Salmân le Perse, ou le premier des gnostiques.
Salmân al-Fârisî (qu’Allah soit satisfait de lui) dit Salmân le Perse, est également connu sous le nom de Salmân le Pur, ou Salmân Pâk en persan. Le Prophète Muhammad (sallallâhu 'alayhi wa salâm) dont il fut un fidèle compagnon et disciple, aimait à le surnommer « le premier cadeau de la Perse à l'Islam ». C'est le Prophète lui-même qui lui donna le nom de Salmân ou Salmân al-Khayr (Salmân l’Excellent), ainsi que le patronyme ibn Islam. Ainsi devint-il « Salmân, fils de l'Islam, issu des enfants d’Adam ».
Originaire de Perse (l’actuel Iran), et précisément de Jayyân près d'Isfahan, sa naissance serait située aux alentours de l'an 568 de l'ère courante, dans une famille de grands notables de confession mazdéenne. Son père s’appelait Bûd ou Bûdehshan. Celui-ci avait chargé Salmân de l'entretien du feu au sein de l’âtashkadeh (nom du temple mazdéen). Nombre d'historiens le considère comme un personnage mythique, cependant que de multiples textes le mentionne de façon précise, ce qui nous oblige à considérer son existence sur le plan historique de la façon la plus sérieuse, d'autant que les recherches effectuées par d'éminents orientalistes occidentaux tendent à confirmer son existence réelle.
Toute sa vie fut tissée par une quête unique, celle de la Vérité. Et c'est dans cette inlassable quête de la Vérité que Salmân cheminera du Mazdéisme à l'Islam en passant par le christianisme, se faisant l'archétype même de l'exilé, de l'expatrié (gharîb), abandonnant toute attache matérielle. Initié aux sens profonds de la Révélation islamique, il sera un des plus éminents détenteurs tant du sens secret des révélations prophétiques antérieures que des sens secrets des versets coraniques. Il est à la fois l'initié par excellence et l'initiateur le plus parfait. Son rôle transhistorique sur le plan de la gnose chiite et de l'ésotérisme islamique n'est pas sans rappeler celui de Khidhr « le Vert », ce mystérieux personnage initiateur aux mystères les plus cachés, souvent assimilé au prophète Elie (Ilyâs).
Salmân al-Fârisî compte parmi les « proches de Dieu » (muqarrabûn) et les croyants ayant réussi à conjoindre une connaissance parfaite des réalités divines à une foi profonde et sans faille, ainsi que ceux que le Coran désigne comme « ashâb al-yamîn » (les compagnons de la droite).
Alors qu'il était devenu chrétien, sa quête de Vérité le mena de Damas à 'Ammuriya (village qui faisait alors parti de l'Empire Byzantin et qui est actuellement situé dans le nord de la Cisjordanie, au sud de Naplouse) en passant par Mossoul. C'est à 'Ammuriya que son dernier père spirituel, un moine savant et visionnaire, lui fit cette ultime recommandation dans sa quête de Vérité :
« Ô mon fils ! Je ne vois personne ayant les qualités que tu recherches, mais je sais qu'un prophète va apparaître, prêchant la religion d'Abraham. Son avènement est imminent. Il sortira du pays des Arabes et émigrera vers une terre plantée de palmiers située entre deux zones couvertes de pierres volcaniques. Cet homme possède des signes particuliers par lesquels tu pourras le reconnaître. Il refuse les aumônes (sadaqat) mais accepte les cadeaux. Entre ses épaules, se trouve le sceau de la prophétie. Si tu le vois, tu le reconnaîtras aisément. Si tu trouves le moyen de rejoindre ce pays, n'ai aucune hésitation. »
Ainsi, Médine fut le terme de son voyage dans le vaste espace des cultes et des religions, où il fit la connaissance du Prophète Muhammad dont l'existence lui avait été prédite. Alors qu'il fut acheté comme esclave, c'est le Prophète lui-même qui le racheta de cet état pour l'en affranchir et lui redonner son statut d'homme libre. Ce passage par l'esclavage n'est pas qu'une réalité historique et physique, elle constitue l'épreuve même de sa soumission à la Volonté de Dieu, et n'est pas sans rappeler l'esclavage de Joseph, telle qu'elle décrite dans le Coran. A Médine, il fréquentait les compagnons les plus proches du Prophète sans jamais quitter très longtemps ce dernier, il en était un disciple exemplaire. Son statut spirituel singulier au sein de la 'Umma (Communauté islamique) naissante, fit de Salmân un membre des gens de la Sufa (Ahl al-Suffa), ce qui signifie littéralement « gens du banc », et qui désigne ces compagnons qui vivaient dans une partie de la Mosquée du Prophète à Yathrib (ou Médine). Leur statut particulier faisait que le Prophète lui-même subvenait à leurs besoins. Le Coran les mentionnent ainsi :
« Fais preuve de patience en compagnie de ceux qui invoquent leur Seigneur, matin et soir, recherchant Sa satisfaction ! Ne les quitte pas pour courir après les plaisirs de ce monde ! N'obéis pas à celui dont Nous avons rendu le cœur inattentif à Notre rappel, qui suit ses passions et se complaît dans ses excès ! » (Coran 18/28). Ce verset fait parti de ceux – très nombreux – qui dans le Coran, participent à la définition de la voie soufie.
A la fois versé dans l'ascèse, la gnose et la contemplation, Salmân n'en était pas moins un homme d'action et un chef militaire de génie. Lors de la bataille dite des « Coalisés », d'où la Sourate du même nom (la trente-troisième), Salmân fut d'un grand secours. Il conseilla le Prophète sur certaines stratégies militaires à adopter, et son prestige au sein de la communauté musulmane en fut augmenté. A propos de cette fameuse victoire, le Prophète fit cette célèbre remarque : « Salmân n’appartient ni au clan des ansârs (partisans) ni à celui des muhâjirûns (exilés), mais il fait partie de nous, les Gens de la Famille (Al-Salmân minnâ Ahl al-Bayt) ». A noter que si l'expression « Ahl al-Bayt » désigne dans son sens premier les membres de la famille du Prophète, ici, il ne s'agit plus d'appartenance par le sang, mais par l'esprit, désignant ainsi les « Gens de la Gnose et de la Sagesse » (Bayt al-Ma’rifa wa-l-Hikma).
Salmân le Perse est ainsi, non seulement l'archétype même du compagnon fidèle, du disciple et du maître parfait, du modèle à suivre, tant par sa science que par sa sagesse, mais il est avant tout, le « pauvre en Dieu » (faqîr ila-llah), celui pour qui toute attache à ce bas-monde est obstacle à la réalisation en Dieu et par Dieu. Cette condition est, pourrait-on dire, à la fois la condition première et ultime au grandissement de l'homme dans son humanité telle que voulue par Dieu, c'est ce que la tradition islamique nomme al-insân al-kâmil, soit l'Homme universel, prototype éternel, illimité et divin de tous les êtres. Nous aurons l'occasion de revenir sur la notion d'insân al-kâmil ultérieurement.
Comme faqîr ila-llah (pauvre en Dieu), Salmân aura essentiellement deux exemples, deux maîtres, deux modèles dont il se fera le disciple. Il s'agit d'une part du Prophète Muhammad lui-même, et d'autre part, de son cousin et gendre, l'Imâm 'Alî, celui que la tradition chiite reconnait comme le premier converti à la Révélation transmise par Muhammad. Il faut relever ici un point essentiel, c'est que, toujours selon le chiisme, Muhammad et 'Alî sont dits créés d'une même Lumière, soit ce que la tradition appelle la lumière muhammadienne (an-nûr muhammadiyya). Ceci n'est pas anecdotique lorsqu'on a conscience de la complétude de Muhammad et de 'Alî sur le plan de l'Enseignement intérieur et extérieur de Islam. De ce même point de vue, il est difficile de séparer les deux personnes de Muhammad et de 'Alî, tant leurs fonctions sont complémentaires. A ce titre, Salmân reçoit toute la sagesse qu'un homme puisse recevoir, à la fois par un enseignement exotérique, et par un enseignement ésotérique. C'est ce qui fera que 'Alî appellera Salmân par le nom de Luqmân, nom qui désigne le sage par excellence. 'Alî rappelle ainsi que Salmân est l'actualisation de la sagesse primordiale, universelle et intemporelle incarnée par Luqmân – premier sage et philosophe de l'humanité – lequel donne son nom à la trente-et-unième sourate du Coran, faisant de ce dernier, l'aboutissement et le parachèvement de l'enseignement sapiential de toute l'humanité. Il n'est pas inutile de rappeler que Salmân n'était pas arabe, et que de fait, la Révélation islamique ne s'adresse pas aux seuls arabes, mais à l'ensemble de l'humanité.
Nommé par 'Umar gouverneur de la ville Perse d’Al-Madâ’in (actuelle Ctésiphon en Irak), Salmân n'accepta cette charge qu'après consultation de son maître, l'Imâm 'Alî. Le fait de s'en référer à l'Imâm 'Alî souligne l'importance que revêt l'Imâmat dans le chiisme tant sur le plan historique et matériel que sur le plan transhistorique et spirituel. La gouvernance d'une cité ne manquait pas d'être pénible à Salmân, au point qu'il déclara préférer manger du sable que de gouverner deux personnes.
Dans la nuit du 15 du mois de sha'bân de l'an 19 de l'Hégire (soit le 10 août 640 de l'ère chrétienne), L'étendard des étendards, l'Imâm, le juge sage, l'héritier de l'Islam, le savant reconnu, le membre de la Maison du Prophète (tels sont les titres les plus connus que lui donna le Prophète) rejoignit son Créateur. L'Imâm 'Alî ayant eu écho de la mort prochaine de Salmân, quitta Médine pour procéder au lavement du corps (ghosl) et à la mise en linceul (kafan) de celui-ci. Il nous faut souligner que la date du décès de Salmân correspond à la date anniversaire de la naissance du 12ème Imâm, l’Imâm Mahdî ou l’Imâm du Temps.
Salmân tient une place toute particulière dans le chiisme exotérique d'une part, par le fait que non seulement le Prophète lui-même l'avait reconnu comme un membre éminent de sa famille – au sens spirituel du terme – mais également par le fait qu'il reconnaissait l'Imam 'Alî comme seul héritier spirituel du Prophète. En revanche, si l'on sait qu'il entretenait des liens spirituels privilégiés avec Fâtima – la fille du Prophète et l'épouse de l'Imâm 'Alî – on n'en connait pas les détails.
Pour la gnose chiite, Salmân incarne l'Exilé, l'Expatrié, l'Étranger, celui qui ne connaît aucun obstacle à la quête de la Vérité, celui pour qui rien en ce monde ne peut constituer d'attache, ce monde-ci n'étant qu'un lieu, qu'une terre où l'on passe mais où l'on ne s'arrête pas. Cet état, fondamental dans la spiritualité islamique, est appelé hijra (émigration) . Il fait écho à un hadith du sixième Imâm chiite, Ja’far al-Sâdiq : « L’islam a commencé expatrié et reviendra expatrié comme il l’était au commencement. Bienheureux ceux d’entre la communauté de Muhammad qui s’expatrient ». Ainsi, Salmân est-il le modèle parfait du croyant, de celui qui en tout se soumet à Dieu seul.
Jusqu'à ce jour, Salmân demeure non seulement le Pôle – al-Qûtb – par excellence de l'Islam mystique et initiatique, mais aussi et surtout une des figures archétypiques de l'Islam soufi et de la gnose chiite, au point que certaines confréries soufies, telle la Naqshbandiyya, font de lui un des maillons fondateurs de leur silsila (chaîne initiatique de transmission spirituelle remontant au Prophète Muhammad). Et de grands maîtres de la gnose spéculative, tel qu'Ibn 'Arabî par exemple, présente Salmân dans son ouvrage Al-Futûhât al-Makiyya, non seulement comme l'archétype du Pôle mais également comme l'héritier du sens secret (sirr) des révélations qui ont précédé l'Islam. Salmân tient ainsi le rôle éminent d'initiateur auprès du Prophète Muhammad concernant les révélations antérieures. Henry Corbin qualifia cette fonction de « magistère angélique », laquelle aida Salmân « à prendre conscience des états spirituels des prophètes antérieurs et à les reproduire en lui-même » . Ce mode de connaissance proprement gnostique aura d'infinies répercussions sur la théorie de la connaissance, surtout en milieu chiite, en ce sens qu'elle confirme l'authenticité des fondements de l'exégèse spirituelle (ta'wîl), qui consiste dans le rapport aux « signes » ou ayat du Livre saint, à partir de ses significations les plus extérieures vers les sens les plus secrets de la « lettre ». Ceci fait de Salmân à la fois le premier exégète du Coran et le premier gnostique de l'Islam. C'est aussi pour cela que chaque croyant est appelé à se laisser guider par le « Salmân de son être » dans sa connaissance des sciences sacrées.
Ahmad 'Ali Abd-al-Wahîd
Source : Internet.
Salmân al-Fârisî (qu’Allah soit satisfait de lui) dit Salmân le Perse, est également connu sous le nom de Salmân le Pur, ou Salmân Pâk en persan. Le Prophète Muhammad (sallallâhu 'alayhi wa salâm) dont il fut un fidèle compagnon et disciple, aimait à le surnommer « le premier cadeau de la Perse à l'Islam ». C'est le Prophète lui-même qui lui donna le nom de Salmân ou Salmân al-Khayr (Salmân l’Excellent), ainsi que le patronyme ibn Islam. Ainsi devint-il « Salmân, fils de l'Islam, issu des enfants d’Adam ».
Originaire de Perse (l’actuel Iran), et précisément de Jayyân près d'Isfahan, sa naissance serait située aux alentours de l'an 568 de l'ère courante, dans une famille de grands notables de confession mazdéenne. Son père s’appelait Bûd ou Bûdehshan. Celui-ci avait chargé Salmân de l'entretien du feu au sein de l’âtashkadeh (nom du temple mazdéen). Nombre d'historiens le considère comme un personnage mythique, cependant que de multiples textes le mentionne de façon précise, ce qui nous oblige à considérer son existence sur le plan historique de la façon la plus sérieuse, d'autant que les recherches effectuées par d'éminents orientalistes occidentaux tendent à confirmer son existence réelle.
Toute sa vie fut tissée par une quête unique, celle de la Vérité. Et c'est dans cette inlassable quête de la Vérité que Salmân cheminera du Mazdéisme à l'Islam en passant par le christianisme, se faisant l'archétype même de l'exilé, de l'expatrié (gharîb), abandonnant toute attache matérielle. Initié aux sens profonds de la Révélation islamique, il sera un des plus éminents détenteurs tant du sens secret des révélations prophétiques antérieures que des sens secrets des versets coraniques. Il est à la fois l'initié par excellence et l'initiateur le plus parfait. Son rôle transhistorique sur le plan de la gnose chiite et de l'ésotérisme islamique n'est pas sans rappeler celui de Khidhr « le Vert », ce mystérieux personnage initiateur aux mystères les plus cachés, souvent assimilé au prophète Elie (Ilyâs).
Salmân al-Fârisî compte parmi les « proches de Dieu » (muqarrabûn) et les croyants ayant réussi à conjoindre une connaissance parfaite des réalités divines à une foi profonde et sans faille, ainsi que ceux que le Coran désigne comme « ashâb al-yamîn » (les compagnons de la droite).
Alors qu'il était devenu chrétien, sa quête de Vérité le mena de Damas à 'Ammuriya (village qui faisait alors parti de l'Empire Byzantin et qui est actuellement situé dans le nord de la Cisjordanie, au sud de Naplouse) en passant par Mossoul. C'est à 'Ammuriya que son dernier père spirituel, un moine savant et visionnaire, lui fit cette ultime recommandation dans sa quête de Vérité :
« Ô mon fils ! Je ne vois personne ayant les qualités que tu recherches, mais je sais qu'un prophète va apparaître, prêchant la religion d'Abraham. Son avènement est imminent. Il sortira du pays des Arabes et émigrera vers une terre plantée de palmiers située entre deux zones couvertes de pierres volcaniques. Cet homme possède des signes particuliers par lesquels tu pourras le reconnaître. Il refuse les aumônes (sadaqat) mais accepte les cadeaux. Entre ses épaules, se trouve le sceau de la prophétie. Si tu le vois, tu le reconnaîtras aisément. Si tu trouves le moyen de rejoindre ce pays, n'ai aucune hésitation. »
Ainsi, Médine fut le terme de son voyage dans le vaste espace des cultes et des religions, où il fit la connaissance du Prophète Muhammad dont l'existence lui avait été prédite. Alors qu'il fut acheté comme esclave, c'est le Prophète lui-même qui le racheta de cet état pour l'en affranchir et lui redonner son statut d'homme libre. Ce passage par l'esclavage n'est pas qu'une réalité historique et physique, elle constitue l'épreuve même de sa soumission à la Volonté de Dieu, et n'est pas sans rappeler l'esclavage de Joseph, telle qu'elle décrite dans le Coran. A Médine, il fréquentait les compagnons les plus proches du Prophète sans jamais quitter très longtemps ce dernier, il en était un disciple exemplaire. Son statut spirituel singulier au sein de la 'Umma (Communauté islamique) naissante, fit de Salmân un membre des gens de la Sufa (Ahl al-Suffa), ce qui signifie littéralement « gens du banc », et qui désigne ces compagnons qui vivaient dans une partie de la Mosquée du Prophète à Yathrib (ou Médine). Leur statut particulier faisait que le Prophète lui-même subvenait à leurs besoins. Le Coran les mentionnent ainsi :
« Fais preuve de patience en compagnie de ceux qui invoquent leur Seigneur, matin et soir, recherchant Sa satisfaction ! Ne les quitte pas pour courir après les plaisirs de ce monde ! N'obéis pas à celui dont Nous avons rendu le cœur inattentif à Notre rappel, qui suit ses passions et se complaît dans ses excès ! » (Coran 18/28). Ce verset fait parti de ceux – très nombreux – qui dans le Coran, participent à la définition de la voie soufie.
A la fois versé dans l'ascèse, la gnose et la contemplation, Salmân n'en était pas moins un homme d'action et un chef militaire de génie. Lors de la bataille dite des « Coalisés », d'où la Sourate du même nom (la trente-troisième), Salmân fut d'un grand secours. Il conseilla le Prophète sur certaines stratégies militaires à adopter, et son prestige au sein de la communauté musulmane en fut augmenté. A propos de cette fameuse victoire, le Prophète fit cette célèbre remarque : « Salmân n’appartient ni au clan des ansârs (partisans) ni à celui des muhâjirûns (exilés), mais il fait partie de nous, les Gens de la Famille (Al-Salmân minnâ Ahl al-Bayt) ». A noter que si l'expression « Ahl al-Bayt » désigne dans son sens premier les membres de la famille du Prophète, ici, il ne s'agit plus d'appartenance par le sang, mais par l'esprit, désignant ainsi les « Gens de la Gnose et de la Sagesse » (Bayt al-Ma’rifa wa-l-Hikma).
Salmân le Perse est ainsi, non seulement l'archétype même du compagnon fidèle, du disciple et du maître parfait, du modèle à suivre, tant par sa science que par sa sagesse, mais il est avant tout, le « pauvre en Dieu » (faqîr ila-llah), celui pour qui toute attache à ce bas-monde est obstacle à la réalisation en Dieu et par Dieu. Cette condition est, pourrait-on dire, à la fois la condition première et ultime au grandissement de l'homme dans son humanité telle que voulue par Dieu, c'est ce que la tradition islamique nomme al-insân al-kâmil, soit l'Homme universel, prototype éternel, illimité et divin de tous les êtres. Nous aurons l'occasion de revenir sur la notion d'insân al-kâmil ultérieurement.
Comme faqîr ila-llah (pauvre en Dieu), Salmân aura essentiellement deux exemples, deux maîtres, deux modèles dont il se fera le disciple. Il s'agit d'une part du Prophète Muhammad lui-même, et d'autre part, de son cousin et gendre, l'Imâm 'Alî, celui que la tradition chiite reconnait comme le premier converti à la Révélation transmise par Muhammad. Il faut relever ici un point essentiel, c'est que, toujours selon le chiisme, Muhammad et 'Alî sont dits créés d'une même Lumière, soit ce que la tradition appelle la lumière muhammadienne (an-nûr muhammadiyya). Ceci n'est pas anecdotique lorsqu'on a conscience de la complétude de Muhammad et de 'Alî sur le plan de l'Enseignement intérieur et extérieur de Islam. De ce même point de vue, il est difficile de séparer les deux personnes de Muhammad et de 'Alî, tant leurs fonctions sont complémentaires. A ce titre, Salmân reçoit toute la sagesse qu'un homme puisse recevoir, à la fois par un enseignement exotérique, et par un enseignement ésotérique. C'est ce qui fera que 'Alî appellera Salmân par le nom de Luqmân, nom qui désigne le sage par excellence. 'Alî rappelle ainsi que Salmân est l'actualisation de la sagesse primordiale, universelle et intemporelle incarnée par Luqmân – premier sage et philosophe de l'humanité – lequel donne son nom à la trente-et-unième sourate du Coran, faisant de ce dernier, l'aboutissement et le parachèvement de l'enseignement sapiential de toute l'humanité. Il n'est pas inutile de rappeler que Salmân n'était pas arabe, et que de fait, la Révélation islamique ne s'adresse pas aux seuls arabes, mais à l'ensemble de l'humanité.
Nommé par 'Umar gouverneur de la ville Perse d’Al-Madâ’in (actuelle Ctésiphon en Irak), Salmân n'accepta cette charge qu'après consultation de son maître, l'Imâm 'Alî. Le fait de s'en référer à l'Imâm 'Alî souligne l'importance que revêt l'Imâmat dans le chiisme tant sur le plan historique et matériel que sur le plan transhistorique et spirituel. La gouvernance d'une cité ne manquait pas d'être pénible à Salmân, au point qu'il déclara préférer manger du sable que de gouverner deux personnes.
Dans la nuit du 15 du mois de sha'bân de l'an 19 de l'Hégire (soit le 10 août 640 de l'ère chrétienne), L'étendard des étendards, l'Imâm, le juge sage, l'héritier de l'Islam, le savant reconnu, le membre de la Maison du Prophète (tels sont les titres les plus connus que lui donna le Prophète) rejoignit son Créateur. L'Imâm 'Alî ayant eu écho de la mort prochaine de Salmân, quitta Médine pour procéder au lavement du corps (ghosl) et à la mise en linceul (kafan) de celui-ci. Il nous faut souligner que la date du décès de Salmân correspond à la date anniversaire de la naissance du 12ème Imâm, l’Imâm Mahdî ou l’Imâm du Temps.
Salmân tient une place toute particulière dans le chiisme exotérique d'une part, par le fait que non seulement le Prophète lui-même l'avait reconnu comme un membre éminent de sa famille – au sens spirituel du terme – mais également par le fait qu'il reconnaissait l'Imam 'Alî comme seul héritier spirituel du Prophète. En revanche, si l'on sait qu'il entretenait des liens spirituels privilégiés avec Fâtima – la fille du Prophète et l'épouse de l'Imâm 'Alî – on n'en connait pas les détails.
Pour la gnose chiite, Salmân incarne l'Exilé, l'Expatrié, l'Étranger, celui qui ne connaît aucun obstacle à la quête de la Vérité, celui pour qui rien en ce monde ne peut constituer d'attache, ce monde-ci n'étant qu'un lieu, qu'une terre où l'on passe mais où l'on ne s'arrête pas. Cet état, fondamental dans la spiritualité islamique, est appelé hijra (émigration) . Il fait écho à un hadith du sixième Imâm chiite, Ja’far al-Sâdiq : « L’islam a commencé expatrié et reviendra expatrié comme il l’était au commencement. Bienheureux ceux d’entre la communauté de Muhammad qui s’expatrient ». Ainsi, Salmân est-il le modèle parfait du croyant, de celui qui en tout se soumet à Dieu seul.
Jusqu'à ce jour, Salmân demeure non seulement le Pôle – al-Qûtb – par excellence de l'Islam mystique et initiatique, mais aussi et surtout une des figures archétypiques de l'Islam soufi et de la gnose chiite, au point que certaines confréries soufies, telle la Naqshbandiyya, font de lui un des maillons fondateurs de leur silsila (chaîne initiatique de transmission spirituelle remontant au Prophète Muhammad). Et de grands maîtres de la gnose spéculative, tel qu'Ibn 'Arabî par exemple, présente Salmân dans son ouvrage Al-Futûhât al-Makiyya, non seulement comme l'archétype du Pôle mais également comme l'héritier du sens secret (sirr) des révélations qui ont précédé l'Islam. Salmân tient ainsi le rôle éminent d'initiateur auprès du Prophète Muhammad concernant les révélations antérieures. Henry Corbin qualifia cette fonction de « magistère angélique », laquelle aida Salmân « à prendre conscience des états spirituels des prophètes antérieurs et à les reproduire en lui-même » . Ce mode de connaissance proprement gnostique aura d'infinies répercussions sur la théorie de la connaissance, surtout en milieu chiite, en ce sens qu'elle confirme l'authenticité des fondements de l'exégèse spirituelle (ta'wîl), qui consiste dans le rapport aux « signes » ou ayat du Livre saint, à partir de ses significations les plus extérieures vers les sens les plus secrets de la « lettre ». Ceci fait de Salmân à la fois le premier exégète du Coran et le premier gnostique de l'Islam. C'est aussi pour cela que chaque croyant est appelé à se laisser guider par le « Salmân de son être » dans sa connaissance des sciences sacrées.
Ahmad 'Ali Abd-al-Wahîd
Source : Internet.
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