Jules Roy (Rovigo 1907 – Vézelay 2000) fut officier dans l'infanterie puis dans l'aviation. Il participa au sein des Forces françaises libres à la Seconde Guerre mondiale. En juin 1953, il rompt avec l'armée, dont il désapprouve les méthodes.
Il se tourne alors vers la littérature. Dans ses oeuvres, il dénonce la brutalité de la colonisation de l'Algérie, et les atrocités de la guerre d'indépendance.
Il écrivit, le 25 janvier 1962 : « La cause que je sers ? Celle d'une humanité qui ne veut pas enlever le soleil, la patrie et le pain à ceux qui y ont droit. Petit-fils de colons, j'ai entendu, pendant la dernière guerre mondiale, sonner le glas du colonialisme et je dis que cela est juste. Fils d'une paysanne et d'un gendarme, je veux que mon armée soit le sel de la nation. »
En septembre 1960, après un séjour d'un mois dans son pays natal, il publie « La guerre d'Algérie » (éd. Julliard). Ci-dessous les larges extraits repris dans L'Express du 29 septembre 1960.
Jules RoyJe suis né à trente kilomètres au sud d'Alger, le 22 octobre 1907, à six heures du soir, dans un petit village de colonisation qui porte le nom d'une victoire du premier empire : Rovigo. Mon père était originaire du Doubs. Quelles circonstances l'avaient conduit à devenir gendarme ? Je ne l'ai jamais su. Il mourut quelques mois après ma naissance et on ne me parla jamais de lui. J'ai un frère, de dix-sept ans mon aîné ; lui aussi a toujours gardé le silence à ce sujet.
Mon origine profonde s'enracine à quelques kilomètres de la, à Sidi-Moussa, un autre village de colonisation construit sur un carrefour de routes, avec son église minuscule, son bistrot, son école, sa poste, ses maisons en tuiles rondes et ses gourbis. La ferme est à deux kilomètres au nord, au milieu des vignes : c'est là que j'ai passé une grande partie de mon enfance avec ma mère, ma grand-mère, mon oncle Jules et les Arabes. En ce temps-là, on ne les appelait pas encore les ratons, mais les troncs de figuier, sans doute parce qu'ils aiment s'asseoir au pied des arbres. Après la guerre 14-18, on commença à leur donner le nom de bicots.
Le plus vieil ouvrier de la ferme s'appelait Meftah. Il habitait avec sa famille une halte de paille et de torchis près du bassin et du potager. Il n'a jamais eu d'âge. Un jour, j'ai appris qu'il était mort après avoir, pendant trente ou quarante ans, fait la litière du bétail que nous avions, conduit les voitures et les attelages, porté plusieurs arrosoirs d'eau par jour du puits à la maison. A cette nouvelle, j'ai pleuré parce que je l'aimais bien. Je l'accompagnais souvent à son travail. Au retour, il me hissait sur les chevaux et quelquefois me prenait sur son dos. Ma mère n'aimait pas cela. Elle disait que j'allais attraper des poux.
Une autre race - Le vieux Mellah, on a dû l'emporter au cimetière musulman de la tribu voisine. Il n'y a pas de beaux tombeaux et des chapelles de marbre comme à Sidi-Moussa, mais de simples pierres dressées, jusqu'à ce que le temps les couche sur le sol. Aujourd'hui, ses os doivent être confondus avec la terre. Déjà, de son vivant, son visage en avait la couleur, les sillons et les craquelures.
Des autres ouvriers, je ne me souviens plus. Il y en avait beaucoup, des Kabyles surtout, qui descendaient des montagnes pour venir s'engager, en troupes, au moment des travaux saisonniers.
Avec un de ses deux frères, établis dans des villages voisins, mon oncle Jules allait de ferme en ferme battre le blé. Les engins s'installaient près des meules, sous le ciel de feu ; la gueule de la batteuse happait et engloutissait les gerbes que les fourches y jetaient, puis les tarares nettoyaient le grain qui gonflait les sacs. Une autre meule, de paille, s'élevait peu à peu, à mesure que celle de la récolte diminuait. La batteuse ronflait sourdament avec des variations et des chutes étranges dans lu note puissante qu'elle enfantait et je me laissais prendre, des jours entiers, à la griserie de soleil et de poussière qui régnait de l'aube au crépuscule.
Les Arabes s'abritaient de la chaleur sous de larges chapeaux de paille souple. Certains d'entre eux portaient des lunettes de grillage fin qui protégeaient leurs yeux de la chapelure des barbes d'épis broyés. Quand le travail était achevé sur une ferme, la machine à vapeur tirait vers une autre ferme la caravane et la roulotte où vivaient mes oncles. A travers champs, les Arabes gagnaient le chantier suivant.
En septembre, c'étaient les vendanges. Les chariots étaient gluants de sucre ; les baquets de raisins se déversaient dans les pressoirs, l'odeur du moût envahissait la ferme. Ma mère avait grand-peur que je ne tombe dans les cuves où je me penchais, fasciné par le bouillonnement du vin.
C'est pourquoi, moi qui les ai toujours vus travailler, je me suis toujours étonné d'entendre dire que les Arabes ne faisaient rien. Le soir, bien sûr, ils s'arrêtaient. Ils allumaient les feux, faisaient cuire leur soupe rouge de piments et leurs galettes d'orge pétries avec un peu d'huile, et chantaient. Quelques-uns jouaient de leurs flûtes de roseau.
Ce que je savais parce qu'on me le répétait, c'était qu'ils étaient d'une autre race que moi, inférieure à la mienne. Nous étions venus défricher leurs terres et leur apporter la civilisation. Et, à la vérité, des marécages dont j'avais entendu parler, et dont il existait encore quelques témoins sur des parcelles qui appartenaient aux tribus voisines, mes grands-parents et mon oncle avaient fait des vignes semblables à celles de Chanaan, de puissantes terres à céréales ou des orangeraies. En s'amusant ? Dans la famille de ma mère, on est mort de travail et de paludisme. J'ai connu mon oncle Jules régulièrement abattu par les fièvres et moi-même, tout enfant, j'ai été la proie de ces crises qui terrassaient subitement, faisaient grelotter en plein été malgré bouillottes et couvertures, puis assommaient. La fièvre prenait à la ferme la régularité d'un rite.
Rien de commun - Les Arabes, disait-on, n'en souffraient pas. Ils étaient autovaccinés dès leur plus jeune âge. S'il leur arrivait d'être malades, on leur donnait de la quinine ou une tasse de café, mais on ne considérait pas qu'ils pussent en être éprouvés. « Ce sont des gens qui ne vivent pas comme nous... » cette phrase jetait un voile pudique sur leur pauvreté. Ce qui pouvait apparaître comme une grande et profonde misère n'était qu'un refus de coucher dans des lits, de manger aussi bien que nous ou d'habiter des maisons bâties en dur, sous des toits. Leur bonheur, oui, était ailleurs, un peu semblable, qu'on me pardonne, à celui des bêtes de la ferme, et je crois que je les ai toujours vus considérés, chez nous, comme des bœufs, qu'on traitait bien, mais qui ne pouvaient inspirer aucune compassion. « Ils n'ont pas les mêmes besoins que nous... », me disait-on. Je le croyais volontiers, et, du coup, leur état ne pouvait m'émouvoir. Souffre-t-on de voir les bœufs coucher sur la paille ou manger de l'herbe ? Les Arabes pouvaient bien marcher nu-pieds et cheminer des jours entiers puisqu'il ne leur était pas nécessaire d'aller en voiture et encore moins de porter des chaussures. La chaleur, le froid, la faim leur étaient inconnus. Ah ! l'heureuse espèce ! Ils faisaient leur prière, matin et soir, tournés vers l'est. Les bœufs ne priaient pas et, sans doute, était-ce une supériorité des bœufs sur les Arabes. Le dieu des Arabes ne devait rien avoir de commun avec le dieu des chrétiens qu'on visitait une fois par semaine, avec une chemise propre, une cravate et une certaine circonspection. Qu'était-ce donc que cet autre dieu que des bâtards en guenilles invoquaient en se prosternant en pleins champs et qui s'occupait d'eux dans les profondeurs de la création ? Ils se reproduisaient, mais sans qu'il y eût entre enfants et parents les liens de cœur qui se nouaient chez nous ; de même, dénués de sensibilité, ils ne pouvaient pas goûter nos propres joies et nos douleurs.
Ce fut un grand étonnement pour moi quand je m'aperçus peu à peu que les troncs de figuier étaient des hommes semblables à nous, qu'ils riaient, qu'ils pleuraient, qu'ils étaient capables de sentiments nobles, comme la haine ou l'amour, la jalousie ou la gratitude. Découverte simpliste ? Mes compatriotes d'Algérie, qui ne sont pas méchants, ne l'ont pas tous faite...
Les gens de la montagne - Je savais qu'elle était vendue depuis trois ans et pourtant j'ai voulu revoir la ferme.
Il se tourne alors vers la littérature. Dans ses oeuvres, il dénonce la brutalité de la colonisation de l'Algérie, et les atrocités de la guerre d'indépendance.
Il écrivit, le 25 janvier 1962 : « La cause que je sers ? Celle d'une humanité qui ne veut pas enlever le soleil, la patrie et le pain à ceux qui y ont droit. Petit-fils de colons, j'ai entendu, pendant la dernière guerre mondiale, sonner le glas du colonialisme et je dis que cela est juste. Fils d'une paysanne et d'un gendarme, je veux que mon armée soit le sel de la nation. »
En septembre 1960, après un séjour d'un mois dans son pays natal, il publie « La guerre d'Algérie » (éd. Julliard). Ci-dessous les larges extraits repris dans L'Express du 29 septembre 1960.
Jules RoyJe suis né à trente kilomètres au sud d'Alger, le 22 octobre 1907, à six heures du soir, dans un petit village de colonisation qui porte le nom d'une victoire du premier empire : Rovigo. Mon père était originaire du Doubs. Quelles circonstances l'avaient conduit à devenir gendarme ? Je ne l'ai jamais su. Il mourut quelques mois après ma naissance et on ne me parla jamais de lui. J'ai un frère, de dix-sept ans mon aîné ; lui aussi a toujours gardé le silence à ce sujet.
Mon origine profonde s'enracine à quelques kilomètres de la, à Sidi-Moussa, un autre village de colonisation construit sur un carrefour de routes, avec son église minuscule, son bistrot, son école, sa poste, ses maisons en tuiles rondes et ses gourbis. La ferme est à deux kilomètres au nord, au milieu des vignes : c'est là que j'ai passé une grande partie de mon enfance avec ma mère, ma grand-mère, mon oncle Jules et les Arabes. En ce temps-là, on ne les appelait pas encore les ratons, mais les troncs de figuier, sans doute parce qu'ils aiment s'asseoir au pied des arbres. Après la guerre 14-18, on commença à leur donner le nom de bicots.
Le plus vieil ouvrier de la ferme s'appelait Meftah. Il habitait avec sa famille une halte de paille et de torchis près du bassin et du potager. Il n'a jamais eu d'âge. Un jour, j'ai appris qu'il était mort après avoir, pendant trente ou quarante ans, fait la litière du bétail que nous avions, conduit les voitures et les attelages, porté plusieurs arrosoirs d'eau par jour du puits à la maison. A cette nouvelle, j'ai pleuré parce que je l'aimais bien. Je l'accompagnais souvent à son travail. Au retour, il me hissait sur les chevaux et quelquefois me prenait sur son dos. Ma mère n'aimait pas cela. Elle disait que j'allais attraper des poux.
Une autre race - Le vieux Mellah, on a dû l'emporter au cimetière musulman de la tribu voisine. Il n'y a pas de beaux tombeaux et des chapelles de marbre comme à Sidi-Moussa, mais de simples pierres dressées, jusqu'à ce que le temps les couche sur le sol. Aujourd'hui, ses os doivent être confondus avec la terre. Déjà, de son vivant, son visage en avait la couleur, les sillons et les craquelures.
Des autres ouvriers, je ne me souviens plus. Il y en avait beaucoup, des Kabyles surtout, qui descendaient des montagnes pour venir s'engager, en troupes, au moment des travaux saisonniers.
Avec un de ses deux frères, établis dans des villages voisins, mon oncle Jules allait de ferme en ferme battre le blé. Les engins s'installaient près des meules, sous le ciel de feu ; la gueule de la batteuse happait et engloutissait les gerbes que les fourches y jetaient, puis les tarares nettoyaient le grain qui gonflait les sacs. Une autre meule, de paille, s'élevait peu à peu, à mesure que celle de la récolte diminuait. La batteuse ronflait sourdament avec des variations et des chutes étranges dans lu note puissante qu'elle enfantait et je me laissais prendre, des jours entiers, à la griserie de soleil et de poussière qui régnait de l'aube au crépuscule.
Les Arabes s'abritaient de la chaleur sous de larges chapeaux de paille souple. Certains d'entre eux portaient des lunettes de grillage fin qui protégeaient leurs yeux de la chapelure des barbes d'épis broyés. Quand le travail était achevé sur une ferme, la machine à vapeur tirait vers une autre ferme la caravane et la roulotte où vivaient mes oncles. A travers champs, les Arabes gagnaient le chantier suivant.
En septembre, c'étaient les vendanges. Les chariots étaient gluants de sucre ; les baquets de raisins se déversaient dans les pressoirs, l'odeur du moût envahissait la ferme. Ma mère avait grand-peur que je ne tombe dans les cuves où je me penchais, fasciné par le bouillonnement du vin.
C'est pourquoi, moi qui les ai toujours vus travailler, je me suis toujours étonné d'entendre dire que les Arabes ne faisaient rien. Le soir, bien sûr, ils s'arrêtaient. Ils allumaient les feux, faisaient cuire leur soupe rouge de piments et leurs galettes d'orge pétries avec un peu d'huile, et chantaient. Quelques-uns jouaient de leurs flûtes de roseau.
Ce que je savais parce qu'on me le répétait, c'était qu'ils étaient d'une autre race que moi, inférieure à la mienne. Nous étions venus défricher leurs terres et leur apporter la civilisation. Et, à la vérité, des marécages dont j'avais entendu parler, et dont il existait encore quelques témoins sur des parcelles qui appartenaient aux tribus voisines, mes grands-parents et mon oncle avaient fait des vignes semblables à celles de Chanaan, de puissantes terres à céréales ou des orangeraies. En s'amusant ? Dans la famille de ma mère, on est mort de travail et de paludisme. J'ai connu mon oncle Jules régulièrement abattu par les fièvres et moi-même, tout enfant, j'ai été la proie de ces crises qui terrassaient subitement, faisaient grelotter en plein été malgré bouillottes et couvertures, puis assommaient. La fièvre prenait à la ferme la régularité d'un rite.
Rien de commun - Les Arabes, disait-on, n'en souffraient pas. Ils étaient autovaccinés dès leur plus jeune âge. S'il leur arrivait d'être malades, on leur donnait de la quinine ou une tasse de café, mais on ne considérait pas qu'ils pussent en être éprouvés. « Ce sont des gens qui ne vivent pas comme nous... » cette phrase jetait un voile pudique sur leur pauvreté. Ce qui pouvait apparaître comme une grande et profonde misère n'était qu'un refus de coucher dans des lits, de manger aussi bien que nous ou d'habiter des maisons bâties en dur, sous des toits. Leur bonheur, oui, était ailleurs, un peu semblable, qu'on me pardonne, à celui des bêtes de la ferme, et je crois que je les ai toujours vus considérés, chez nous, comme des bœufs, qu'on traitait bien, mais qui ne pouvaient inspirer aucune compassion. « Ils n'ont pas les mêmes besoins que nous... », me disait-on. Je le croyais volontiers, et, du coup, leur état ne pouvait m'émouvoir. Souffre-t-on de voir les bœufs coucher sur la paille ou manger de l'herbe ? Les Arabes pouvaient bien marcher nu-pieds et cheminer des jours entiers puisqu'il ne leur était pas nécessaire d'aller en voiture et encore moins de porter des chaussures. La chaleur, le froid, la faim leur étaient inconnus. Ah ! l'heureuse espèce ! Ils faisaient leur prière, matin et soir, tournés vers l'est. Les bœufs ne priaient pas et, sans doute, était-ce une supériorité des bœufs sur les Arabes. Le dieu des Arabes ne devait rien avoir de commun avec le dieu des chrétiens qu'on visitait une fois par semaine, avec une chemise propre, une cravate et une certaine circonspection. Qu'était-ce donc que cet autre dieu que des bâtards en guenilles invoquaient en se prosternant en pleins champs et qui s'occupait d'eux dans les profondeurs de la création ? Ils se reproduisaient, mais sans qu'il y eût entre enfants et parents les liens de cœur qui se nouaient chez nous ; de même, dénués de sensibilité, ils ne pouvaient pas goûter nos propres joies et nos douleurs.
Ce fut un grand étonnement pour moi quand je m'aperçus peu à peu que les troncs de figuier étaient des hommes semblables à nous, qu'ils riaient, qu'ils pleuraient, qu'ils étaient capables de sentiments nobles, comme la haine ou l'amour, la jalousie ou la gratitude. Découverte simpliste ? Mes compatriotes d'Algérie, qui ne sont pas méchants, ne l'ont pas tous faite...
Les gens de la montagne - Je savais qu'elle était vendue depuis trois ans et pourtant j'ai voulu revoir la ferme.
Commentaire