Portrait d’Abdelkader, par Jean-Baptiste-Ange Tissier, 1852
Publié le 9 août 2018
Présenté par la littérature comme le parangon de l’Arabe, l’émir Abdelkader a pourtant, à l’instar de tous les Algériens, des origines berbères. Celles-ci ont été occultées par les historiens et (sauf erreur de ma part), elles l’ont été aussi par ses biographes. Or quoique rares et lacunaires, des sources existent sur le sujet et auraient pu être exploitées avec profit. J’en ai recensé quatre même si ce chiffre ne prétend pas être exhaustif, l’enquête étant loin d’être terminée.
La première mention qui fait état de l’origine berbère de l’émir semble remonter à 1840, soit dix années, après le début de la conquête française. On la doit en réalité à deux ouvrages parus dans la même année. Le premier est un essai historique rédigé par l’officier français Esterhazy Walsin 1 et le second est un document officiel de l’administration coloniale 2. On peut s’étonner de voir un Français douter de l’origine arabe d’Abdelkader, et pourtant c’est ce que Esterhazy n’hésite pas à mettre en exergue. « Bien qu’Abd-el-Kader, écrit-il, prétende être de pure race arabe, […] il paraît, au dire des habitants du pays, qu’il sort des Berbères Beni-Ifferen, et descend de cet Abd-el-Moula, qui a commandé autrefois à Tekedempt 3 ».
Quant au second ouvrage, il se focalisera plus spécialement sur la plaine du Ghris et à la tribu des Hachem dont l’émir est issu. « D’après les traditions conservées par les thalebs, y lit-on d’emblée, la plaine de Gheris, avant l’invasion des Arabes, était habitée par les Berbers et les colonies romaines 4 ». Selon ce document « Les Beni-Zeroual 5et les Beni-Rached, furent les premiers possesseurs de cette plaine après l’expulsion des Romains. Mais bientôt ils furent, poursuit le document, supplantés eux-mêmes par les Beni-Snous venus du Gharb (de l’ouest). Ces Beni-Snous passent pour les ancêtres des Hachem, qui sont encore appelés, dans le langage des savants, les Oulad-Snous 6 ». Le troisième ouvrage qui aborde la berbérité de l’émir paraît en 1850. Il est rédigé par Rozet et Carette 7. Ces deux auteurs reprennent l’origine ifrinide d’Abdelkader mais avec cette différence qu’ils présentent cette origine comme un fait assumé par l’émir. Selon eux « Abd-el-Kader, le plus redoutable ennemi de la France en Algérie, prétend tirer son origine [de la tribu des Beni Ifren 8] ».
Enfin la quatrième source consiste en une synthèse historique érudite sur la tribu des Hachem. Publiée par Lespinasse dans la Revue Africaine en 1877, cette étude qui s’appuie sur les indications d’Ibn Khaldoun, confirme la tradition recueillie auprès des habitants du cru et que rapportent les trois sources précédemment citées 9.
Les Hachem 10sont un rameau de la grande confédération berbère des Beni Rached qui descendent des Zanata. Ils ont pour cousins les Beni Ziyan et les Beni Toudjin. Les premiers ont fondé la dynastie du même nom qui régna à Tlemcen. Quant aux seconds, ils ont fondé à l’ombre des premiers, une sorte de sous-dynastie. Ses souverains avaient le titre d’émir et durent régner pendant à peu près trois siècles à Takdemt, la ville même qui, après Mascara, servira de capitale à Abdelkader.
Les Beni-Rached occupaient à l’origine le djebel Âamour (qui s’appelait Djebel Rached). Chassés par les Âamour lors de l’invasion hilalienne, ils vinrent s’établir dans les monts de Beni-Chougrane près de Mascara. Ils donnèrent leur nom à la Kalâa qui se trouve, à peu près, à mi chemin entre Mascara et Relizane. (Ce sont les Beni Arax de Marmol). Une partie de cette tribu est partie plus tard s’installer près de la ville de Chlef ou elle a conservé le même nom jusqu’à nos jours. Elle était encore berbérophone au début du XXe siècle. Le parler amazigh qui s’y pratiquait était donc le même que celui qui était en usage chez les Hachem avant leur arabisation. Du vivant même de l’émir, la langue amazighe appelée localement zenatia, était en usage chez les Ben Halima de Frenda, (lesquels descendent des Beni-Toudjin). Ce parler géographiquement proche de la région de Mascara a subsisté jusqu’au début du XXe siècle 11.
Au Moyen-âge, la tribu des Hachem a servi comme makhzen aux Mourabitoun et Mouwahidoun qui leur avaient concédé des terres dans la région de Tlemcen. La tribu s’est ensuite déplacée à la plaine du Ghris avant de s’y fixer définitivement.
Cela étant, la question qui nous vient à l’esprit est celle de savoir pourquoi on n’a pas prêté beaucoup d’attention aux origines berbères de l’émir alors que ce fait mérite mûre réflexion ?
Il serait tentant de mettre cette omission au compte du (seul) colonialisme lorsque l’on sait que beaucoup de Berbères ont revendiqué une origine arabe. Le mouvement maraboutique et des chorfa témoigne de cet état d’esprit qui a perduré au Moyen-âge voire jusqu’à l’ère moderne. Il est bienséant au marabout qui vient s’installer dans un quelconque recoin du Maghreb de se présenter à la population du cru comme étant d’ascendance orientale. La filiation (le nassab) conférait une forte légitimité religieuse à quiconque aspirait jouer un rôle central au Maghreb: émir, sultan ou marabout. C’est pourquoi, il peut paraître un paradoxe que le Maroc, majoritairement berbère, soit le pays qui ait fourni son corps de marabouts « arabes » à l’ensemble de l’Afrique du Nord. Ne perdons pas de vue que ce Maghreb extrême avait, à un moment donné, incarné une sorte de pureté religieuse en sa qualité de berceau de deux grands empires berbéro-musulmans qu’avaient été les Almoravides et les Almohades. Et pourtant quand ces clercs religieux berbères du Maroc ou de Targa zeggaghet (Saguia al-Hamra) parvenaient sur les terres où ils avaient l’intention de s’y fixer, ils furent astreints à faire valoir une origine arabe, y compris en Kabylie ! C’est dire qu’en pays berbère, le fameux hadith, fréquemment évoqué « il n’y a point de différence entre un Arabe et un non Arabe (‘Ajâmî) sauf en matière de foi » , n’a jamais été observé. Ibn Khaldoun, historien du 14e siècle relevait déjà en son temps la propension des généalogistes amazighs à fabriquer des lignages justifiant une affiliation orientale. Ainsi, que l’on soit, Sanhadja, Masmouda ou Zanata, on s’échinait à rivaliser de zèle pour se trouver un ancêtre venant du Yémen ou d’Arabie, quitte à impliquer des « spécialistes » , pour prouver une affiliation au prophète Mohamed 12.
Publié le 9 août 2018
Présenté par la littérature comme le parangon de l’Arabe, l’émir Abdelkader a pourtant, à l’instar de tous les Algériens, des origines berbères. Celles-ci ont été occultées par les historiens et (sauf erreur de ma part), elles l’ont été aussi par ses biographes. Or quoique rares et lacunaires, des sources existent sur le sujet et auraient pu être exploitées avec profit. J’en ai recensé quatre même si ce chiffre ne prétend pas être exhaustif, l’enquête étant loin d’être terminée.
La première mention qui fait état de l’origine berbère de l’émir semble remonter à 1840, soit dix années, après le début de la conquête française. On la doit en réalité à deux ouvrages parus dans la même année. Le premier est un essai historique rédigé par l’officier français Esterhazy Walsin 1 et le second est un document officiel de l’administration coloniale 2. On peut s’étonner de voir un Français douter de l’origine arabe d’Abdelkader, et pourtant c’est ce que Esterhazy n’hésite pas à mettre en exergue. « Bien qu’Abd-el-Kader, écrit-il, prétende être de pure race arabe, […] il paraît, au dire des habitants du pays, qu’il sort des Berbères Beni-Ifferen, et descend de cet Abd-el-Moula, qui a commandé autrefois à Tekedempt 3 ».
Quant au second ouvrage, il se focalisera plus spécialement sur la plaine du Ghris et à la tribu des Hachem dont l’émir est issu. « D’après les traditions conservées par les thalebs, y lit-on d’emblée, la plaine de Gheris, avant l’invasion des Arabes, était habitée par les Berbers et les colonies romaines 4 ». Selon ce document « Les Beni-Zeroual 5et les Beni-Rached, furent les premiers possesseurs de cette plaine après l’expulsion des Romains. Mais bientôt ils furent, poursuit le document, supplantés eux-mêmes par les Beni-Snous venus du Gharb (de l’ouest). Ces Beni-Snous passent pour les ancêtres des Hachem, qui sont encore appelés, dans le langage des savants, les Oulad-Snous 6 ». Le troisième ouvrage qui aborde la berbérité de l’émir paraît en 1850. Il est rédigé par Rozet et Carette 7. Ces deux auteurs reprennent l’origine ifrinide d’Abdelkader mais avec cette différence qu’ils présentent cette origine comme un fait assumé par l’émir. Selon eux « Abd-el-Kader, le plus redoutable ennemi de la France en Algérie, prétend tirer son origine [de la tribu des Beni Ifren 8] ».
Enfin la quatrième source consiste en une synthèse historique érudite sur la tribu des Hachem. Publiée par Lespinasse dans la Revue Africaine en 1877, cette étude qui s’appuie sur les indications d’Ibn Khaldoun, confirme la tradition recueillie auprès des habitants du cru et que rapportent les trois sources précédemment citées 9.
Les Hachem 10sont un rameau de la grande confédération berbère des Beni Rached qui descendent des Zanata. Ils ont pour cousins les Beni Ziyan et les Beni Toudjin. Les premiers ont fondé la dynastie du même nom qui régna à Tlemcen. Quant aux seconds, ils ont fondé à l’ombre des premiers, une sorte de sous-dynastie. Ses souverains avaient le titre d’émir et durent régner pendant à peu près trois siècles à Takdemt, la ville même qui, après Mascara, servira de capitale à Abdelkader.
Les Beni-Rached occupaient à l’origine le djebel Âamour (qui s’appelait Djebel Rached). Chassés par les Âamour lors de l’invasion hilalienne, ils vinrent s’établir dans les monts de Beni-Chougrane près de Mascara. Ils donnèrent leur nom à la Kalâa qui se trouve, à peu près, à mi chemin entre Mascara et Relizane. (Ce sont les Beni Arax de Marmol). Une partie de cette tribu est partie plus tard s’installer près de la ville de Chlef ou elle a conservé le même nom jusqu’à nos jours. Elle était encore berbérophone au début du XXe siècle. Le parler amazigh qui s’y pratiquait était donc le même que celui qui était en usage chez les Hachem avant leur arabisation. Du vivant même de l’émir, la langue amazighe appelée localement zenatia, était en usage chez les Ben Halima de Frenda, (lesquels descendent des Beni-Toudjin). Ce parler géographiquement proche de la région de Mascara a subsisté jusqu’au début du XXe siècle 11.
Au Moyen-âge, la tribu des Hachem a servi comme makhzen aux Mourabitoun et Mouwahidoun qui leur avaient concédé des terres dans la région de Tlemcen. La tribu s’est ensuite déplacée à la plaine du Ghris avant de s’y fixer définitivement.
Cela étant, la question qui nous vient à l’esprit est celle de savoir pourquoi on n’a pas prêté beaucoup d’attention aux origines berbères de l’émir alors que ce fait mérite mûre réflexion ?
Il serait tentant de mettre cette omission au compte du (seul) colonialisme lorsque l’on sait que beaucoup de Berbères ont revendiqué une origine arabe. Le mouvement maraboutique et des chorfa témoigne de cet état d’esprit qui a perduré au Moyen-âge voire jusqu’à l’ère moderne. Il est bienséant au marabout qui vient s’installer dans un quelconque recoin du Maghreb de se présenter à la population du cru comme étant d’ascendance orientale. La filiation (le nassab) conférait une forte légitimité religieuse à quiconque aspirait jouer un rôle central au Maghreb: émir, sultan ou marabout. C’est pourquoi, il peut paraître un paradoxe que le Maroc, majoritairement berbère, soit le pays qui ait fourni son corps de marabouts « arabes » à l’ensemble de l’Afrique du Nord. Ne perdons pas de vue que ce Maghreb extrême avait, à un moment donné, incarné une sorte de pureté religieuse en sa qualité de berceau de deux grands empires berbéro-musulmans qu’avaient été les Almoravides et les Almohades. Et pourtant quand ces clercs religieux berbères du Maroc ou de Targa zeggaghet (Saguia al-Hamra) parvenaient sur les terres où ils avaient l’intention de s’y fixer, ils furent astreints à faire valoir une origine arabe, y compris en Kabylie ! C’est dire qu’en pays berbère, le fameux hadith, fréquemment évoqué « il n’y a point de différence entre un Arabe et un non Arabe (‘Ajâmî) sauf en matière de foi » , n’a jamais été observé. Ibn Khaldoun, historien du 14e siècle relevait déjà en son temps la propension des généalogistes amazighs à fabriquer des lignages justifiant une affiliation orientale. Ainsi, que l’on soit, Sanhadja, Masmouda ou Zanata, on s’échinait à rivaliser de zèle pour se trouver un ancêtre venant du Yémen ou d’Arabie, quitte à impliquer des « spécialistes » , pour prouver une affiliation au prophète Mohamed 12.
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