Les troubles de la mémoire de Chirac
Contrairement à ce que laisse entendre Jacques Chirac dans ses confessions à l’écrivain-journaliste Pierre Péan, le Maroc de Hassan II et le mouvement anti-apartheid de l’ANC n’entretenaient pas des relations idylliques.
En témoigne le fait que le président sud-africain Thabo Mbeki ait reconnu la RASD en 2004.
A deux mois de la présidentielle française, Jacques Chirac est prêt à tout pour laisser son empreinte dans l’Histoire. Quitte à s’arranger avec celle-ci lors de ses entretiens avec l’écrivain-journaliste Pierre Péan qui publie «L’Inconnu de l’Elysée». On y découvre avec stupéfaction que Jacques Chirac, sur incitation de Hassan II, serait devenu un militant du mouvement sud-africain de l’ANC* dont la lutte contre l’apartheid était incarnée par Nelson Mandela. «J’ai été militant de l’ANC de Mandela depuis la fin des années 60, le début des années 70. J’ai été approché par Hassan II (…) pour aider au financement de l’ANC. (…) Le roi du Maroc (…) a soutenu l’ANC dès le départ. Le souverain, qui avait une fortune personnelle importante, versait de l’argent à l’ANC ; il pensait que plus on donnait, mieux cela valait… Il avait constitué un réseau de gens qui aidaient au financement de l’ANC. Il m’avait choisi pour cela», affirme-t-il.
Non seulement il est de notoriété publique que Jacques Chirac n’a commencé à réellement s’intéresser à l’ANC qu’à la libération de Mandela en 1994 mais qu’en plus la droite française a commercé et collaboré avec le régime de l’apartheid. En dépit de l’embargo contraignant sur les armes imposé à l’Afrique du Sud en 1977 par l’ONU, Paris a vendu des armements à Pretoria jusqu’à l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand en 1981. La France a de surcroît fourni de l’uranium enrichi aux Sud-Africains pour leur centrale civile de Koeberg et la question se pose en ce qui concerne son implication dans les centres secrets sud-africains d’enrichissement de Pelindaba et de Valindaba construits en partie par une société privée allemande.
Mohammed V, fervent soutien
de l’ANC
Quant aux relations entre le Maroc et l’ANC, elles sont bien plus chaotiques que ne le laisse entendre Jacques Chirac. Historiquement, il est avéré que sous Mohammed V, le royaume a été un fervent soutien de l’ANC et a mis à sa disposition des bases d’entraînement militaire situées dans la province d’Azilal, dans l’Atlas. Mohammed V soutenait également la plupart des mouvements de libération d’Afrique Australe et a, par exemple, fourni des armes au MPLA qui a lancé la lutte armée en Angola en 1956 pour obtenir l’Indépendance en 1975.
Prince héritier, le futur Hassan II suit la ligne paternelle et, une fois sur le trône, s’engagera dans cette voie jusqu’à l’Indépendance de l’Algérie. En témoigne le fait qu’en 1961, Rabat abrite alors les locaux de nombreux mouvements de libération africains comme l’ANC ou un comité créé cette même année dans la capitale marocaine et qui regroupe les mouvements contre la colonisation portugaise en Afrique, le CONCP. «Ces mouvements avaient leurs bureaux au-dessus du restaurant La Mama, à Rabat. Le Palais royal nous faisait parvenir des valises de billets et des faux passeports avec des noms marocains. Le docteur Khatib se chargeait à l’époque de nous acheminer l’argent et les passeports», se souvient ce militant chevronné de l’ANC. Grâce à cette aide précieuse, des militants africains ont ainsi pu voyager incognito pour défendre leur cause, comme par exemple l’actuel ambassadeur d’Angola au Maroc qui bénéficiait d’un passeport marocain établi au nom de «Berrada». À partir de 1962, les relations entre Hassan II et l’ANC commencent à se tendre. En tournée au Maghreb cette année-là, Nelson Mandela, alors dans la clandestinité, est reçu par le Tunisien Bourguiba et par l’Algérien Ben Bella mais pas par Hassan II. Dans les mois qui suivent l’Indépendance de l’Algérie, les mouvements de libération africains basés à Rabat migrent alors vers Alger.
La rupture définitive avec l’ANC intervient lors de la Guerre des Sables entre l’Algérie et le Maroc, en 1963 : ces mêmes mouvements prennent fait et cause pour l’Algérie. Ce parti pris, que Hassan II vit comme une véritable trahison, pèsera lourd des années plus tard. À la toute fin des années 70 et au début des années 80, le Maroc est alors en guerre contre le Front Polisario, soutenu par l’Algérie. Comme le raconte très bien le commandant Tobji dans son ouvrage Les officiers de Sa Majesté, l’armée marocaine est alors en difficulté sur le terrain des opérations militaires, face à un Polisario aux commandos mobiles et bien équipés. Après avoir été conseillé par la France, le Maroc décide alors de se fournir en blindés légers auprès du régime raciste et pro-apartheid de l’Afrique du Sud. Plus exactement en blindés légers de conception française appelés AML Panhard 60 et 90 baptisés «Eland» en Afrique du Sud. Ce pays possède en effet une licence pour les fabriquer et les adapter mais en théorie pas pour les exporter. Anecdote savoureuse s’il en est, Hassan II qui connaissait l’implication d’un tel geste avait alors décrété «je suis prêt à pactiser avec le diable»… C’est également l’époque où la Guerre Froide fait rage. La politique étrangère de Hassan II étant résolument pro-occidentale, le monarque n’était pas insensible aux arguments des Américains, notamment ceux de Henry Kissinger, qui considéraient l’Afrique du Sud de l’apartheid comme un allié contre l’URSS en Afrique. Les fameux Panhard ne tardent pas à faire parler d’eux. Le 23 mars 1980, l’Agence France Presse annonce que le Polisario a capturé des militaires marocains et des blindés que le mouvement indépendantiste présente comme étant sud-africains. La propagande et les mensonges sévissant des deux côtés, la méfiance reste de mise dans un premier temps. Deux jours plus tard, ce secret d’Etat de Hassan II sera en quelque sorte confirmé -sans doute naïvement- par deux journalistes marocains bien connus de l’hebdomadaire Jeune Afrique dont l’un était le confident du général Dlimi, lors d’un dîner à Paris, en présence de journalistes. L’ANC, elle, n’avait pas de doute sur l’origine des blindés puisque son représentant à Alger, Thami Sindelo, les avait formellement identifiés sur le lieu même de leur capture par le Polisario.
Quand le général Kadiri essayait de convaincre Thabo Mbeki
Du temps de Hassan II, le flirt poussé du Maroc avec le régime sud-africain de l’apartheid ne s’est pas arrêté à cet achat d’équipement militaire. En 1981, le Maroc a tenté de négocier un important prêt financier aux conditions avantageuses auprès de l’Afrique du Sud avant que les négociations n’échouent suite à des fuites dans la presse. Ces choix de la politique africaine de Hassan II, tout comme son soutien au chef de guerre de l’Unita, Jonas Savimbi, pendant la guerre civile en Angola (ce dernier possédait une villa à Rabat jusqu’à sa mort en 2002) pèse aujourd’hui lourd dans les mauvaises relations entre le Maroc et Pretoria. En 2004, le président sud-africain Thabo Mbeki, entré à l’ANC à l’âge de 14 ans, a reconnu la RASD et ce malgré une visite du général Kadiri qui avait désespérément tenté de l’en dissuader quelques mois plus tôt. Ces choix sont également la cause des relations tendues entre le Maroc et des pays africains comme l’Angola, le Mozambique, le Zimbabwe et la Namibie.
Catherine Graciet
Contrairement à ce que laisse entendre Jacques Chirac dans ses confessions à l’écrivain-journaliste Pierre Péan, le Maroc de Hassan II et le mouvement anti-apartheid de l’ANC n’entretenaient pas des relations idylliques.
En témoigne le fait que le président sud-africain Thabo Mbeki ait reconnu la RASD en 2004.
A deux mois de la présidentielle française, Jacques Chirac est prêt à tout pour laisser son empreinte dans l’Histoire. Quitte à s’arranger avec celle-ci lors de ses entretiens avec l’écrivain-journaliste Pierre Péan qui publie «L’Inconnu de l’Elysée». On y découvre avec stupéfaction que Jacques Chirac, sur incitation de Hassan II, serait devenu un militant du mouvement sud-africain de l’ANC* dont la lutte contre l’apartheid était incarnée par Nelson Mandela. «J’ai été militant de l’ANC de Mandela depuis la fin des années 60, le début des années 70. J’ai été approché par Hassan II (…) pour aider au financement de l’ANC. (…) Le roi du Maroc (…) a soutenu l’ANC dès le départ. Le souverain, qui avait une fortune personnelle importante, versait de l’argent à l’ANC ; il pensait que plus on donnait, mieux cela valait… Il avait constitué un réseau de gens qui aidaient au financement de l’ANC. Il m’avait choisi pour cela», affirme-t-il.
Non seulement il est de notoriété publique que Jacques Chirac n’a commencé à réellement s’intéresser à l’ANC qu’à la libération de Mandela en 1994 mais qu’en plus la droite française a commercé et collaboré avec le régime de l’apartheid. En dépit de l’embargo contraignant sur les armes imposé à l’Afrique du Sud en 1977 par l’ONU, Paris a vendu des armements à Pretoria jusqu’à l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand en 1981. La France a de surcroît fourni de l’uranium enrichi aux Sud-Africains pour leur centrale civile de Koeberg et la question se pose en ce qui concerne son implication dans les centres secrets sud-africains d’enrichissement de Pelindaba et de Valindaba construits en partie par une société privée allemande.
Mohammed V, fervent soutien
de l’ANC
Quant aux relations entre le Maroc et l’ANC, elles sont bien plus chaotiques que ne le laisse entendre Jacques Chirac. Historiquement, il est avéré que sous Mohammed V, le royaume a été un fervent soutien de l’ANC et a mis à sa disposition des bases d’entraînement militaire situées dans la province d’Azilal, dans l’Atlas. Mohammed V soutenait également la plupart des mouvements de libération d’Afrique Australe et a, par exemple, fourni des armes au MPLA qui a lancé la lutte armée en Angola en 1956 pour obtenir l’Indépendance en 1975.
Prince héritier, le futur Hassan II suit la ligne paternelle et, une fois sur le trône, s’engagera dans cette voie jusqu’à l’Indépendance de l’Algérie. En témoigne le fait qu’en 1961, Rabat abrite alors les locaux de nombreux mouvements de libération africains comme l’ANC ou un comité créé cette même année dans la capitale marocaine et qui regroupe les mouvements contre la colonisation portugaise en Afrique, le CONCP. «Ces mouvements avaient leurs bureaux au-dessus du restaurant La Mama, à Rabat. Le Palais royal nous faisait parvenir des valises de billets et des faux passeports avec des noms marocains. Le docteur Khatib se chargeait à l’époque de nous acheminer l’argent et les passeports», se souvient ce militant chevronné de l’ANC. Grâce à cette aide précieuse, des militants africains ont ainsi pu voyager incognito pour défendre leur cause, comme par exemple l’actuel ambassadeur d’Angola au Maroc qui bénéficiait d’un passeport marocain établi au nom de «Berrada». À partir de 1962, les relations entre Hassan II et l’ANC commencent à se tendre. En tournée au Maghreb cette année-là, Nelson Mandela, alors dans la clandestinité, est reçu par le Tunisien Bourguiba et par l’Algérien Ben Bella mais pas par Hassan II. Dans les mois qui suivent l’Indépendance de l’Algérie, les mouvements de libération africains basés à Rabat migrent alors vers Alger.
La rupture définitive avec l’ANC intervient lors de la Guerre des Sables entre l’Algérie et le Maroc, en 1963 : ces mêmes mouvements prennent fait et cause pour l’Algérie. Ce parti pris, que Hassan II vit comme une véritable trahison, pèsera lourd des années plus tard. À la toute fin des années 70 et au début des années 80, le Maroc est alors en guerre contre le Front Polisario, soutenu par l’Algérie. Comme le raconte très bien le commandant Tobji dans son ouvrage Les officiers de Sa Majesté, l’armée marocaine est alors en difficulté sur le terrain des opérations militaires, face à un Polisario aux commandos mobiles et bien équipés. Après avoir été conseillé par la France, le Maroc décide alors de se fournir en blindés légers auprès du régime raciste et pro-apartheid de l’Afrique du Sud. Plus exactement en blindés légers de conception française appelés AML Panhard 60 et 90 baptisés «Eland» en Afrique du Sud. Ce pays possède en effet une licence pour les fabriquer et les adapter mais en théorie pas pour les exporter. Anecdote savoureuse s’il en est, Hassan II qui connaissait l’implication d’un tel geste avait alors décrété «je suis prêt à pactiser avec le diable»… C’est également l’époque où la Guerre Froide fait rage. La politique étrangère de Hassan II étant résolument pro-occidentale, le monarque n’était pas insensible aux arguments des Américains, notamment ceux de Henry Kissinger, qui considéraient l’Afrique du Sud de l’apartheid comme un allié contre l’URSS en Afrique. Les fameux Panhard ne tardent pas à faire parler d’eux. Le 23 mars 1980, l’Agence France Presse annonce que le Polisario a capturé des militaires marocains et des blindés que le mouvement indépendantiste présente comme étant sud-africains. La propagande et les mensonges sévissant des deux côtés, la méfiance reste de mise dans un premier temps. Deux jours plus tard, ce secret d’Etat de Hassan II sera en quelque sorte confirmé -sans doute naïvement- par deux journalistes marocains bien connus de l’hebdomadaire Jeune Afrique dont l’un était le confident du général Dlimi, lors d’un dîner à Paris, en présence de journalistes. L’ANC, elle, n’avait pas de doute sur l’origine des blindés puisque son représentant à Alger, Thami Sindelo, les avait formellement identifiés sur le lieu même de leur capture par le Polisario.
Quand le général Kadiri essayait de convaincre Thabo Mbeki
Du temps de Hassan II, le flirt poussé du Maroc avec le régime sud-africain de l’apartheid ne s’est pas arrêté à cet achat d’équipement militaire. En 1981, le Maroc a tenté de négocier un important prêt financier aux conditions avantageuses auprès de l’Afrique du Sud avant que les négociations n’échouent suite à des fuites dans la presse. Ces choix de la politique africaine de Hassan II, tout comme son soutien au chef de guerre de l’Unita, Jonas Savimbi, pendant la guerre civile en Angola (ce dernier possédait une villa à Rabat jusqu’à sa mort en 2002) pèse aujourd’hui lourd dans les mauvaises relations entre le Maroc et Pretoria. En 2004, le président sud-africain Thabo Mbeki, entré à l’ANC à l’âge de 14 ans, a reconnu la RASD et ce malgré une visite du général Kadiri qui avait désespérément tenté de l’en dissuader quelques mois plus tôt. Ces choix sont également la cause des relations tendues entre le Maroc et des pays africains comme l’Angola, le Mozambique, le Zimbabwe et la Namibie.
Catherine Graciet
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