Les protestations populaires dans le Rif marocain continuent. Badia Benjelloun nous éclaire sur le contexte qui a poussé de plus en plus de Marocains, à travers tout le pays, à manifester leur colère. Elle salue également la maturité de la société marocaine: “Eduquée aux tentatives de renversement de régimes arabes appuyées de l’extérieur, elle a évité les débordements qui l’auraient « syrianisée ».”
Dans quel contexte le mouvement actuel de manifestations dans le Rif est-il né ?
Ce ne sont pas des émeutes de la faim, comme celles de 1984 déclenchées par une augmentation des frais de scolarité et rapidement éteintes dans un bain de sang.Les manifestations ont débuté dans le Rif dès l’accident tragique de Mouhcine Fikri broyé dans une benne à ordure alors qu’il tentait de récupérer sa cargaison confisquée par les autorités portuaires fin octobre 2016. En huit mois, elles n’ont pas perdu de leur vigueur.
Qu’est-ce qui différencie ces manifestations des printemps arabes sponsorisés par Arabie Saoudite et Qatar ?
Il ne s’agit pas de prémisses à une révolution colorée, les médias occidentaux ne relaient pas ce mouvement (pour l’instant) pour dénoncer l’absence de démocratie. Il ne se détache pas de groupe d’activistes formés pour initier des mots d’ordre, fabriquer des symboles et réclamer un changement de régime. Ses qualifications tour à tour de mouvement séparatiste, dirigé ou encouragé depuis l’étranger et enfin d’affilié au djihadisme daeschien ont été abandonnées.
Le soutien au Hirak (mouvement) du Rif s’est étendu à toutes les villes du Royaume et des manifestations de grande ampleur sont régulièrement organisées.
Quelles sont les revendications des manifestants ?
La teneur des revendications est sociale et politique. Elles sont partagées par la majorité du peuple marocain, frappé depuis des décennies par les maux des ajustements structurels imposés par les institutions financières qui ont enfermé le pays dans le cycle de la Dette sans fin. Cette majorité du peuple ne bénéficie pas de la croissance d’un PIB autour de 4% adossée à un endettement public et des ménages, et reste exposée aux abus des autorités, à la corruption, au chômage et à l’illettrisme.
Quels ont été les éléments-clés du point de départ de la crise ?
Le facteur déclenchant est emblématique. Un jeune homme de 32 ans, issu d’une famille de paysans modestes propriétaires aux terres incultivables par manque d’eau, célibataire faute de moyens pour fonder une famille, est interpellé par la police portuaire avec un chargement de poissons. Il venait d’acheter de l’espadon à des pêcheurs traditionnels qui le prennent dans leurs filets selon une technique héritée de l’antiquité au vu et au su des autorités qui auraient pu dès ce stade exercer leur action punitive. Cette espèce, dont le stock est en baisse dramatique, est interdite à la pêche de nombreuses semaines par an depuis 2008. La variété méditerranéenne est désormais protégée par des dispositions de l’Union européenne (UE) qui imposent des quotas de capture sachant que c’est la flotte italienne qui prélève près de 50% du tonnage annuel autorisé (1).
Le Maroc bénéficie du statut avancé avec l’UE, son premier partenaire commercial, en attente d’un accord de Libre Echange Complet et Approfondi qui risque de fragiliser encore davantage le tissu économique du plus faible économiquement. A ce titre, il lui est accordé des prêts pour « rationnaliser » sa pêche et son agriculture. Des fonds sont avancés pour favoriser de gros investisseurs qui souvent revendent l’agrément accordé par le ministère de tutelle à des firmes parfois étrangères au détriment des petites structures familiales. Il doit alors se montrer complaisant avec les directives européennes. Le zèle déployé pour contrôler la marchandise de Fikri et assurer sa destruction entre dans ce cadre.
Il semblerait que la scène de l’interpellation puis du broyage a eu de nombreux témoins…
Le camion-benne, actionné volontairement sur ordre ou non, appartient à la firme française Pizzorno. Celle-ci, maintenant cotée en bourse, a étendu son champ d’action en matière de traitement de déchets au Maroc, à la Tunisie et à la Mauritanie. La fonction de ramassage des ordures ne comporte pas un savoir-faire technologique tel qu’une municipalité de taille moyenne et surtout aussi pauvre que celle de Al Houceima ne puisse la faire réaliser par ses propres agents et n’impose pas d’engager des dépenses en devises. Elle est désormais externalisée, aggravant sans raison le déficit d’une balance commerciale déjà fortement déséquilibrée par l’importation illimitée de produits de consommation non taxés. (2)
Que révèle cette confiscation de l’économie que l’on constate derrière les faits ?
Nous sommes dans une configuration qui est un véritable cas d’école du néocolonialisme. L’économie traditionnelle est détruite et subvertie par la concurrence déloyale de règles imposées par une puissance dominante. En octobre et novembre 2015, des manifestations massives s’étaient déroulées à Tanger et avaient gagné d’autres villes du Nord contre la hausse des prix de l’électricité distribuée par Veolia. Par sa filiale Amendis, celle-ci gérait depuis 2002 les services publics de l’eau, de l’assainissement et de l’électricité pour bon nombre de villes marocaines. Véolia n’avait pas respecté le cahier des charges en matière d’entretien des réseaux, voulait revendre ses contrats à un fonds d’investissements britannique tout en augmentant les prix. La révolte des bougies a conduit les municipalités à reprendre en charge ces services. (3)
Fikri, le jeune broyé dans un camion-benne, ne pouvait s’adonner à l’agriculture car les parcelles familiales ne sont plus irriguées. L’eau retenue grâce un barrage construit en 1970 et qui était dédiée à ce type d’exploitation est maintenant déviée vers une consommation urbaine multipliée par un tourisme de masse. Fikri a abandonné sa scolarité précocement car deux de ses frères aînés, l’un diplômé en chimie, l’autre en physique, n’ont pu trouver d’emploi dans leur spécialité.
Il ne peut pas non plus vivre du petit commerce de poissons qu’il a entrepris depuis quelques années puisque l‘Union européenne intervient, sans aucune compensation concrète pour lui, dans une activité pratiquée au moins depuis les Phéniciens sur ces côtes. Toute une jeunesse se reconnaît en lui et dans l’absence de perspectives qui lui est réservée. Cette jeunesse est relativement instruite et sa colère ne peut plus être endiguée par des promesses non suivies d’effets. Elle sort dans la rue pour la dire.
Et elle le fait pacifiquement ?
Oui. Fait remarquable, depuis fin octobre, s’il y a eu arrestations et jugements iniques, aucune mort n’a été enregistrée lors des affrontements avec la police et l’armée. Même exaspérée du poids d’une injustice insupportable, la société marocaine et sa composante rifaine ont fait preuve d’une maturité remarquable. Eduquée aux tentatives de renversement de régimes arabes appuyées de l’extérieur, elle a évité les débordements qui l’auraient « syrianisée ». De son côté, le makhzen a su éviter des confrontations qui auraient démultiplié le potentiel énergétique d’une révolte légitime.
Pourquoi le Rif ?
Ce territoire du Sultanat du Maroc a occupé une place particulière au sein de l’Empire chérifien. Avant que le dernier roi de Grenade n’ait été contraint de quitter son palais de l’Alhambra en 1492, depuis les guerres incessantes que se sont livrées les différents suzerains dans une Andalousie fractionnée en Taifas, les Espagnols et les Portugais n’ont cessé de vouloir prendre pied dans le Maroc septentrional.
Dans quel contexte le mouvement actuel de manifestations dans le Rif est-il né ?
Ce ne sont pas des émeutes de la faim, comme celles de 1984 déclenchées par une augmentation des frais de scolarité et rapidement éteintes dans un bain de sang.Les manifestations ont débuté dans le Rif dès l’accident tragique de Mouhcine Fikri broyé dans une benne à ordure alors qu’il tentait de récupérer sa cargaison confisquée par les autorités portuaires fin octobre 2016. En huit mois, elles n’ont pas perdu de leur vigueur.
Qu’est-ce qui différencie ces manifestations des printemps arabes sponsorisés par Arabie Saoudite et Qatar ?
Il ne s’agit pas de prémisses à une révolution colorée, les médias occidentaux ne relaient pas ce mouvement (pour l’instant) pour dénoncer l’absence de démocratie. Il ne se détache pas de groupe d’activistes formés pour initier des mots d’ordre, fabriquer des symboles et réclamer un changement de régime. Ses qualifications tour à tour de mouvement séparatiste, dirigé ou encouragé depuis l’étranger et enfin d’affilié au djihadisme daeschien ont été abandonnées.
Le soutien au Hirak (mouvement) du Rif s’est étendu à toutes les villes du Royaume et des manifestations de grande ampleur sont régulièrement organisées.
Quelles sont les revendications des manifestants ?
La teneur des revendications est sociale et politique. Elles sont partagées par la majorité du peuple marocain, frappé depuis des décennies par les maux des ajustements structurels imposés par les institutions financières qui ont enfermé le pays dans le cycle de la Dette sans fin. Cette majorité du peuple ne bénéficie pas de la croissance d’un PIB autour de 4% adossée à un endettement public et des ménages, et reste exposée aux abus des autorités, à la corruption, au chômage et à l’illettrisme.
Quels ont été les éléments-clés du point de départ de la crise ?
Le facteur déclenchant est emblématique. Un jeune homme de 32 ans, issu d’une famille de paysans modestes propriétaires aux terres incultivables par manque d’eau, célibataire faute de moyens pour fonder une famille, est interpellé par la police portuaire avec un chargement de poissons. Il venait d’acheter de l’espadon à des pêcheurs traditionnels qui le prennent dans leurs filets selon une technique héritée de l’antiquité au vu et au su des autorités qui auraient pu dès ce stade exercer leur action punitive. Cette espèce, dont le stock est en baisse dramatique, est interdite à la pêche de nombreuses semaines par an depuis 2008. La variété méditerranéenne est désormais protégée par des dispositions de l’Union européenne (UE) qui imposent des quotas de capture sachant que c’est la flotte italienne qui prélève près de 50% du tonnage annuel autorisé (1).
Le Maroc bénéficie du statut avancé avec l’UE, son premier partenaire commercial, en attente d’un accord de Libre Echange Complet et Approfondi qui risque de fragiliser encore davantage le tissu économique du plus faible économiquement. A ce titre, il lui est accordé des prêts pour « rationnaliser » sa pêche et son agriculture. Des fonds sont avancés pour favoriser de gros investisseurs qui souvent revendent l’agrément accordé par le ministère de tutelle à des firmes parfois étrangères au détriment des petites structures familiales. Il doit alors se montrer complaisant avec les directives européennes. Le zèle déployé pour contrôler la marchandise de Fikri et assurer sa destruction entre dans ce cadre.
Il semblerait que la scène de l’interpellation puis du broyage a eu de nombreux témoins…
Le camion-benne, actionné volontairement sur ordre ou non, appartient à la firme française Pizzorno. Celle-ci, maintenant cotée en bourse, a étendu son champ d’action en matière de traitement de déchets au Maroc, à la Tunisie et à la Mauritanie. La fonction de ramassage des ordures ne comporte pas un savoir-faire technologique tel qu’une municipalité de taille moyenne et surtout aussi pauvre que celle de Al Houceima ne puisse la faire réaliser par ses propres agents et n’impose pas d’engager des dépenses en devises. Elle est désormais externalisée, aggravant sans raison le déficit d’une balance commerciale déjà fortement déséquilibrée par l’importation illimitée de produits de consommation non taxés. (2)
Que révèle cette confiscation de l’économie que l’on constate derrière les faits ?
Nous sommes dans une configuration qui est un véritable cas d’école du néocolonialisme. L’économie traditionnelle est détruite et subvertie par la concurrence déloyale de règles imposées par une puissance dominante. En octobre et novembre 2015, des manifestations massives s’étaient déroulées à Tanger et avaient gagné d’autres villes du Nord contre la hausse des prix de l’électricité distribuée par Veolia. Par sa filiale Amendis, celle-ci gérait depuis 2002 les services publics de l’eau, de l’assainissement et de l’électricité pour bon nombre de villes marocaines. Véolia n’avait pas respecté le cahier des charges en matière d’entretien des réseaux, voulait revendre ses contrats à un fonds d’investissements britannique tout en augmentant les prix. La révolte des bougies a conduit les municipalités à reprendre en charge ces services. (3)
Fikri, le jeune broyé dans un camion-benne, ne pouvait s’adonner à l’agriculture car les parcelles familiales ne sont plus irriguées. L’eau retenue grâce un barrage construit en 1970 et qui était dédiée à ce type d’exploitation est maintenant déviée vers une consommation urbaine multipliée par un tourisme de masse. Fikri a abandonné sa scolarité précocement car deux de ses frères aînés, l’un diplômé en chimie, l’autre en physique, n’ont pu trouver d’emploi dans leur spécialité.
Il ne peut pas non plus vivre du petit commerce de poissons qu’il a entrepris depuis quelques années puisque l‘Union européenne intervient, sans aucune compensation concrète pour lui, dans une activité pratiquée au moins depuis les Phéniciens sur ces côtes. Toute une jeunesse se reconnaît en lui et dans l’absence de perspectives qui lui est réservée. Cette jeunesse est relativement instruite et sa colère ne peut plus être endiguée par des promesses non suivies d’effets. Elle sort dans la rue pour la dire.
Et elle le fait pacifiquement ?
Oui. Fait remarquable, depuis fin octobre, s’il y a eu arrestations et jugements iniques, aucune mort n’a été enregistrée lors des affrontements avec la police et l’armée. Même exaspérée du poids d’une injustice insupportable, la société marocaine et sa composante rifaine ont fait preuve d’une maturité remarquable. Eduquée aux tentatives de renversement de régimes arabes appuyées de l’extérieur, elle a évité les débordements qui l’auraient « syrianisée ». De son côté, le makhzen a su éviter des confrontations qui auraient démultiplié le potentiel énergétique d’une révolte légitime.
Pourquoi le Rif ?
Ce territoire du Sultanat du Maroc a occupé une place particulière au sein de l’Empire chérifien. Avant que le dernier roi de Grenade n’ait été contraint de quitter son palais de l’Alhambra en 1492, depuis les guerres incessantes que se sont livrées les différents suzerains dans une Andalousie fractionnée en Taifas, les Espagnols et les Portugais n’ont cessé de vouloir prendre pied dans le Maroc septentrional.
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