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La sépulture pour une sacralisation du territoire

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  • La sépulture pour une sacralisation du territoire

    On ne saurait comprendre le phénomène extraordinaire de guerres de sépultures, qui marqua le Maghreb historique, sans passer en revue les différents aspects du culte de la tombe.

    Très lié à la religion du terroir et étroitement solidaire du système social, il s’ajuste et s’érige comme repère principal autour duquel gravitent de multiples pouvoirs et s’organisent les cités maghrébines.

    Les tombes des personnages mythiques, symboles de révérence et de puissance, contribuèrent à la naissance et à l’essor des plus vieilles cités méditerranéennes. C’est ainsi qu’elles furent, depuis la nuit des temps, au centre des conflits inter-cités. Hérodote nous apprend que Naxox purifia l’île de Crète en déterrant les morts des autres pour ne conserver uniquement ou ne faire vénérer que les siennes parmi les divinités (1).

    Le tombeau qui perpétue le pouvoir sanctificateur d’un saint est le lieu détenteur de privilèges nombreux. Donnant consistance à certains mythes et symboles, il génère un pôle de pouvoir spirituel et politique et manifeste la force réelle et virtuelle de la tribu. Ses prérogatives relèvent de l’espace cosmogonique et anthropologique (2). Cela dit, en reliant ciel et terre, en jouant le rôle d’intercesseur entre divinité et humanité, il actionne et oriente les mouvements sociodémographiques, comme il regroupe les mythes et les croyances d’inspiration culturelle. La signification d’une tombe ou des reliques d’un saint renvoie, semble-t-il, plus à une stratégie de pouvoir qu’à une pratique superstitieuse.

    Elle accentue le droit de la propriété de la tribu sur des territoires précis et la consécration des espaces qui l’entourent. C’est pour cela d’ailleurs que les tombeaux de saints particulièrement influents devenaient des enjeux de rivalités entre tribus. Plus le saint appartenait à une des lignées les plus renommées ou était affilié à la grande chaîne initiatique des maîtres soufis les plus éminents en dons et en connaissance spirituelle (al-haqîqa), plus il était au centre de conflits et de rivalités entre clans.

    La koubba allait contribuer amplement aux changements sociaux et aux mouvements démographiques. Elle devint le lieu de fixation, puis de sédentarisation des nomades ou d’une tribu vivant de transhumance. Ainsi, les gens de Labiodh Sidi Cheikh se sont sédentarisés autour du tombeau de leur patron, Sîd Shaykh. Les Ûlad Sîd Shaykh, une des plus grandes tribus du Sud-Ouest algérien, qui s’adonnait au commerce, se fixa finalement autour du tombeau de leur aïeul.

    Les privilèges des résidents des tombes ne se limitent pas au côté subjectif et aux formes spirituelles et cultuelles; car la koubba n’implique pas seulement le patronage des esprits, mais aussi beaucoup d’autres légitimités comme celle des territoires immédiats. Agrégats d’habitations, de tribus et de confédérations, chacun dispose de son saint patron.

    Comme d’ailleurs toutes les cités ont leur patron veilleur (assâsîn): ainsi en est-il de Sîdî al-Shaykh, patron de Labiodh Sidi Cheikh, Ibn Shâ’a des Béni Zarwâl, dans l’Oranais, Sîdi Bel ‘Abbâs, patron de Marrakech, Sîdî Al-Huwwârî d’Oran, Sîdî Boumediène de Tlemcen, Sîdî Mahrâs (connu communément sous le nom de sultân al-madîna, le sultan de la cité) est patron de Tunis, Sidi Khâled des Ouled Djalâl, Yemma Gourâya, protectrice de Béjaïa, etc. (3).

    La terre sur laquelle repose le saint de la tribu est déclarée et reconnue harâm. Le hrm (droit sacré) accordé aux restes de la dépouille exprime la grande vénération et le zèle du vénéré (4). Elle est défendue à ceux qui ne croient pas en son pouvoir et à ses ennemis. Elle est souvent délimitée par des balises, sortes de jalons en pierres.

    La guerre autour de la sainte sépulture reflète autant le culte d’un personnage vénéré qu’une lutte dont l’enjeu est le prestige et le pouvoir. Chaque tribu tente par l’intermédiaire de son cheikh de s’imposer et de s’étendre au détriment de ses rivaux en faisant valoir la noblesse ou le caractère prééminent et sacré de son saint favori. La sépulture qui l’abrite est réputée plus vénérable ou plus prestigieuse que celles des tribus ou ksour voisins. Le tombeau du saint, censé abriter la baraka, garante de puissance et de richesse, devient dès lors l’objet d’une rivalité acerbe entre chefs de tribus. Des filiations nobles, réelles ou fictives, sont mises en avant par chacune des tribus prétendant à l’hégémonie ou à la prééminence sur les autres. La mort d’un saint, lors d’une siyyâha (un voyage d’initiation et de quête de connaissance), loin de sa tribu est considérée comme une fatalité. Désanctificatrice, elle peut engendrer la perte de toute considération. Elle pourra aussi causer à ses atba’ des désordres dans le culte qui, quelquefois, provoquaient la ruine de la tribu. Parfois quand une tribu se fait dépouiller de sa sainte sépulture et qu’elle n’est pas en mesure de rivaliser, elle se résigne au fait extraordinaire de dédoublement de la tombe.

    Certaines traditions recueillies lors de nos enquêtes illustrent bien les conflictualités intertribales autour des tombes: chaque ksar tient à célébrer son patron et à en faire le saint le plus distingué et le plus crédible en baraka. L’importance de la baraka nécessite alors un éclaircissement: la baraka (litt.: «bénédiction»: Barakat lllah) est venue à désigner l’aura qui entoure un saint homme, son pouvoir, son sanctuaire, ses miracles, sa bénédiction. La baraka est un symbole de sainteté et de biture, ainsi qu’on le voit dans le Coran, où cette notion se confond en partie avec le fadl «la Grâce divine». Dans la mesure où elle est une «prérogative de Dieu» (5), elle représente les bienfaits du Créateur Tout-Puissant et leur transmissibilité: un saint peut en effet «hériter» de son père ou de son maître la bénédiction qu’il a lui-même reçue par adoubement. De manière générale, la baraka matérialise la présence généreuse du Prophète et de toute la lignée de Shurfa (pl. de Sharif) qui en découle. Signalons un fait ethnographique aux Gourara; lorsqu’un groupe d’individus est dans un rapport de servitude par rapport à un autre, il lui est lié par une bénédiction particulière, une faveur d’exclusivité (Marabtin bil baraka) (les Asservis doués de baraka). Cela donnait souvent lieu à des luttes de préséance. Comme cela s’est produit entre les gens de Tiout et ceux de Sfissifa pour la dépouille de Lalla Sfyya. Elle fut enterrée, après maintes disputes, à Tiout près de Aïn Séfra. Les ksouriens de Sfissifa et de Tiout la revendiquant tour à tour, deux mausolées lui furent construits, l’un à Tiout, l’autre à Sfissifa.

    La sépulture constitue le point focal et le centre vers lequel convergent non seulement les regards, mais aussi tous les consommateurs du culte des saints. Elle fonctionne également comme un facteur de propagation symbolique et de rassemblement des éléments épars telles des tribus naguère éloignées par le lignage ou rivales. Mais avec le temps, la sépulture finit par effacer les différences entre les différents membres de la tribu ou la fraction de tribu; elle cimente et resserre les liens de nature affective, spirituelle et religieuse. Elle abolit la différence liée à l’origine ethnique, sociale et d’appartenance spécifique. La sépulture va de pair également avec le culte de l’ancêtre car celui-ci est d’autant plus sanctifié qu’il est associé dans l’imaginaire social à un véritable saint et, comme tel, il est perpétué par des ziyaras et des offrandes périodiques. La koubba sert de lien de dépendance et d’interdépendance entre le spirituel et le profane et définit en même temps les rapports réciproques des différents groupes en compétition.

    NOTES


    1- Hérodote, «L’enquête», Paris Gallimard, 1964, 386 p.
    2- Eliade M., «Le sacré et le profane», Paris, Gallimard, 1957, 485 p.
    3- Dermenghem E., «Le culte des saints dans l’islam maghrébin», Paris, Gallimard, 1954, 2e édi. 1982, 351 p.
    4- Chelhod J., «Les structures du sacré chez les Arabes», Paris, Maisonneuve & Larose, 1964, 288 p.
    5- Chelhod J., «La baraka chez les Arabes ou l’influence bienfaitrice du sacré», Revue de l’histoire des religions n°01, Paris, 1955, 286 p.

    par M. A. DJERADI , le quotidien d'Oran
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