AOKAS ET AKFADOU LES 17 ET 18 AOUT 2018
I INTRODUCTION
Avant d’entamer mon propos, j’aimerais saluer l’engagement citoyen des animateurs des cafés littéraires en général et ceux d’Aokas en particulier, eux qui ont su résister à la censure et au populisme inspirés ou encouragés par les pouvoirs publics. Ces lieux de convivialité et de libre débat sont des oasis de liberté dans une société où de larges pans sont captifs des tentations clientélistes ou des bigoteries cultivant l’opportunisme et la démission civique.
Pour ce qui me concerne, je me fais un devoir, à chaque fois que cela m’est possible, de répondre positivement aux invitations qui me sont lancées par ces soldats de la citoyenneté. C’est dans cet esprit que je partage le plaisir d’être avec vous aujourd’hui, plaisir que je revivrai demain avec la même intensité et ferveur avec vos amis d’Akfadou qui lancent, à leur tour, leur café littéraire. Ces chainons du savoir, de l’écoute et de l’échange sont les plus belles réponses que l’on puisse opposer aux démagogues, semeurs de haine et d’obscurantisme.
Nous sommes donc convenus d’évoquer aujourd’hui en cette veille de la commémoration de son 62e anniversaire les articulations historiques, les acquis politiques et les référents culturels de la plate-forme de la Soummam, premier texte qui a concrétisé l’idée nationale algérienne dans ses fondements doctrinaux, ses méthodologies politiques et ses traductions organiques et institutionnelles.
Ce texte est fondateur de l’Algérie moderne car, exception faite de la brochure Idir el Watani publiée en 1949 par un groupe d’étudiants avant la lutte armée, il n’y a pas de document qui ait fait écho avec autant de justesse, de profondeur d’analyse et de pertinence prospective à un mouvement insurrectionnel algérien.
Texte de tous les paradoxes, il est revendiqué, ou à tout le moins évoqué, par l’ensemble des mouvements citoyens ; il fut en effet fréquemment abordé lors des débats sur la charte nationale organisés en 1976, assumé par les animateurs d’avril 1980 puis endossé en 2001. Simultanément, il est édulcoré, occulté ou franchement diabolisé par les différents pouvoirs qui se sont succédés depuis 1962.
En fait la plate-forme de la Soummam est à la fois l’acte de naissance de la révolution citoyenne algérienne et le certificat d’incompatibilité démocratique du système.
Comment resituer cette plate-forme par rapport à l’imaginaire producteur de mythes fondateurs ?
II- QUELQUES RAPPELS HISTORIQUES
L’une des grandes nouveautés du texte d’aout 1956 est la lucidité qui guide sa lecture de l’Histoire.
Les Royaumes berbères du Haut Moyen âge qui ont rayonné sur des espaces larges et évolutifs sont un héritage fluctuant entre le Maroc et le centre et l’ouest de l’Algérie actuelle. Ils ne pouvaient, de ce fait, constituer un socle sur lequel s’érigerait une entité spécifiquement algérienne.
La période ottomane est une mise sous tutelle fiscale, c’est à dire une occupation que les ambiguïtés sémantiques peinent à valider comme une séquence historique intrinsèque de l’épopée nationale. Hormis la marine qui avait besoin de bras pour ramer, autant dire de galériens, l’armée était interdite aux autochtones et dans la mémoire populaire, les impôts et les expéditions punitives ont laissé le souvenir d’une administration turque rarement évoquée comme l’expression d’un Etat national bienveillant.
Les réactions à la pénétration française, fragmentées et souvent peu élaborées dans leurs conceptions théoriques et leurs visions stratégiques furent vécues comme une succession d’épreuves et d’échecs.
Première organisation à revendiquer l’idée d’indépendance, l’Etoile nord africaine, par manque de cadres et compte tenu des faibles marges de développement organique concédées par la puissance coloniale n’eut pas la possibilité de formuler des propositions sur les voies et moyens à envisager pour libérer le pays ni anticiper sur les projections institutionnelles du futur Etat national.
Pour les auteurs de la plate-forme, le déclenchement du premier novembre est entendu comme un détonateur auquel il a fallu donner sens et consistance. Cette fonction de starter a autorisé les congressistes à en élaguer les aspérités religieuses et surtout à produire la chair intellectuelle et politique qui faisait défaut à une proclamation lancée dans la précipitation avec le souci tactique de mettre au pied du mur les cadres d’un appareil du MTLD déliquescent.
Une lecture attentive de la plate-forme de la Soummam montre que s’il est pris acte d’un existant historique algérien, ses inspirateurs se gardent bien de revendiquer une quelconque filiation idéologique de ces luttes ni même de référencer formellement leur engagement par rapport aux espaces et régimes à travers lesquels cette substance protéiforme s’est révélée.
On ne cède ni aux mystifications d’un Messali qui décrète que la nation algérienne existe depuis le 7e siècle ni à celles qui décrivent un roman national perpétuel et ininterrompu depuis le règne de Massinissa.
La légitimité de la révolution et l’Etat qui en sera issu est actée par la violence du fait colonial et c’est à ce segment historique qu’est réservé la plus grande partie de l’analyse historique. Réactionnelle, la stratégie n’en est pas moins offensive. Elle ne s’interdit aucune audace dans la mise en perspective d’un destin heurté par huit grandes invasions. Faire naitre un entité moderne à partir de souffrances et de combats erratiques suppose réflexions inédites, propositions innovantes et adaptées dans un siècle qui a laissé sur la bas côté de la route du progrès le monde musulman ; l’essentiel étant que le projet plonge ses racines dans le réel sociétal.
Pour les Soummamiens, la modernité révolutionnaire exigeait d’intégrer la réalité historique dans ses vérités les plus crues. Il y avait lieu, en conséquence, de construire une maison commune avec des matériaux disparates dont il ne fallait ni taire les faiblesses ni maquiller les défauts. La forme, l’utilisation et l’entretien de la domiciliation nationale étaient à inventer. Dépasser et s’extraire d’un panarabisme émotionnel était une démarche intellectuelle et relevait d’une grille d’analyse politique clairement revendiquée. Et pour lever toute forme d’ambiguïtés, il sera affirmé que « la révolution algérienne n’est inféodée ni au Caire ni à Londres ni à Moscou ni à Washington ». Il serait utile de voir dans les archives égyptiennes comment ce non-alignement avant la lettre fut enregistré par les autorités égyptiennes de l’époque.
Le qualificatif d’architecte de la révolution donné à Abane prend tout son sens. Il faut cependant relever que les congressistes ont appelé leur texte « plate-forme » ; c’est à dire un lieu terrassé permettant une modularité constructive qui laisse aux générations futures la possibilité d’amender, selon leur volonté et besoins, les dispositifs hérités de leurs ainés.
Ceux qui ont substitué au Caire en aout 1957 à cette plate-forme les dictats de la bureaucratie prétorienne qui prévalent aujourd’hui encore justifient leur coup de force en arguant du fait que le texte adopté en aout 1956 fut imposé par un Abane omnipotent. Cette assertion, essentiellement produite après guerre par les réseaux résiduels du MALG, héritiers et exécutants des suggestions et intrusions nassériennes, est relativisée par plusieurs faits et témoignages.
- Des acteurs qui se sont dédit ou qui se sont tus au Caire en 1957 quand la plate- forme a été reniée étaient présents à la Soummam lors de son adoption ou en librement assumé le contenu après coup. On pense à Krim, Dahlab, Ben Khedda, Abbas, Mehri…
- On sait aujourd’hui qu’il y a eu des débats très vifs pendant toute la durée du congrès sur plusieurs sujets et que des congressistes ont vigoureusement défendu leurs positions, y compris quand il fallait contrer celles d’Abane.
- Plus anecdotique mais significatif, on a ce témoignage de madame Abane, épouse Dehiles. Quand il a fallu décider du nom à donner à l’organe de la révolution, plusieurs titres ont été envisagés ( Patriote, Combattant, El Moudjahid…). Dans le petit appartement du quartier algérois Gharmoul qui abritait la discussion, Benyoucef Benkhedda proposa le nom El Moudjahid qui emporta l’adhésion de Ben M’hidi. Madame Abane, présente sur les lieux, rapporte que Ramdane Abane avait émis de sérieuses réserves sur ce choix à cause de sa résonnance religieuse qui ne manquerait pas d’avoir des conséquences sur les développements politiques futurs. Ben Khedda insista en expliquant que cela pouvait faciliter la mobilisation des couches populaires. Ben M’hidi acquiesça. Une dernière tentative d’Abane avertissant contre les risques des associations religieuses dans les combats politiques fut sans effet. L’affaire fut soumise au vote et Abane, mis en minorité, accepta un titre de l’organe portant la parole de la révolution qui, non seulement n’était pas de son choix mais qu’il avait, vainement, essayé de retoquer.
- Nous disposons aussi de cet avis de madame Hassani née Ben M’hidi ( sœur de Larbi ) quand à la relation qui existait entre Abane et Larbi Ben M’hidi. Elle nous déclara lors d’une université d’été organisée par le RCD à Tipaza que ce qui avait permis d’arriver à la Soummam était une entente parfaite entre Ramdane et Larbi qui échangeaient sur tout. Elle ajouta que rien n’avait pu dissocier les deux hommes. Et ce ne sont pas les tentatives qui ont manqué.
I INTRODUCTION
Avant d’entamer mon propos, j’aimerais saluer l’engagement citoyen des animateurs des cafés littéraires en général et ceux d’Aokas en particulier, eux qui ont su résister à la censure et au populisme inspirés ou encouragés par les pouvoirs publics. Ces lieux de convivialité et de libre débat sont des oasis de liberté dans une société où de larges pans sont captifs des tentations clientélistes ou des bigoteries cultivant l’opportunisme et la démission civique.
Pour ce qui me concerne, je me fais un devoir, à chaque fois que cela m’est possible, de répondre positivement aux invitations qui me sont lancées par ces soldats de la citoyenneté. C’est dans cet esprit que je partage le plaisir d’être avec vous aujourd’hui, plaisir que je revivrai demain avec la même intensité et ferveur avec vos amis d’Akfadou qui lancent, à leur tour, leur café littéraire. Ces chainons du savoir, de l’écoute et de l’échange sont les plus belles réponses que l’on puisse opposer aux démagogues, semeurs de haine et d’obscurantisme.
Nous sommes donc convenus d’évoquer aujourd’hui en cette veille de la commémoration de son 62e anniversaire les articulations historiques, les acquis politiques et les référents culturels de la plate-forme de la Soummam, premier texte qui a concrétisé l’idée nationale algérienne dans ses fondements doctrinaux, ses méthodologies politiques et ses traductions organiques et institutionnelles.
Ce texte est fondateur de l’Algérie moderne car, exception faite de la brochure Idir el Watani publiée en 1949 par un groupe d’étudiants avant la lutte armée, il n’y a pas de document qui ait fait écho avec autant de justesse, de profondeur d’analyse et de pertinence prospective à un mouvement insurrectionnel algérien.
Texte de tous les paradoxes, il est revendiqué, ou à tout le moins évoqué, par l’ensemble des mouvements citoyens ; il fut en effet fréquemment abordé lors des débats sur la charte nationale organisés en 1976, assumé par les animateurs d’avril 1980 puis endossé en 2001. Simultanément, il est édulcoré, occulté ou franchement diabolisé par les différents pouvoirs qui se sont succédés depuis 1962.
En fait la plate-forme de la Soummam est à la fois l’acte de naissance de la révolution citoyenne algérienne et le certificat d’incompatibilité démocratique du système.
Comment resituer cette plate-forme par rapport à l’imaginaire producteur de mythes fondateurs ?
II- QUELQUES RAPPELS HISTORIQUES
L’une des grandes nouveautés du texte d’aout 1956 est la lucidité qui guide sa lecture de l’Histoire.
Les Royaumes berbères du Haut Moyen âge qui ont rayonné sur des espaces larges et évolutifs sont un héritage fluctuant entre le Maroc et le centre et l’ouest de l’Algérie actuelle. Ils ne pouvaient, de ce fait, constituer un socle sur lequel s’érigerait une entité spécifiquement algérienne.
La période ottomane est une mise sous tutelle fiscale, c’est à dire une occupation que les ambiguïtés sémantiques peinent à valider comme une séquence historique intrinsèque de l’épopée nationale. Hormis la marine qui avait besoin de bras pour ramer, autant dire de galériens, l’armée était interdite aux autochtones et dans la mémoire populaire, les impôts et les expéditions punitives ont laissé le souvenir d’une administration turque rarement évoquée comme l’expression d’un Etat national bienveillant.
Les réactions à la pénétration française, fragmentées et souvent peu élaborées dans leurs conceptions théoriques et leurs visions stratégiques furent vécues comme une succession d’épreuves et d’échecs.
Première organisation à revendiquer l’idée d’indépendance, l’Etoile nord africaine, par manque de cadres et compte tenu des faibles marges de développement organique concédées par la puissance coloniale n’eut pas la possibilité de formuler des propositions sur les voies et moyens à envisager pour libérer le pays ni anticiper sur les projections institutionnelles du futur Etat national.
Pour les auteurs de la plate-forme, le déclenchement du premier novembre est entendu comme un détonateur auquel il a fallu donner sens et consistance. Cette fonction de starter a autorisé les congressistes à en élaguer les aspérités religieuses et surtout à produire la chair intellectuelle et politique qui faisait défaut à une proclamation lancée dans la précipitation avec le souci tactique de mettre au pied du mur les cadres d’un appareil du MTLD déliquescent.
Une lecture attentive de la plate-forme de la Soummam montre que s’il est pris acte d’un existant historique algérien, ses inspirateurs se gardent bien de revendiquer une quelconque filiation idéologique de ces luttes ni même de référencer formellement leur engagement par rapport aux espaces et régimes à travers lesquels cette substance protéiforme s’est révélée.
On ne cède ni aux mystifications d’un Messali qui décrète que la nation algérienne existe depuis le 7e siècle ni à celles qui décrivent un roman national perpétuel et ininterrompu depuis le règne de Massinissa.
La légitimité de la révolution et l’Etat qui en sera issu est actée par la violence du fait colonial et c’est à ce segment historique qu’est réservé la plus grande partie de l’analyse historique. Réactionnelle, la stratégie n’en est pas moins offensive. Elle ne s’interdit aucune audace dans la mise en perspective d’un destin heurté par huit grandes invasions. Faire naitre un entité moderne à partir de souffrances et de combats erratiques suppose réflexions inédites, propositions innovantes et adaptées dans un siècle qui a laissé sur la bas côté de la route du progrès le monde musulman ; l’essentiel étant que le projet plonge ses racines dans le réel sociétal.
Pour les Soummamiens, la modernité révolutionnaire exigeait d’intégrer la réalité historique dans ses vérités les plus crues. Il y avait lieu, en conséquence, de construire une maison commune avec des matériaux disparates dont il ne fallait ni taire les faiblesses ni maquiller les défauts. La forme, l’utilisation et l’entretien de la domiciliation nationale étaient à inventer. Dépasser et s’extraire d’un panarabisme émotionnel était une démarche intellectuelle et relevait d’une grille d’analyse politique clairement revendiquée. Et pour lever toute forme d’ambiguïtés, il sera affirmé que « la révolution algérienne n’est inféodée ni au Caire ni à Londres ni à Moscou ni à Washington ». Il serait utile de voir dans les archives égyptiennes comment ce non-alignement avant la lettre fut enregistré par les autorités égyptiennes de l’époque.
Le qualificatif d’architecte de la révolution donné à Abane prend tout son sens. Il faut cependant relever que les congressistes ont appelé leur texte « plate-forme » ; c’est à dire un lieu terrassé permettant une modularité constructive qui laisse aux générations futures la possibilité d’amender, selon leur volonté et besoins, les dispositifs hérités de leurs ainés.
Ceux qui ont substitué au Caire en aout 1957 à cette plate-forme les dictats de la bureaucratie prétorienne qui prévalent aujourd’hui encore justifient leur coup de force en arguant du fait que le texte adopté en aout 1956 fut imposé par un Abane omnipotent. Cette assertion, essentiellement produite après guerre par les réseaux résiduels du MALG, héritiers et exécutants des suggestions et intrusions nassériennes, est relativisée par plusieurs faits et témoignages.
- Des acteurs qui se sont dédit ou qui se sont tus au Caire en 1957 quand la plate- forme a été reniée étaient présents à la Soummam lors de son adoption ou en librement assumé le contenu après coup. On pense à Krim, Dahlab, Ben Khedda, Abbas, Mehri…
- On sait aujourd’hui qu’il y a eu des débats très vifs pendant toute la durée du congrès sur plusieurs sujets et que des congressistes ont vigoureusement défendu leurs positions, y compris quand il fallait contrer celles d’Abane.
- Plus anecdotique mais significatif, on a ce témoignage de madame Abane, épouse Dehiles. Quand il a fallu décider du nom à donner à l’organe de la révolution, plusieurs titres ont été envisagés ( Patriote, Combattant, El Moudjahid…). Dans le petit appartement du quartier algérois Gharmoul qui abritait la discussion, Benyoucef Benkhedda proposa le nom El Moudjahid qui emporta l’adhésion de Ben M’hidi. Madame Abane, présente sur les lieux, rapporte que Ramdane Abane avait émis de sérieuses réserves sur ce choix à cause de sa résonnance religieuse qui ne manquerait pas d’avoir des conséquences sur les développements politiques futurs. Ben Khedda insista en expliquant que cela pouvait faciliter la mobilisation des couches populaires. Ben M’hidi acquiesça. Une dernière tentative d’Abane avertissant contre les risques des associations religieuses dans les combats politiques fut sans effet. L’affaire fut soumise au vote et Abane, mis en minorité, accepta un titre de l’organe portant la parole de la révolution qui, non seulement n’était pas de son choix mais qu’il avait, vainement, essayé de retoquer.
- Nous disposons aussi de cet avis de madame Hassani née Ben M’hidi ( sœur de Larbi ) quand à la relation qui existait entre Abane et Larbi Ben M’hidi. Elle nous déclara lors d’une université d’été organisée par le RCD à Tipaza que ce qui avait permis d’arriver à la Soummam était une entente parfaite entre Ramdane et Larbi qui échangeaient sur tout. Elle ajouta que rien n’avait pu dissocier les deux hommes. Et ce ne sont pas les tentatives qui ont manqué.
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