A une partie des exilés algériens "Rentrez ou taisez-vous sur nos sorts !" "Pourquoi avoir quitté l’Algérie si l’Algérie va si bien ? Fuit-on jamais le paradis pour vivre en enfer parisien ?"
▬ Lu pour vous ▬
(Le Point / 3 Janvier 2019)
Comment une chronique dénonçant le manque de loisirs en Algérie a déclenché un procès en traîtrise.
Une expérience étonnante : l’auteur de ces lignes a écrit, en Algérie, pour un journal algérien, une chronique sur la tragédie de l’ennui. Chaque semaine, la mer rejette des dizaines de cadavres de jeunes qui essaient de fuir non le manque de pain mais le manque de sens et de joie. Chaque plage est désormais un versant de cimetière parce que le pays est vieux et s’enfonce dans les condoléances mémorielles et l’éloge du passé.
La réaction, sur Twitter, à cette chronique intitulée « Question sérieuse : que faire de son temps en Algérie ? », a été virulente. De la part des Algériens ? Non. Après vérification, il s’avère que l’écrasante majorité des insultes et menaces reçues arrive de France.
Certains immigrés, des Français d’origine algérienne, des exilés n’ont pas accepté cette « atteinte à l’image de l’Algérie ». Pas l’image du réel, mais l’image du pays que certains cultivent dans une sorte de remake pauvre de la « nostalgérie ».
L’image fantasmée du pays que certains ont fui, où ils ne reviennent qu’en touristes ou jamais, ou avec la grimace méprisante qui commence à l’aéroport. Ce fut un déluge d’arguments hallucinants.
D’abord, « il ne faut pas parler ainsi de l’Algérie car cela sert nos adversaires racistes en France ». L’argument est une nuance sournoise du mépris : cela veut dire que je ne dois pas écrire en Algérie ce qui arrive dans mon pays, ce que je vis, pour préserver le narcissisme blessé de quelques immigrés ou exilés.
En plus clair : crevez, mais ne dénoncez pas, car cela incommode notre image, notre ego communautaire. Un autre argument ? « Le tourisme existe en Algérie, j’y vais chaque été. » Bien sûr, cela est possible : avec 500 euros échangés au marché noir à 1 euro contre 210 dinars, le loisir « existe ».
Un exilé me photographia même son plat dans un restaurant algérois, oubliant qu’Alger n’est pas l’Algérie. Une autre, vivant à Paris, libre de son corps et de ses mouvements, m’expliqua que ses cousines avaient Internet ! Le salaire minimum atteignant à peine 200 euros par mois pour l’Algérien, il est facile de revenir en été, se loger dans un 5-étoiles à Alger et décréter que le pays va bien et que ceux qui dénoncent la misère sont des traîtres.
Traîtres pourquoi ? « Pour avoir des papiers. » Ces papiers que ces exilés possèdent déjà, heureux du passeport rouge mais crachant, en intime, sur le drapeau qui va avec. « La France n’est pas le paradis non plus », m’a-t-on écrit. Mais alors pourquoi y rester et pourquoi ne pas s’y investir et lutter pour rendre ce pays heureux ? Pourquoi avoir quitté l’Algérie si, contrairement à ce que je dis, l’Algérie va si bien ? Fuit-on jamais le paradis pour vivre en enfer parisien ? Et pourquoi ne jamais revenir ?
Deux chiffres : cette semaine, on a compté 20 morts, brûlés ou noyés en haute mer au large d’Oran. La chaloupe de 29 passagers clandestins vers l’Espagne avait pris feu. On en sauva 9. Cette « communauté » si narcissique ne s’est pas émue de cette tragédie, comme elle le fit pour son « souci d’image ».
Un autre chiffre ? En 2017, l’Algérie n’a reçu que 2,1 milliards de dollars en transfert de devises par sa communauté à l’étranger, loin derrière le Nigeria ( 22 milliards ), l’Egypte ( 20 milliards ) et le Maroc ( 7,5 milliards de dollars ).
La raison est qu’on ne fait pas confiance à ce pays, qu’on préfère le marché noir aux banques. On ne place pas son argent dans ce pays, on fait fuir ses enfants, on s’installe en France pour mieux jouer l’Algérien et rêver de l’Algérie.
L’exil est dur et douloureux, mais il ne faut pas le transformer en refus de vivre ou en intégrisme. Jouer aux commissaires politiques contre les autochtones qui démentent ce souvenir idéalisé de la terre natale est un aveu d’échec intime. Alors, aidez-nous ou aidez-vous avec votre silence.
Pourquoi avoir quitté l’Algérie si l’Algérie va si bien ?
Fuit-on jamais le paradis pour vivre en enfer parisien ? Par Kamel Daoud • Le Point • 3 Janvier 2019.
▬ Lu pour vous ▬
(Le Point / 3 Janvier 2019)
Comment une chronique dénonçant le manque de loisirs en Algérie a déclenché un procès en traîtrise.
Une expérience étonnante : l’auteur de ces lignes a écrit, en Algérie, pour un journal algérien, une chronique sur la tragédie de l’ennui. Chaque semaine, la mer rejette des dizaines de cadavres de jeunes qui essaient de fuir non le manque de pain mais le manque de sens et de joie. Chaque plage est désormais un versant de cimetière parce que le pays est vieux et s’enfonce dans les condoléances mémorielles et l’éloge du passé.
La réaction, sur Twitter, à cette chronique intitulée « Question sérieuse : que faire de son temps en Algérie ? », a été virulente. De la part des Algériens ? Non. Après vérification, il s’avère que l’écrasante majorité des insultes et menaces reçues arrive de France.
Certains immigrés, des Français d’origine algérienne, des exilés n’ont pas accepté cette « atteinte à l’image de l’Algérie ». Pas l’image du réel, mais l’image du pays que certains cultivent dans une sorte de remake pauvre de la « nostalgérie ».
L’image fantasmée du pays que certains ont fui, où ils ne reviennent qu’en touristes ou jamais, ou avec la grimace méprisante qui commence à l’aéroport. Ce fut un déluge d’arguments hallucinants.
D’abord, « il ne faut pas parler ainsi de l’Algérie car cela sert nos adversaires racistes en France ». L’argument est une nuance sournoise du mépris : cela veut dire que je ne dois pas écrire en Algérie ce qui arrive dans mon pays, ce que je vis, pour préserver le narcissisme blessé de quelques immigrés ou exilés.
En plus clair : crevez, mais ne dénoncez pas, car cela incommode notre image, notre ego communautaire. Un autre argument ? « Le tourisme existe en Algérie, j’y vais chaque été. » Bien sûr, cela est possible : avec 500 euros échangés au marché noir à 1 euro contre 210 dinars, le loisir « existe ».
Un exilé me photographia même son plat dans un restaurant algérois, oubliant qu’Alger n’est pas l’Algérie. Une autre, vivant à Paris, libre de son corps et de ses mouvements, m’expliqua que ses cousines avaient Internet ! Le salaire minimum atteignant à peine 200 euros par mois pour l’Algérien, il est facile de revenir en été, se loger dans un 5-étoiles à Alger et décréter que le pays va bien et que ceux qui dénoncent la misère sont des traîtres.
Traîtres pourquoi ? « Pour avoir des papiers. » Ces papiers que ces exilés possèdent déjà, heureux du passeport rouge mais crachant, en intime, sur le drapeau qui va avec. « La France n’est pas le paradis non plus », m’a-t-on écrit. Mais alors pourquoi y rester et pourquoi ne pas s’y investir et lutter pour rendre ce pays heureux ? Pourquoi avoir quitté l’Algérie si, contrairement à ce que je dis, l’Algérie va si bien ? Fuit-on jamais le paradis pour vivre en enfer parisien ? Et pourquoi ne jamais revenir ?
Deux chiffres : cette semaine, on a compté 20 morts, brûlés ou noyés en haute mer au large d’Oran. La chaloupe de 29 passagers clandestins vers l’Espagne avait pris feu. On en sauva 9. Cette « communauté » si narcissique ne s’est pas émue de cette tragédie, comme elle le fit pour son « souci d’image ».
Un autre chiffre ? En 2017, l’Algérie n’a reçu que 2,1 milliards de dollars en transfert de devises par sa communauté à l’étranger, loin derrière le Nigeria ( 22 milliards ), l’Egypte ( 20 milliards ) et le Maroc ( 7,5 milliards de dollars ).
La raison est qu’on ne fait pas confiance à ce pays, qu’on préfère le marché noir aux banques. On ne place pas son argent dans ce pays, on fait fuir ses enfants, on s’installe en France pour mieux jouer l’Algérien et rêver de l’Algérie.
L’exil est dur et douloureux, mais il ne faut pas le transformer en refus de vivre ou en intégrisme. Jouer aux commissaires politiques contre les autochtones qui démentent ce souvenir idéalisé de la terre natale est un aveu d’échec intime. Alors, aidez-nous ou aidez-vous avec votre silence.
Pourquoi avoir quitté l’Algérie si l’Algérie va si bien ?
Fuit-on jamais le paradis pour vivre en enfer parisien ? Par Kamel Daoud • Le Point • 3 Janvier 2019.
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