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il était une fois, des lycéennes…

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  • il était une fois, des lycéennes…

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    Publié par Djillali Hadjebi

    Comme chaque matin, la grande cour du lycée Ourida-Meddad grouille d’élèves bruyantes, dont les éclats de voix et parfois les rires sonores parviennent jusqu’au parvis de cet ancien couvent datant de l’époque coloniale.
    Cheveux au vent, cartable à la main ou en bandoulière et portant des tabliers beiges, roses ou bleus, selon qu’il s’agit de pensionnaires, de demi-pensionnaires ou d’externes, elles forment de petits groupes de quatre à cinq lycéennes et discutent entre elles à bâtons rompus. L’année scolaire 1967/1968 est bien entamée et, alors que les Beatles chantent All you need is love et drainent à chaque apparition des milliers de fans dont certaines filles frôlent l’hystérie à la vue de leurs idoles ; les jeunes étudiantes d’El-Harrach, studieuses et avisées, préparent laborieusement les difficiles épreuves du probatoire pour les unes, tandis que pour d’autres c’est l’année du bac. Depuis quelques jours une fébrilité sans pareille semble s’être emparée de toutes les lycéennes qui, des classes de seconde jusqu’à celles de terminale, ne parlent que de l’événement qui se prépare, de la venue de Kateb Yacine, l’auteur de Nedjma, attendu dans la semaine à l’établissement où il doit donner une conférence.
    Entre un cours et un autre, elles ne parlent que de cela, du parcours et de l’œuvre majeure de cet auteur, de Nedjma, de cette mystérieuse héroïne. «En lisant le roman, une question ne cesse de me tarauder l’esprit... Si Nedjma a vraiment existé, où finit la réalité et où commence la fiction ? Et si elle n’était en définitive qu’un personnage littéraire ?» lance une jeune fille au sourire juvénile et au regard interrogateur. «Ce n’est pas impossible…, renchérit une autre. Car Kateb, dans son immense passion d’écrire, a bien pu enfanter Nedjma, cette grande héroïne, cette cousine mariée dont il était passionnément amoureux…»
    Après avoir rangé dans son cartable quelques feuilles de bristol noircies par une fine écriture à l’encre bleue, qu’elle consultait par moments tout en écoutant ses autres camarades, une troisième lycéenne, à la mine éveillée, finit par prendre à son tour la parole : «Doucement les filles et prenons le temps de bien réfléchir…, car je crois que mes conclusions à la lecture de ce roman vont dans une toute autre direction. Et si Nedjma n’est en fin de compte qu’une image, un symbole, une parabole pour évoquer le pays, cette Algérie en lutte, déchirée par tant d’injustice et de violence ? N’oublions pas que lorsque ce roman a vu le jour en 1956, nous étions en pleine guerre de Libération nationale… Je pense que Kateb Yacine, ce ‘‘fou’’ de Nedjma comme aiment bien l’appeler certains, cet écrivain errant, cet ‘‘agitateur’’ du quatrième art, reste encore à découvrir», conclut la fille en hochant la tête.
    La cloche sonne. Les élèves rejoignent leurs classes puis forment les rangs avant d’entrer en silence. Debout, derrière son bureau, une professeure attend à ce que toutes les élèves soient assises avant de les interpeller.
    - Bonjour les filles ! On reprend là où on s’était arrêté hier... Est-ce qu’un groupe a avancé dans le travail concernant la fiche technique sur Kateb et son parcours ?
    Un silence un peu gênant s’installe dans la classe. Les lycéennes se consultent à voix basse. Puis deux élèves, l’une en blouse beige et l’autre en bleue, des fiches à la main, lèvent presque simultanément le bras.
    - Oui, Khalida !... fait la prof en s’adressant à l’élève qui semble avoir été la première à répondre. Si tu penses que ton groupe a pu réunir suffisamment d’informations sur Kateb Yacine, fais-les connaître aux autres groupes pour leur permettre de gagner du temps.
    - Voilà Madame… On s’est partagé les tâches, et toutes les investigations à la fois minutieuses et pertinentes que nous avons menées, tant au niveau de la bibliothèque du lycée qu’auprès des professeurs, de certaines rédactions de journaux et même auprès de quelques personnes avisées du monde des arts, nous ont permis de réunir des informations inespérées. Kateb Yacine est non seulement écrivain, mais également journaliste, poète et dramaturge de talent. Si Nedjma reste une œuvre magistrale, inclassable, tant la trame de ce roman toute de violence et de passion, d’histoire et d’imaginaire, se confond avec la longue histoire du pays, de cette Algérie en lutte pour son indépendance, d’autres œuvres, tant littéraires que théâtrales, ont également participé à la notoriété de l’homme. Après Nedjma, Kateb publie à l’étranger, en pleine guerre d’Algérie, Le cercle des représailles et bien plus tard, en 1966, Le Polygone étoilé.
    En matière de théâtre, même si on ne lui connaît pas vraiment de publications, enfin pas encore, l’homme est un grand amateur des planches et dirige la troupe théâtrale de l’ACT (Action culturelle des travailleurs) où ses pièces privilégient grandement le parler populaire algérien, mélange d’arabe et de kabyle, ce qui n’a pas manqué de donner une certaine célébrité à son auteur qui deviendra vite une figure marquante du théâtre populaire algérien. Avant de terminer, on signalera enfin que, dès 1963, le 23 juin, à Florence, le Congrès méditerranéen de la culture lui décernera le prix Jean-Amrouche pour Nedjma.
    - Très bien Khalida ! Je vois que ton groupe a pu recueillir des informations très intéressantes sur Kateb, qu’on ne manquera pas d’ajouter au dossier. A ton tour Djamila !... Qu’avez-vous glané toi et ton groupe comme informations supplémentaires qui viendraient compléter ou enrichir ce que nous savons déjà ?
    - Pour notre groupe, Madame, on a pensé à orienter nos recherches d’abord sur l’homme, avant de nous intéresser à ses œuvres. C’est ainsi que nos investigations nous ont permis de découvrir que Kateb Yacine est né le 6 août 1929 à Constantine. Ses parents, un père oukil judiciaire (avocat musulman) et une mère qu’on suppose artiste, l’ont en quelque sorte mis sur la voie à suivre une fois adulte, car le jeune Kateb sera initié à la poésie et au théâtre grâce à sa mère. Après avoir fréquenté l’école coranique, il est inscrit en 1936 à l’école laïque, c’est-à-dire française. Compte tenu de la profession du père, la famille voyage beaucoup à cause des nombreuses mutations de celui-ci ; Kateb a ainsi l’occasion d’enrichir ses horizons et de découvrir l’Algérie profonde. Les difficiles conditions de vie des paysans algériens, voire le dénuement total et la misère pour la plupart de ces sous-prolétaires surexploités et sous-payés par des colons sans scrupules le choquent profondément. Le 8 mai 1945, il est en 3e année du collège à Sétif. Sans hésiter il participe aux manifestations puis sera arrêté avec des centaines d’autres Algériens. En prison commence alors pour lui une nouvelle expérience, l’école de la vie, qui sera déterminante dans sa carrière d’homme de lettres. Compte tenu des milliers de crimes et d’assassinats barbares commis par la soldatesque française, sa mère, le croyant mort, devient folle. Elle sera internée durant de longues années à l’hôpital psychiatrique de Joinville (Blida) (cf. la fin du Polygone étoilé). Pour Kateb, renvoyé du collège, c’est le début d’une longue errance qui le mènera jusqu’aux confins de l’Europe, mais aussi le début de longues réflexions, de questionnements intérieurs et de créations. Entre 1946 et 1953, il écrit et publie plusieurs textes et donne quelques conférences en Algérie et en France. En parallèle, dès 1948, Kateb se rapproche du Parti communiste algérien, se lance dans le journalisme et devient reporter à Alger républicain. En 1950, il perd son père. En 1951, il s’installe en France où commence pour lui un très long exil. Au tout début de la guerre de libération nationale, il publie, en janvier 1955, Le Cadavre encerclé dans la revue Esprit, suivi une année plus tard par Nedjma publié aux éditions du Seuil en 1956, puis par Le Cercle des représailles en 1959 et enfin Le Polygone étoilé, toujours aux éditions du Seuil en 1966. Voilà Madame ce que nous avons pu réunir comme informations sur Kateb, sa vie et ses œuvres.
    - Mais c’est une mine d’informations que vous nous avez ramenées là !..., s’exclame la professeure, debout, visiblement contente des investigations menées par ses élèves. Une véritable biographie de Kateb !... continua-t-elle en regardant tour à tour Djamila puis Khalida. Bravo les filles, vous avez fait là un travail de professionnelles… Puis regardant toute la classe : «Je suis fière de vous ! Mais je vous demande néanmoins de fournir encore quelques efforts ! Comme vous le savez sans doute, toutes les conférences se terminent généralement par un débat, une série de questions-réponses entre le conférencier et son public. Je demande donc à chacune de vous, à chaque lycéenne, de réfléchir et de penser à une ou deux questions pour demain. Les dix questions les plus opportunes, les plus intéressantes seront retenues pour notre classe et seront posées par leurs auteures à Kateb. Je compte sur vous...»
    Il est plus de vingt heures quand les dernières pensionnaires, portant encore leur tablier et quelques livres sous le bras ou un cartable à la main, rejoignent enfin les dortoirs. Sans se laisser gagner par ces petites lassitudes qui guettent à la fin de chaque longue journée de travail, d’études et de devoirs, des lycéennes débordant d’enthousiasme juvénile poussent la porte à deux battants d’un dortoir et entrent avec bruits dans la grande chambrée. Libérées de toutes contraintes, certaines n’hésitent pas à s’affaler sur leur lit en lâchant quelques petits rires espiègles, alors que d’autres préfèrent d’abord ranger leurs affaires scolaires dans leur armoire individuelle. Les portes métalliques des vestiaires claquent en s’ouvrant ou en se refermant. Quelques effets sous le bras, parfois une trousse de toilette à la main, certaines gagnent la salle d’eau commune, alors que d’autres en reviennent. Toutes les jeunes filles se préparent pour la nuit dans de légers bruissements de lingeries froufroutantes aux couleurs chatoyantes.
    Comme chaque soir, après une harassante et longue journée d’études, les lycéennes aiment se retrouver entre elles, faire un break en parlant de choses et d’autres de la vie pour se changer les idées. Assise sur son lit et portant une longue chemise de nuit blanche, Khalida feuillette un livre, Les alouettes naïves d’Assia Djebar. Après un moment, deux filles la rejoignent en riant et prennent place à côté d’elle sur son lit. «C’est quoi, ce roman ? Il parle de quoi ?» lance aussitôt l’une des filles.
    - Je l’ai découvert ce matin à la biblio, je l’ai à peine feuilleté…, répond Khalida. Apparemment c’est un roman de guerre et d’amour avec pour toile de fond le grand combat pour l’indépendance de l’Algérie.
    - Je peux voir ? lance à son tour la deuxième fille. Assia Djebar ? J’ai l’impression d’avoir déjà entendu parler ou lu ce nom quelque part…
    La jeune fille tend le livre à ses camarades qui se mettent aussitôt à le feuilleter avant d’examiner en quatrième de couverture la photo en noir et blanc de l’auteure, puis à lire le résumé du roman. A la fin de leur lecture, Khalida leur fait part de ce qu’elle sait sur Assia Djebar. «C’est une poétesse et romancière algérienne de talent, qui vit et publie en France. Ce roman est l’un de ses toutes dernières publications. Il vient d’ailleurs juste de paraître.»
    Du fond du couloir, une «pionne» lance à la cantonade : «Allez les filles, mettez-vous toutes au lit ! Dans moins de cinq minutes c’est l’extinction des feux…»
    The truth is incontrovertible, malice may attack it, ignorance may deride it, but in the end; there it is.” Winston Churchill
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