Face à la candidature surréaliste de Bouteflika, Rachid Nekkaz, star d'Internet, est l'idole des jeunes.
PAR KAMEL DAOUD
Publié le 25/02/2019 à 17:31 | Le Point Afrique
« Y a Nekkaz manach mlah » (« Nekkaz, nous ne sommes pas bien ») : ils sont des milliers de jeunes Algériens à crier ce slogan et à accueillir, dans le délire, cet homme dans les villes et les villages depuis quelques semaines. Le cri n'est pas lancé pour l'honneur perdu de Bouteflika, car ce dernier n'est plus qu'une image, un « cadre », des hommes de main et un dispositif policier qui immobilise par la force et la rente des pans entiers de la société. Bouteflika se présente pour un cinquième mandat surréaliste et ses prophètes n'hésitent pas à jouer sur les deux syndromes qui paralysent les imaginaires algériens : la guerre de décolonisation, dont la génération Bouteflika n'arrête pas d'exploiter la mémoire, et la décennie 1990, dite décennie noire, de guerre civile entre le Régime et les islamistes avec ses centaines de massacrés. Outre une centralisation méfiante, une bureaucratie rentière, une ventilation calculée de la rente pétrolière et un coefficient élevé de répression, l'Algérie ne bouge plus depuis longtemps. Au moindre mouvement, c'est la France qui est accusée de complot, et ce sont les images de la Syrie et de la Libye qui sont passées en boucle pour refroidir les ardeurs démocratiques. Bouteflika est un Kadhafi plus rusé et un Bachar el-Assad moins radical et plus âgé, plus mûre en quelque sorte. L'Algérie n'est ni la Syrie ni la Libye, mais la peur du chaos a fonctionné longtemps. Jusqu'aux belles manifestations du 22 février.
En face de la machine du « Vieux », les opposants ne peuvent jamais s'organiser : interdits d'espace public, broyés par l'administration, surveillés, émiettés et pris en otages par les islamistes, aucun de ces partis ne peut présenter un candidat puissant, et toute l'opposition ne peut en présenter un qui soit consensuel.
Présidentielle verrouillée ? Que nenni ! La famille Bouteflika et ses hommes de main ont oublié un facteur générationnel décisif : les jeunes Algériens qui n'ont connu ni la guerre d'indépendance ni la guerre civile, et qu'on ne peut effrayer par une mémoire qu'ils n'ont pas. C'est un peu la génération des voyeurs Internet, galvanisés par l'idée du visa et du départ, victimes de la virtualisation de leur réel par Internet ou l'islamisme. Ils sont jeunes, casquette retournée, coupe de cheveux soignée, amateur de motos, de Facebook et d'Instagram, oisifs et enthousiastes. Cette tranche d'âge représente près de 65 % de la population et sont sans… représentation politique au pays de la gérontocratie. On aurait juré ne jamais les voir s'intéresser à la politique et, pourtant, ce sont eux qui, aujourd'hui, se rassemblent par dizaines de milliers, scandent, crient et inventent les slogans.
Leur héros ? Rachid Nekkaz. Un personnage franco-algérien à peine visible en France, 47 ans, né dans le Val-de-Marne. L'homme a fait fortune grâce à la bulle Internet et dans l'immobilier, dit sa légende. Il s'est essayé, sans résultat, aux élections françaises. Il brilla ensuite par de prises de position médiatiques rentables : payer les amendes des femmes portant une burqa verbalisées en France, soutenir les Roms, le burkini, se faire le courtier du malaise des banlieues, etc. En désespoir de cause, il débarque en Algérie à la fin des années 2000 et ambitionne de devenir président de l'Algérie. Sa méthode est simple : un smartphone, des images sur les réseaux sociaux et surtout un investissement physique dans l'Algérie profonde. Ce n'est pas un notable de l'opposition, ni un employé du régime, mais un clown de 47 ans qui erre partout, se prend en photo et s'impose dans la planète Internet. Et c'est là qu'il va rencontrer son public : des jeunes séduits par sa « réussite », sa franco-algérianité avec ce baroud d'honneur qu'il rendit public : sa renonciation à la nationalité française. On peut y ajouter son bigotisme, sa « musulmanité » folklorisée. A force de le moquer et de l'ignorer, le Régime lui délégua, par mépris, la génération démographiquement la plus forte en Algérie, mais politiquement la plus invisible.
Rachid Nekkaz est donc devenu un héros. Ses discours sont inaudibles, peu s'y intéressent, l'essentiel est dans sa présence, ses images, ses rares phrases passe-partout, son corps face à la candidature « zombie » de Bouteflika. C'est un peu la success story aux yeux des sans-visa, des sans-emploi, des sans-perspective.
Rachid Nekkaz, beur qui veut se débeuriser par un retour mythifié à la terre mère et sa renonciation au paradis de l'Occident, apporte peut-être un soulagement à la douleur de l'échec, il le sublime en épopée. Son travail de proximité réintroduit le politique dans un espace déserté par les apparatchiks de l'opposition ou du Régime. Les seuls qui avaient été capables d'un tel travail de corps-à-corps étaient les islamistes mais, là, il se font doubler par une figure plus accessible, moins rigoriste, plus proche d'Internet que du Coran.
Ainsi, sous le regard stupéfié de tous, le concurrent le plus inattendu à Bouteflika est un homme venu d'ailleurs. Son raz-de-marée est réel et, de ville en ville, il draine les foules qui le portent sur leurs épaules, se filment avec lui, hurlent son nom. « Nekkaz, nous ne sommes pas bien. » Va-t-il gagner ? Non. Pour être éligible en Algérie, il faut répondre à des conditions surréalistes, dont la résidence permanente en Algérie depuis… dix ans. Bouteflika y avait veillé, lui qui est devenu président en rentrant de vingt ans d'exil doré.
La scène est fascinante : Nekkaz est une image d'Internet devenue réelle, un avatar qui s'est incarné ; Bouteflika est une réalité qui est devenue une image, un pseudonyme. Entre les deux, le second est le plus virtuel.
PAR KAMEL DAOUD
Publié le 25/02/2019 à 17:31 | Le Point Afrique
« Y a Nekkaz manach mlah » (« Nekkaz, nous ne sommes pas bien ») : ils sont des milliers de jeunes Algériens à crier ce slogan et à accueillir, dans le délire, cet homme dans les villes et les villages depuis quelques semaines. Le cri n'est pas lancé pour l'honneur perdu de Bouteflika, car ce dernier n'est plus qu'une image, un « cadre », des hommes de main et un dispositif policier qui immobilise par la force et la rente des pans entiers de la société. Bouteflika se présente pour un cinquième mandat surréaliste et ses prophètes n'hésitent pas à jouer sur les deux syndromes qui paralysent les imaginaires algériens : la guerre de décolonisation, dont la génération Bouteflika n'arrête pas d'exploiter la mémoire, et la décennie 1990, dite décennie noire, de guerre civile entre le Régime et les islamistes avec ses centaines de massacrés. Outre une centralisation méfiante, une bureaucratie rentière, une ventilation calculée de la rente pétrolière et un coefficient élevé de répression, l'Algérie ne bouge plus depuis longtemps. Au moindre mouvement, c'est la France qui est accusée de complot, et ce sont les images de la Syrie et de la Libye qui sont passées en boucle pour refroidir les ardeurs démocratiques. Bouteflika est un Kadhafi plus rusé et un Bachar el-Assad moins radical et plus âgé, plus mûre en quelque sorte. L'Algérie n'est ni la Syrie ni la Libye, mais la peur du chaos a fonctionné longtemps. Jusqu'aux belles manifestations du 22 février.
En face de la machine du « Vieux », les opposants ne peuvent jamais s'organiser : interdits d'espace public, broyés par l'administration, surveillés, émiettés et pris en otages par les islamistes, aucun de ces partis ne peut présenter un candidat puissant, et toute l'opposition ne peut en présenter un qui soit consensuel.
Présidentielle verrouillée ? Que nenni ! La famille Bouteflika et ses hommes de main ont oublié un facteur générationnel décisif : les jeunes Algériens qui n'ont connu ni la guerre d'indépendance ni la guerre civile, et qu'on ne peut effrayer par une mémoire qu'ils n'ont pas. C'est un peu la génération des voyeurs Internet, galvanisés par l'idée du visa et du départ, victimes de la virtualisation de leur réel par Internet ou l'islamisme. Ils sont jeunes, casquette retournée, coupe de cheveux soignée, amateur de motos, de Facebook et d'Instagram, oisifs et enthousiastes. Cette tranche d'âge représente près de 65 % de la population et sont sans… représentation politique au pays de la gérontocratie. On aurait juré ne jamais les voir s'intéresser à la politique et, pourtant, ce sont eux qui, aujourd'hui, se rassemblent par dizaines de milliers, scandent, crient et inventent les slogans.
Leur héros ? Rachid Nekkaz. Un personnage franco-algérien à peine visible en France, 47 ans, né dans le Val-de-Marne. L'homme a fait fortune grâce à la bulle Internet et dans l'immobilier, dit sa légende. Il s'est essayé, sans résultat, aux élections françaises. Il brilla ensuite par de prises de position médiatiques rentables : payer les amendes des femmes portant une burqa verbalisées en France, soutenir les Roms, le burkini, se faire le courtier du malaise des banlieues, etc. En désespoir de cause, il débarque en Algérie à la fin des années 2000 et ambitionne de devenir président de l'Algérie. Sa méthode est simple : un smartphone, des images sur les réseaux sociaux et surtout un investissement physique dans l'Algérie profonde. Ce n'est pas un notable de l'opposition, ni un employé du régime, mais un clown de 47 ans qui erre partout, se prend en photo et s'impose dans la planète Internet. Et c'est là qu'il va rencontrer son public : des jeunes séduits par sa « réussite », sa franco-algérianité avec ce baroud d'honneur qu'il rendit public : sa renonciation à la nationalité française. On peut y ajouter son bigotisme, sa « musulmanité » folklorisée. A force de le moquer et de l'ignorer, le Régime lui délégua, par mépris, la génération démographiquement la plus forte en Algérie, mais politiquement la plus invisible.
Rachid Nekkaz est donc devenu un héros. Ses discours sont inaudibles, peu s'y intéressent, l'essentiel est dans sa présence, ses images, ses rares phrases passe-partout, son corps face à la candidature « zombie » de Bouteflika. C'est un peu la success story aux yeux des sans-visa, des sans-emploi, des sans-perspective.
Rachid Nekkaz, beur qui veut se débeuriser par un retour mythifié à la terre mère et sa renonciation au paradis de l'Occident, apporte peut-être un soulagement à la douleur de l'échec, il le sublime en épopée. Son travail de proximité réintroduit le politique dans un espace déserté par les apparatchiks de l'opposition ou du Régime. Les seuls qui avaient été capables d'un tel travail de corps-à-corps étaient les islamistes mais, là, il se font doubler par une figure plus accessible, moins rigoriste, plus proche d'Internet que du Coran.
Ainsi, sous le regard stupéfié de tous, le concurrent le plus inattendu à Bouteflika est un homme venu d'ailleurs. Son raz-de-marée est réel et, de ville en ville, il draine les foules qui le portent sur leurs épaules, se filment avec lui, hurlent son nom. « Nekkaz, nous ne sommes pas bien. » Va-t-il gagner ? Non. Pour être éligible en Algérie, il faut répondre à des conditions surréalistes, dont la résidence permanente en Algérie depuis… dix ans. Bouteflika y avait veillé, lui qui est devenu président en rentrant de vingt ans d'exil doré.
La scène est fascinante : Nekkaz est une image d'Internet devenue réelle, un avatar qui s'est incarné ; Bouteflika est une réalité qui est devenue une image, un pseudonyme. Entre les deux, le second est le plus virtuel.
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