, raconte le spécialiste de l’intelligence économique Ali Laïdi. C’est une nouvelle guerre chaude économique. »
La loi anticorruption américaine va donc être élargie à toutes les entreprises (en 1998).
Écarter les concurrents
Toute une batterie de lois est également mise en place contre le contournement d’embargos ou la fraude fiscale. Il s’agit de contrer l’émergence des nouvelles puissances comme la Chine, devenue le concurrent numéro un des Américains.
« Les Etats-Unis n’arrivent pas à contenir économiquement la Chine, explique le directeur de l’Ecole de guerre économique, Christian Harbulot. Ils cherchent donc par tous les moyens à faire en sorte que cette puissance ne les dépasse pas. » Du coup, le droit américain permet, si besoin, d’écarter certains concurrents gênants. « Les Américains peuvent utiliser l’arme anticorruption s’ils veulent empêcher qu’un concurrent ne se vende aux Russes ou aux Chinois, estime Hervé Juvin. C’est notamment le cas d’Alstom. Il ne fallait pas, aux yeux des Américains, qu’Alstom établisse un partenariat et un transfert de technologie avec les Chinois. »
Même suspicion concernant les embargos. Les procédures lancées par les Américains ne sont pas toujours dénuées d’arrières pensées géopolitiques. Ainsi, BNP-Paribas a été condamnée à neuf milliards de dollars d’amende, en 2014, pour ne pas avoir respecté l’embargo avec Cuba et l’Iran. « Nous avons payé pour des sanctions que nous ne reconnaissions pas, fulmine Pierre Lellouche. Or, depuis le paiement de cette amende, les Américains se sont rapprochés de Cuba et ils ont levé les sanctions contre le Soudan ! Ils devraient nous rembourser ces 9 milliards. Ça montre que quand les Américains ont décidé de sanctionner un pays, tous les autres doivent s’aligner. »
Des entreprises françaises tétanisées
Autre exemple : l’Iran. Malgré un accord politique conclu avec les Etats-Unis, les entreprises européennes n’osent toujours pas investir en Iran. « Les entreprises françaises sont tétanisées étant donné le risque vis-à-vis des Américains alors qu’officiellement l’embargo est levé, constate l’ancienne députée PS Karine Berger, rapporteure de la Mission parlementaire sur l’extraterritorialité du droit américain. La situation est bloquée. »
Côté américain, on estime toutes ces critiques outrancières. « Il n’y a pas de complot, répond l’avocat américain Joseph Smallhoover du cabinet Bryan Cave, également représentant du parti démocrate en France. Les Etats-Unis ne font que défendre leurs intérêts. Il n’y a pas de guerre contre l’Europe ou contre qui que ce soit. »
Une obligation de « mise en conformité »
Les entreprises qui se retrouvent dans les radars américains n’ont en réalité guère le choix : elles sont quasiment obligées de coopérer, sous peine de ne plus travailler avec les Etats-Unis et de perdre, par exemple, leur licence bancaire.
Une fois que les entreprises acceptent de plaider coupable afin d’éviter un procès, elles doivent ensuite se mettre en conformité avec les standards de la règlementation américaine. « La conformité coûte extrêmement cher, d’autant plus que vous êtes obligé d’avoir recours à des cabinets spécialisés américains qui se font payer à leur propre tarif, explique Hervé Juvin. La conformité peut coûter plusieurs fois l’amende. Un grand industriel européen condamné m’a estimé le coût de sa mise en conformité à plus de 2 milliards d’euros. »
« C’est l’entreprise qui mène l’enquête et cherche elle-même les preuves de sa propre culpabilité, résume l’avocat Pierre Servan-Schreiber, coauteur du livre Deals de justice. Le marché américain de l’obéissance mondialisée. Elle va fouiller dans ses propres documents et ses propres emails afin de trouver les fraudes qu’elle a commises pour les apporter ensuite à l’administration américaine. »
Une fois ces éléments de preuves apportés, le montant de l’amende est négocié avec le département américain de la Justice (DOJ).
De l’espionnage consenti
Mais la procédure américaine ne s’arrête pas là. Au terme de cette remise aux normes anglo-saxonnes, l’entreprise est généralement placée ensuite sous surveillance. C’est ce qu’on appelle la phase de « monitoring ».
Un « moniteur », autrement dit un expert au service de la justice américaine, est désigné pour trois ans afin de surveiller la bonne marche de l’entreprise et vérifier qu’elle remplisse toutes ses obligations de conformité. « Ce moniteur a accès à toutes les informations de l’entreprise, explique l’ancienne déléguée interministérielle à l’Intelligence économique Claude Revel. Il doit faire un rapport chaque année au ministère de la justice américain. Or, comme je l’ai constaté, ce rapport peut contenir des informations confidentielles. C’est extrêmement fâcheux. »
« C’est de l’espionnage consenti », résume l’avocat Olivier de Maison Rouge. « Il ne s’agit pas d’espionnage, répond l’avocat Laurent Cohen-Tanugi, qui a été moniteur chez Alcatel. Le contenu de mes rapports concernait uniquement le système de conformité de l’entreprise. Il n’y avait aucune donnée stratégique. Mes rapports ont été revus et approuvés par les autorités françaises. Il s’agit de bonnes pratiques internationales, si l’on veut lutter contre la corruption. »
Cette traque internationalisée de la corruption est devenue, en réalité, un marché juteux pour les cabinets d’affaires anglo-saxons et l’administration américaine. « L’argent des amendes finance le personnel de toutes les administrations mobilisées dans cette lutte anticorruption, décrypte le journaliste Jean-Michel Quatrepoint. Ce personnel est motivé, car plus l’amende est importante, plus il encaisse de l’argent. Il s’autofinance. C’est le système des chasseurs de primes ! »
« Ni complot, ni collusion »
L’affaire Alstom constitue un exemple emblématique de cette stratégie américaine.
Le 22 décembre 2014, l’entreprise française est condamnée par la justice américaine à payer une amende record de 772 millions de dollars, pour des faits de corruption. Dans la foulée, Alstom est rachetée par l’américain General Electric, au nez et à la barbe de l’Etat français.
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