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Sid Ahmed Semiane, journaliste et écrivain : «Les témoignages les plus importants ne sont pas ceux des généraux»

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  • Sid Ahmed Semiane, journaliste et écrivain : «Les témoignages les plus importants ne sont pas ceux des généraux»

    Écrit par Nordine azzouz

    Pour le côté face de l’Histoire, Octobre 88, c’est la récolte à la saison du labour, la couleur en temps de grêle et de gris, la venue en automne du printemps berbère de 1980 et des luttes d’avant et d’après. Pour le côté sombre, c’est les chars dans les rues d’Alger, la répression et le massacre de centaines d’hommes : des jeunes surtout : humiliés, offensés, tués ou mutilés à vie.

    Des gamins dont le rêve s’est crevé en « indemnité » comme le crie froidement un des témoins que le journaliste Sid Ahmed Semiane, plus connu sous la signature de SAS - le seul à avoir réalisé un tel travail de mémoire -, a rencontré et fait parler, parmi les acteurs et les victimes des journées rouges qui ont ébranlé l’Algérie, dans la réédition augmentée et enrichie de son livre
    « Octobre. Ils parlent » aux éditions Barzakh. Un voyage au bout de l’horreur. Au cœur de ténèbres algériennes en guise d’invitation. Entretien en guise d’invitation à lire.


    Reporters : Vous êtes sur le point de sortir un livre témoignage sur les événements d’octobre 1988. Il s’agit d’une réédition et d’un enrichissement d’un travail que vous avez déjà réalisé au tournant des années 2000. Est-ce exact ?

    Sid Ahmed Semiane : Oui. C’est exactement ça. Et c’était en 1998 pour être plus précis. C’était 10 ans après les événements. Là, il s’agit d’une nouvelle version. Une version revue, corrigée, augmentée et complètement réagencée. Vous savez le livre a été fait, dans sa première mouture, il y a 20 ans, un peu dans la précipitation. Enfin, pas qu’un peu mais beaucoup dans la précipitation. Le livre aurait pu ne jamais exister.
    Et s’il existe, c’est grâce à un seul homme qui était très rock and roll dans sa façon de faire et c’est Mohamed Benchicou. Il m’a immédiatement dit « ok » quand je lui avais présenté un bout de papier sur lequel était griffonné le nom des plus hauts responsables de l’Etat, ceux qui avaient géré l’état de siège, ceux qui avaient géré Octobre… Je me rappelle que ces gens-là n’avaient encore jamais évoqué la tragédie d’Octobre qui restait cloitrée dans le silence et le non-dit… Je rappelle aussi que pour la plupart d’entre eux, personne n’était encore habitué au jeu des questions-réponses. Le silence, c’était leur façon à eux de gérer le pays.
    Mohamed Benchicou a immédiatement dit « ok, mais à une seule condition, avait-il rajouté, il faut que le livre soit prêt et dans les librairies le 5 octobre », sinon il estimait que ça n’avait aucune espèce d’intérêt. Et cette discussion nous l’avons eu au mois de juin, vers la fin du mois, donc trois mois exactement avant la date butoir. J’étais suffisamment cinglé et à la limite de l’inconscience pour dire avec l’arrogance de la jeunesse : Oui, bien sûr, il sera prêt. » C’était de la folie furieuse. Je n’avais aucun contact. Je ne connaissais personne. Et dans ma feuille de route, il fallait interroger les plus hauts responsables de l’époque. Et me voilà face à eux, chez eux, avec mes baskets pourris, mon sac à dos et mon enregistreur pour les interroger sur un des moments clés de l’histoire de ce pays. Un moment tragique dans lequel tous avaient peu ou prou joué un rôle. Il fallait voir leur visage se crisper quand j’évoquais avec eux la question de la torture, par exemple. Ce fut une grande aventure.

    Pourquoi cet intérêt renouvelé pour cette période de notre histoire contemporaine ?

    Ce n’est pas un intérêt renouvelé. C’est un intérêt continu. Octobre a fait l’être que je suis. Octobre m’a permis d’écrire dans un des plus prestigieux hebdomadaires de ce pays, alors que je n’avais pas encore fait mes 17 ans. Octobre m’a permis de connaître les deux plus belles années de démocratie, entre 1989 et 1991. Le rêve était permis à ce moment-là. Et j’estime que c’est ce qui a de plus tragique : nous ne rêvons plus. C’est triste. On espère seulement, comme des vieux. Le rêve c’est de l’audace. C’est de l’imprudence. De belles imprudences.
    L’espérance parfois tue le rêve. L’espérance, c’est du rêve au rabais. Il faut que ce pays se remette à rêver. Il faut créer de nouveaux rêves. Construire de nouvelles audaces. Et ces audaces existent. C’est la gestion policière qui freine encore ces audaces.

    Vous avez été parmi les rares à avoir approché des acteurs importants des événements qui ont marqué les journées rouges d’Octobre et à solliciter leurs témoignages. Est-ce que ce travail a été facile par rapport au caractère sensible des sujets que vous avez abordés, on parle ici surtout de ceux qui étaient aux commandes de l’appareil sécuritaire et répressif ? Et qu’en est-il des victimes de la répression : ceux que vous avez pu approcher vous ont-ils tout dit de ce qu’ils ont subi ?

    La plus grande difficulté, c’était déjà de rentrer en contact avec eux. Je ne les connaissais pas. Ils étaient à la retraite. Ils ne parlaient pas. Ils n’avaient jamais évoqué des choses aussi sensibles. C’est mon ami Miloud Brahimi, l’avocat, qui m’a aidé à les contacter. Miloud a un carnet d’adresses impressionnant. Il connaît tout le monde. C’est quasiment lui qui m’a ouvert toutes les portes. Sauf celle de Khaled Nezzar. Donc, les contacter fut une dure épreuve. Ensuite, il fallait les convaincre de parler. Ce qui fut une autre difficulté. Je savais que je n’allais pas leur faire dire la vérité. Les événements étaient trop frais. Les acteurs étaient tous en vie, la plupart encore en poste… Alors difficile pour eux de se lâcher, de dire les faits tels qu’ils se sont déroulés. De balancer toute la vérité. Tout ce qu’ils savaient. Pis, surtout, la parole n’est pas un trait de caractère de leur culture politique, conçue autour de l’intrigue, du silence, du non-dit.

    Un retour sur ces événements suppose également, trente ans après, un retour vers des acteurs de ces événements. Avez-vous cherché à approcher de nouveau les témoins que vous aviez interviewés au moment de la sortie de la première édition de votre livre ? Qui sont ceux qui ont le plus marqué votre mémoire ?

    Non, pas du tout. Je n’ai pas du tout essayé d’approcher ceux que j’avais déjà interrogés il y a 20 ans. Pour quel but ? Dans quel intérêt ? Non.
    Quant à ceux qui ont marqué le plus ma mémoire, je vous dirai tout de suite, comme je le rappelais ce matin à l’une de vos censeurs, que les témoignages les plus importants ne sont pas ceux des généraux, même si c’est ce qui avait attiré le regard des médias et des lecteurs lors de la première sortie du livre. D’ailleurs, il y a un aspect injuste qui j’espère sera réparé avec cette nouvelle sortie. Tout le monde avait focalisé sur les témoignages des généraux, alors qu’il y avait des pépites entre hommes et femmes de l’opposition et de certains intellectuels que j’avais interviewés et qui sont passées presque inaperçues. Et je trouve ça vraiment injuste. Il faut lire ce que raconte Dalila Morsli, Louisa Hanoune, Saïd Sadi, Hachemi Cherif, Ali Dilem, Mustapha Lacheraf, Boukrouh, Abdelhamid Benzine, Waciny Laaradj… Très important. Mais, indéniablement, je pense que ce qui m’a le plus ému, aux larmes parfois, ce sont les témoignages des victimes d’Octobre. Et il faut lire Ras Kabouss, un homme torturé de la pire des manières, un homme à qui on a coupé le sexe avec du fil de fer. On lui roulait du fil de fer autour du sexe et deux hommes tiraient avec des tenailles, chacun d’un côté, comme au Moyen âge, jusqu’à ce que la peau cède, saigne… jusqu’à ce que son organe devienne un bout graisse qui pendouille. On lui a fait faire les pires des atrocités. Et ses tortionnaires sont restés anonymes. Ils sont en liberté. Ils ont certainement continué à sévir longtemps encore.
    J’étais pétrifié lorsqu’il me racontait ses longues séances de torture. Il y avait de la dignité dans sa voix, de la douleur dans les yeux. Mais il parlait. Parfois, il souriait même. J’avais du mal à l’interroger. Pour lui dire quoi ? Je me trouvais indécent. Mais pourtant, je savais qu’il fallait que je le fasse. Et je l’ai fait. Le témoignage des victimes est pour moi une des parties les plus importantes de ce livre. Vraiment la plus importante.

    Qui sont ceux que vous auriez voulu interviewer et que vous n’avez pas pu faire ?

    Ah ! j’aurais aimé faire Aït Ahmed, par exemple. Mouloud Hamrouche, mais il avait refusé il y a 20 ans déjà. J’aurais aimé faire Djamel Zenati, pour moi un des plus brillants et plus lucides politiques de ce pays. Enfin, ils sont une poignée de personnes que j’aurais aimé interroger. Mais bon… c’est comme ça. On fait avec ce qu’on a.

    Trente ans sont passés et il semble, selon certains, que la tragédie d’Octobre n’a plus la force du sens qu’elle avait il y a quelque temps. Etes-vous d’accord avec cette appréciation ? Qu’est-ce qui a changé selon vous dans le pays depuis cette époque ?

    Tout a changé dans le pays. Nous ne vivons plus dans le même pays. Et les changements sont tellement profonds que ce pays en question que nous avons connu paraît irréel pour certains. J’ai un ami qui travaille avec nous dans le cinéma. Il y a quelque temps, il nous racontait des choses. Et dans la discussion, je me rends compte qu’il a vingt ans. Et que de l’Algérie, il ne connaît finalement que Bouteflika. Même pas Boudiaf. D’ailleurs pour le charrier, je lui ai dit qu’il n’avait pas 20 ans, mais 4 mandats. 4 mandats, c’est son âge. Le vrai. Trente ans sont passés. Oui. Mais c’est 30 ans de guerre, de terreur, de terrorisme, de massacres, de carnages, d’écoles brulées, d’attentats, de corruption mentale et économique… Tout a été déstructuré. Nous assistons en direct et chaque jour un peu plus à l’effondrement de l’Etat, de ses institutions, au piétinement des lois de la République. Quand un pays change, tout change avec lui. Toute perception est différente. Tout bouge. Le sens de l’histoire, des événements. Tout. Construire un grand pays fortifie le présent, tranquillise le futur et donne plus d’épaisseur au passé, à l’histoire. Quand nous détruisons un pays, quand nous le piétinons, nous détruisons son présent, on hypothèque son avenir et on assombrit son histoire. C’est normal que la tragédie d’Octobre n’ait plus la force du sens qu’elle avait. Nous sommes en perte de sens justement. Nous ne fabriquons plus du sens. Nous fabriquons de l’insensé. Nous fabriquons de l’oubli. Une crise de sens, c’est pire qu’une crise politique. Ne plus savoir quel sens donner à son histoire, à son pays, à son économie, à sa religion, à sa jeunesse, à son école… c’est pire que tout.

    On susurre que vous travaillez sur une fiction romanesque sur Octobre. Est-ce vrai ? Elle porterait sur quoi qui n’a pas été déjà dit ?

    Ça fait un moment que je cultive l’idée d’en faire un film. Il y a l’idée d’un long-métrage documentaire d’abord. Pendant des années, j’ai cumulé suffisamment de matériaux sonores, écrits, vidéo, qui peuvent constituer une bonne base de départ pour construire autour un film. J’en parlais récemment avec Hassan Ferhani, d’ailleurs. Sinon, il existe une première ébauche, pas très aboutie, d’une fiction. Enfin, une histoire vraie en fait. L’histoire de l’errance de trois gamins pendant l’état de siège. Mais je n’en dirai pas plus, comme diraient les apparatchiks.
    REPORTERS.DZ
    The truth is incontrovertible, malice may attack it, ignorance may deride it, but in the end; there it is.” Winston Churchill
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