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En Algérie, le mauvais film de la censure politique

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  • En Algérie, le mauvais film de la censure politique

    Refus de subventions et de visas d’exploitations, l’industrie cinématographique est à la peine malgré l’éclosion d’une génération de cinéastes talentueux. Plusieurs longs-métrages connaissent un succès international.

    LE MONDE | 14.09.2018 à 14h35 • Mis à jour le 14.09.2018 à 14h45 |
    Par Charlotte Bozonnet

    Lors des Rencontres cinématographiques de Béjaïa en 2017. Les organisateurs ont décidé, le 7 septembre, de suspendre leurs activités pour dénoncer l’interdiction de diffusion du film de clôture de l’édition 2018.
    Ce devait être une simple formalité. Un visionnage administratif. Après tout, le réalisateur algérien Bachir Derrais avait obtenu d’importants fonds publics pour tourner son film : un biopic sur la vie de Larbi Ben M’Hidi, héros du mouvement de libération nationale, tué en 1957 par les paras français. C’était compter sans le contrôle tatillon et anachronique des autorités algériennes.
    Le 30 août, le Centre national d’études et de recherches sur le mouvement national et la révolution du 1er novembre 1954, un organisme dépendant du ministère des anciens combattants, le mettait en demeure : « Il est strictement interdit de projeter le film ou de l’exploiter sous une quelconque forme, jusqu’à la levée des réserves et à l’accord final sur son contenu. » Le film de Bachir Derrais est jugé non conforme au scénario initial. « C’est faux. Il y a forcément des ajustements au cours d’un tournage, mais ça ne va pas plus loin », se défend le cinéaste.

    « ON A FAIT BEAUCOUP DE FILMS SUR LA RÉVOLUTION, MAIS SOUVENT SELON UNE VISION PRESQUE OFFICIELLE DE L’HISTOIRE. J’AI VOULU DÉPOUSSIÉRER CELA. » BACHIR DERRAIS, CINÉASTE

    Selon lui, les problèmes sont ailleurs : les autorités auraient trouvé l’œuvre « trop politique », ne présentant pas assez de « scènes de guerre ». Elles lui reprocheraient d’avoir trop mis l’accent sur les conflits internes au FLN de l’époque. « On a fait beaucoup de films sur la révolution, mais souvent selon une vision presque officielle de l’Histoire. J’ai voulu dépoussiérer cela », souligne Bachir Derrais qui a intenté plusieurs recours.

    Quelques jours plus tard, la censure visait une institution du cinéma indépendant en Algérie : les Rencontres cinématographiques de Béjaïa (RCB). Lancé en 2003, au sortir de la guerre civile, ce festival, qui se tient en septembre, est un espace d’expression unique pour les jeunes réalisateurs algériens. Vendredi 7 septembre, il annonçait suspendre ses activités en raison de la censure du film de clôture. Traitant de la contestation sociale, Fragments de rêves, de Bahia Bencheikh El Fegoun, n’a pas reçu le « visa culturel », sésame délivré par le ministère de la culture selon de mystérieux critères.

    Le réalisateur Bachir Derrais sur un plateau télé devant une image extraite de son film consacré au héros national Larbi Ben M’Hidi. Ce biopic est bloqué par les autorités.
    Les deux affaires mettent en lumière l’extrême difficulté rencontrée par le monde du cinéma en Algérie. Cette contrainte n’est pas nouvelle, rappelle le réalisateur chevronné Malek Bensmaïl, qui a souvent fait face à la censure, notamment pour le documentaire Contre-pouvoirs, récit de la campagne présidentielle de 2014 depuis les locaux du quotidien El Watan. Ces pressions se sont parfois exercées jusqu’en France, comme en 1999 avec Boudiaf, un espoir assassiné, un temps déprogrammé. Il estime toutefois que « la situation va en s’aggravant » : « On est dans un pays où l’image fait très peur au pouvoir. »

    Les films historiques sont particulièrement visés, comme si le pouvoir vieillissant n’avait plus que ce passé de lutte contre le colonisateur français pour défendre sa légitimité. Depuis une loi adoptée en 2011, les productions traitant de la guerre de libération sont soumises « à l’approbation préalable du gouvernement ». Mais c’est tout le septième art qui est en souffrance. Dans un pays qui reste la seule nation arabe à avoir obtenu une Palme d’or à Cannes (en 1975, avec Chronique des années de braise, de Mohammed Lakhdar-Hamina), l’industrie cinématographique est au point mort ; et on n’y compte plus qu’une quarantaine de cinémas, contre environ quatre cents dans les années 1970. Aux violences de la décennie noire (1991-2002), qui ont vidé les salles obscures, se sont ajoutées la censure et l’absence de politique volontariste.

    « ILS NOUS IGNORENT, ILS S’ARROGENT UN CONTRÔLE SUR LA CULTURE, LA MAÎTRISE DE LA CONSCIENCE COLLECTIVE D’UNE SOCIÉTÉ. CE QU’ILS FONT EST VIOLENT. » SOFIA DJAMA, RÉALISATRICE DES « BIENHEUREUX »
    Sofia Djama est la réalisatrice du film Les Bienheureux, sorti en France en 2017. Pour le financer, elle s’est notamment adressée au Fdatic, le Fonds algérien de développement de l’art, de la technique et de l’industrie cinématographique. « En Algérie, c’est très opaque. On ne sait pas qui préside la commission, qui en sont les membres, quel budget est alloué et à quels films, raconte-t-elle. Nous n’avons jamais eu de réponse à notre demande. »

    Les Bienheureux est une délicate plongée dans la société algérienne et ses blessures au sortir de la guerre civile. Primé en 2017 à la Mostra de Venise, il a connu un succès international. En Algérie, il n’a été projeté qu’à l’Institut culturel français d’Alger, aucun festival ne l’a sélectionné. Une demande de visa d’exploitation a été déposée il y a plus d’un mois, pour l’instant restée sans réponse. « Je pense que le film déplaît à cause de la scène du tapis, qui vise à interroger le rapport des gens à la religion – la jeune héroïne joue avec le tapis de prières d’un de ses amis. C’est la bigoterie ambiante. On refuse de brusquer la mentalité d’une partie de la société, on l’infantilise. C’est irrespectueux pour le public algérien », explique Sofia Djama, qui ne cache pas sa colère devant le « mépris » des autorités pour ses jeunes talents : « Ils nous ignorent, ils s’arrogent un contrôle sur la culture, la maîtrise de la conscience collective d’une société. Ce qu’ils font est violent. »

    Sofia Djama (à la Mostra de Venise en 2017), cinéaste plébiscitée à l’étranger mais peu soutenue en Algérie.
    La colère habite aussi Yanis Koussim, qui s’est lancé en 2012 dans la réalisation de son premier long-métrage. Pour Alger by Night, chronique d’une capitale tourmentée, il avait bien obtenu en 2013 le soutien du Fdatic « à l’unanimité ». Mais, en mars, les autorités ont cessé de lui verser les subventions. Montrée au ministère, l’ébauche du film aurait été jugée « osée », « mauvaise pour le public algérien ». Pour poursuivre, Yanis aurait besoin d’un mystérieux « certificat de conformité du scénario et du film ». Sauf que rien ne lui a été notifié. Le cinéaste a écrit au ministère, publié six lettres ouvertes. En vain. « On m’a rapporté des menaces, par exemple que je ne trouverai plus jamais de financement. Mais, franchement, je n’ai rien à perdre. »

    Il a lancé une opération de crowdfunding, mais des pressions ont été exercées pour que le site Internet ferme sa cagnotte. Son avocate a réussi à contrer la manœuvre. « Tant que ça fonctionnera comme ça, je ne demanderai plus d’argent à l’Algérie ! Je rêvais depuis si longtemps de ce projet, j’y ai tellement travaillé… Mais les gens qui sont censés te porter, ce sont eux qui te cassent. » Une censure d’autant plus absurde qu’elle paraît vaine. « Demain, je distribue dix clés USB avec mon film dans Alger et rapidement tous les Algériens l’auront vu en streaming. »


    Ces cas ne sont pas isolés. L’Algérie voit éclore depuis plusieurs années une jeune génération de cinéastes, hommes et femmes, talentueux, formés, courageux et qui connaissent un succès grandissant à l’étranger. A l’image de Karim Moussaoui, le réalisateur d’En attendant les hirondelles, sorti en France en 2017, et du magnifique moyen-métrage Les Jours d’avant (2013), qui relate, à travers deux adolescents d’une cité d’Alger, la descente aux enfers des années 1990. Mais aussi Hassen Ferhani, auteur du documentaire Dans ma tête un rond-point, tourné dans les abattoirs d’Alger et récompensé par de nombreux festivals. Ils offrent un cinéma intime, capable de saisir la poésie et la dureté de la société algérienne, son histoire et ses espoirs. Des œuvres plébiscitées à l’extérieur, mais contraintes à l’intérieur. Pas plus que le reste de l’Algérie, le septième art n’échappe à l’enfermement et à l’étouffement que le pouvoir politique impose au pays.

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