Publié par Ahmed Tessa
le 12.02.2019 , 11h00
Grâce soit rendue à notre ami Hakim Laâlam qui nous a rafraîchi la mémoire en évoquant les années où le vaisseau scolaire (et universitaire) commençait à tanguer. Dans une récente chronique, il a parlé du syndrome Lacheraf. Il évoquait, à demi-mot, la wahhabisation rampante de notre pays. Or, cette wahhabisation n’est pas née d’une génération spontanée mais bel et bien planifiée par un formatage/endoctrinement étalé sur plusieurs décennies. Pour comprendre cette machiavélique opération de formatage des esprits, il nous faut remonter à sa genèse. Et Mostefa Lacheraf restera un marqueur/révélateur de cette funeste période. A cet effet, n’est-il pas de notre devoir, nous les «anciens», de restituer le combat homérique contre la médiocrité mené par cet homme d’envergure ? Un combat qui est resté dans les tiroirs de l’oubli de nos médias : amnésie voulue afin que nos jeunes générations ne s’en inspirent pas (de ce combat).
Nous sommes dans la deuxième moitié des années 1970, la dictature culturelle de l’ex-parti unique battait son plein. Face aux dérives idéologiques de la commission nationale d’arabisation, installée afin de rendre à la langue arabe sa place naturelle, feu le président Houari Boumediène décidait de geler ses travaux. Il nomma une personnalité scientifique, excellent bilingue (arabe-français) au ministère de l’Education nationale. La devise présidentielle était de faire de l’arabe la langue «de l’acier et des sciences». Qui mieux que Lacheraf pour réfléchir à une stratégie éducative qui ferait se marier authenticité et modernité ? Il avait à son actif de brillants ouvrages en arabe et en français, lui le medersien à l’aise dans les deux cultures. Celle de Naguib Mahfouz et celle d’Albert Camus, deux Nobel de littérature. Face à une opération aveugle «d’arabisation (en réalité de wahhabisation — la langue n’étant qu’un prétexte)», débridée et dangereuse pour la cohésion socioculturelle du pays, Lacheraf partait d’un principe de bon sens : «Seuls des bilingues (arabe-français) bien formés pouvaient mener à bon port l’algérianisation ( comprendre l’arabisation) du système scolaire.» Dès son installation au MEN, il prit une décision phare : ouvrir des sections bilingues (français-arabe) dans les lycées, dans la suite logique des classes bilingues des collèges dites classes transitoires.
A cette époque (années 1970), ces classes «transitoires» des collèges enseignaient toutes les disciplines en français. Ces classes recevaient en priorité les enfants des cadres du parti et du syndicat uniques, ainsi que ceux des gens bien introduits dans les institutions. Les enfants du peuple étaient inscrits dans les classes dites «normales» où l’arabe était langue d’enseignement. Ces classes des pauvres (classes «normales») menaient droit aux filières universitaires… à chômage, totalement arabisées.
En voulant créer des sections bilingues dans les lycées, M. Lacheraf s’inspirait du modèle organisationnel des lycées franco-musulmans des années de colonisation. Des lycées qui avaient formé nos célèbres medersiens, futurs cadres de valeur nourris de littérature universelle et de sciences. Tollé et levée de boucliers au sein du lobby idéologique qui allait prendre, dans les année 1980/1990, la dénomination de «la famille révolutionnaire» regroupée au sein du comité central de l’ex-parti unique. Ce sont ceux-là mêmes qui inscrivaient leurs enfants dans les classes francisées et au lycée spécifique Descartes (actuel Bouamama). M. Lacheraf sera descendu en flammes, voué aux gémonies. Rien ne sera épargné à ce grand patriote qui a connu les geôles coloniales. Il est utile de rappeler qu’il faisait partie de l’arrestation, en 1956, des historiques de la Révolution, victimes d’un acte de piratage perpétré par l’Etat colonial français. Quand, lui, était en prison, ses adversaire de post-indépendance, eux, se prélassaient dans les hôtels et villas des capitales d’Égypte, d’Irak, de Tunisie ou de Libye. Feu Boumediène avait validé, dans un premier temps, le programme de M. Lacheraf, en vue d’éloigner les menaces qui pesaient sur l’école algérienne et de promouvoir la langue arabe de façon progressive et scientifique.
Colère et montée au créneau des gardiens du temple des «constantes nationales (langue unique, religion unique et orientation économique unique)». Symboliquement, via les médias uniques et les kasmas de l’ex-parti unique, le ministre de l’Education nationale sera traduit dans un procès pour trahison.
Il subira menaces et insultes. Confiant de son statut de patriote ayant assumé son devoir envers la patrie mais aussi du soutien du président Boumediène, M. Lacheraf répliqua à ses adversaires. Il leur publia un texte resté célèbre dans lequel il mettait à nu leur hypocrisie envers la langue arabe : «Ils méprisent, sans le savoir, leur langue nationale en la défendant contre les langues étrangères par un refus hautain et superstitieux. Ils embrassent jalousement leur langue nationale pour mieux l’ÉTOUFFER, au lieu de la travailler, de la stimuler dans le sens d’une féconde émulation avec les autres (langues).»
Le combat était inégal, la puissance de feu du rouleau compresseur wahhabo-baâthiste de l’époque finit par avoir raison du soutien présidentiel et du courage de M. Lacheraf. Comme partisan de taille, seul Abdelkader Mazouni, lui aussi excellent bilingue, prit sa plume pour écrire de façon prémonitoire : «(…) Faute de solides analyses préalables, de planification rigoureuse et prospective, le beau projet de culture nationale scientifique et révolutionnaire risque d’aboutir à une déculturation, soit à l’avènement d’une sous-culture ou – ce qui est pire encore – d’une culture à contenu retardataire et même réactionnaire. Ce projet risque de former un nombre important d’hommes et de femmes de culture étrangers les uns aux autres et partiellement aliénés aux réalités du pays.(*)» N’est-ce pas que nous avons, à travers cet écrit datant de 1976, l’image fidèle de la société algérienne actuelle travaillée au corps par le charlatanisme déversé à profusion par certains médias privés ? En 1977 prit fin la mission de Mostefa Lacheraf à la tête du ministère de l’Education nationale. Son départ sera salué, fêté dans les kasmas du pays. Les établissements scolaires n’étaient pas en reste. Il faut aussi savoir qu’en application d’une instruction ministérielle, jamais officialisée, et qui remonte à l’année 1971/1972, la majorité des établissements étaient dirigés par des encartés de l’ex-parti unique, monolingues bon teint et qui assumaient avec ostentation leur allégeance au courant wahhabo-baâthiste. L’instruction stipulait qu’il fallait obligatoirement placer comme adjoint un bon bilingue (sic !).
le 12.02.2019 , 11h00
Grâce soit rendue à notre ami Hakim Laâlam qui nous a rafraîchi la mémoire en évoquant les années où le vaisseau scolaire (et universitaire) commençait à tanguer. Dans une récente chronique, il a parlé du syndrome Lacheraf. Il évoquait, à demi-mot, la wahhabisation rampante de notre pays. Or, cette wahhabisation n’est pas née d’une génération spontanée mais bel et bien planifiée par un formatage/endoctrinement étalé sur plusieurs décennies. Pour comprendre cette machiavélique opération de formatage des esprits, il nous faut remonter à sa genèse. Et Mostefa Lacheraf restera un marqueur/révélateur de cette funeste période. A cet effet, n’est-il pas de notre devoir, nous les «anciens», de restituer le combat homérique contre la médiocrité mené par cet homme d’envergure ? Un combat qui est resté dans les tiroirs de l’oubli de nos médias : amnésie voulue afin que nos jeunes générations ne s’en inspirent pas (de ce combat).
Nous sommes dans la deuxième moitié des années 1970, la dictature culturelle de l’ex-parti unique battait son plein. Face aux dérives idéologiques de la commission nationale d’arabisation, installée afin de rendre à la langue arabe sa place naturelle, feu le président Houari Boumediène décidait de geler ses travaux. Il nomma une personnalité scientifique, excellent bilingue (arabe-français) au ministère de l’Education nationale. La devise présidentielle était de faire de l’arabe la langue «de l’acier et des sciences». Qui mieux que Lacheraf pour réfléchir à une stratégie éducative qui ferait se marier authenticité et modernité ? Il avait à son actif de brillants ouvrages en arabe et en français, lui le medersien à l’aise dans les deux cultures. Celle de Naguib Mahfouz et celle d’Albert Camus, deux Nobel de littérature. Face à une opération aveugle «d’arabisation (en réalité de wahhabisation — la langue n’étant qu’un prétexte)», débridée et dangereuse pour la cohésion socioculturelle du pays, Lacheraf partait d’un principe de bon sens : «Seuls des bilingues (arabe-français) bien formés pouvaient mener à bon port l’algérianisation ( comprendre l’arabisation) du système scolaire.» Dès son installation au MEN, il prit une décision phare : ouvrir des sections bilingues (français-arabe) dans les lycées, dans la suite logique des classes bilingues des collèges dites classes transitoires.
A cette époque (années 1970), ces classes «transitoires» des collèges enseignaient toutes les disciplines en français. Ces classes recevaient en priorité les enfants des cadres du parti et du syndicat uniques, ainsi que ceux des gens bien introduits dans les institutions. Les enfants du peuple étaient inscrits dans les classes dites «normales» où l’arabe était langue d’enseignement. Ces classes des pauvres (classes «normales») menaient droit aux filières universitaires… à chômage, totalement arabisées.
En voulant créer des sections bilingues dans les lycées, M. Lacheraf s’inspirait du modèle organisationnel des lycées franco-musulmans des années de colonisation. Des lycées qui avaient formé nos célèbres medersiens, futurs cadres de valeur nourris de littérature universelle et de sciences. Tollé et levée de boucliers au sein du lobby idéologique qui allait prendre, dans les année 1980/1990, la dénomination de «la famille révolutionnaire» regroupée au sein du comité central de l’ex-parti unique. Ce sont ceux-là mêmes qui inscrivaient leurs enfants dans les classes francisées et au lycée spécifique Descartes (actuel Bouamama). M. Lacheraf sera descendu en flammes, voué aux gémonies. Rien ne sera épargné à ce grand patriote qui a connu les geôles coloniales. Il est utile de rappeler qu’il faisait partie de l’arrestation, en 1956, des historiques de la Révolution, victimes d’un acte de piratage perpétré par l’Etat colonial français. Quand, lui, était en prison, ses adversaire de post-indépendance, eux, se prélassaient dans les hôtels et villas des capitales d’Égypte, d’Irak, de Tunisie ou de Libye. Feu Boumediène avait validé, dans un premier temps, le programme de M. Lacheraf, en vue d’éloigner les menaces qui pesaient sur l’école algérienne et de promouvoir la langue arabe de façon progressive et scientifique.
Colère et montée au créneau des gardiens du temple des «constantes nationales (langue unique, religion unique et orientation économique unique)». Symboliquement, via les médias uniques et les kasmas de l’ex-parti unique, le ministre de l’Education nationale sera traduit dans un procès pour trahison.
Il subira menaces et insultes. Confiant de son statut de patriote ayant assumé son devoir envers la patrie mais aussi du soutien du président Boumediène, M. Lacheraf répliqua à ses adversaires. Il leur publia un texte resté célèbre dans lequel il mettait à nu leur hypocrisie envers la langue arabe : «Ils méprisent, sans le savoir, leur langue nationale en la défendant contre les langues étrangères par un refus hautain et superstitieux. Ils embrassent jalousement leur langue nationale pour mieux l’ÉTOUFFER, au lieu de la travailler, de la stimuler dans le sens d’une féconde émulation avec les autres (langues).»
Le combat était inégal, la puissance de feu du rouleau compresseur wahhabo-baâthiste de l’époque finit par avoir raison du soutien présidentiel et du courage de M. Lacheraf. Comme partisan de taille, seul Abdelkader Mazouni, lui aussi excellent bilingue, prit sa plume pour écrire de façon prémonitoire : «(…) Faute de solides analyses préalables, de planification rigoureuse et prospective, le beau projet de culture nationale scientifique et révolutionnaire risque d’aboutir à une déculturation, soit à l’avènement d’une sous-culture ou – ce qui est pire encore – d’une culture à contenu retardataire et même réactionnaire. Ce projet risque de former un nombre important d’hommes et de femmes de culture étrangers les uns aux autres et partiellement aliénés aux réalités du pays.(*)» N’est-ce pas que nous avons, à travers cet écrit datant de 1976, l’image fidèle de la société algérienne actuelle travaillée au corps par le charlatanisme déversé à profusion par certains médias privés ? En 1977 prit fin la mission de Mostefa Lacheraf à la tête du ministère de l’Education nationale. Son départ sera salué, fêté dans les kasmas du pays. Les établissements scolaires n’étaient pas en reste. Il faut aussi savoir qu’en application d’une instruction ministérielle, jamais officialisée, et qui remonte à l’année 1971/1972, la majorité des établissements étaient dirigés par des encartés de l’ex-parti unique, monolingues bon teint et qui assumaient avec ostentation leur allégeance au courant wahhabo-baâthiste. L’instruction stipulait qu’il fallait obligatoirement placer comme adjoint un bon bilingue (sic !).
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