De quel côté sommes-nous ?
Par MOHAMED BENCHICOU
Il est toujours terrible, pour les esprits éclairés, ce moment soudain et impitoyable où ils découvrent ce que le bon peuple savait déjà : le pouvoir algérien est corrompu, le pouvoir algérien est incompétent, le pouvoir algérien est amoral. On le devinait déjà devant ce regain du terrorisme et l'irrésistible déclin national, signes d'une insoutenable inaptitude des dirigeants à gérer un pays trop grand pour eux.
Le déluge Khalifa, incroyable procès où l'on assiste aux aveux crapuleux des gouvernants sur leurs inimaginables concussions avec l'argent sale, achève d'emporter les dernières illusions sur leur rectitude. L'Algérie est entre les mains d'un système lubrique et décadent qui gouverne par le mensonge et la prévarication. Il ne suffit pourtant plus de le dire. D'abord parce que la basse vénalité du régime n'est un secret que pour une espèce de braves chérubins, elle-même en voie de disparition : il y a bien longtemps que la société algérienne s'est rangée à la fatalité d'être gouvernée par le stupre, l'imposture et l'escobarderie. Ensuite parce que tout cela, le cynisme, l'amoralité, la fourberie des puissants, bref tout ce qui fait le système algérien, mettra du temps à disparaître et, en tout cas, ne s'éliminera pas sous l'énoncé indigné des vices et la dénonciation enragée des fausses vertus. Non, la vraie question est en nous. De quel côté sommes-nous, aujourd'hui que se décompose le système ? Du côté d'une certaine lucidité populaire, c'est-à-dire du côté, ingrat, anonyme, incertain mais sacré d'une société qui attend son heure ? Ou du côté des ors d'un Palais en quête constante de supplétifs pour ses guerres infanticides et de courtisans pour ses propagandes mensongères ? Supporterons-nous le regard condescendant que poserait une société étouffée sur ses intellectuels et ses opposants mangeant la soupe froide des parrains ? Sans doute n'est-il jamais facile de regarder la réalité en face tant il est vrai que la lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil, pour reprendre René Char. On peut aussi répliquer que la question ne se pose avec une telle gravité ou, du moins, pas pour tous. Pourtant si, à voir au moins trois conjurations hypocrites avec le pouvoir qui s'élaborent sous nos yeux : celle de clercs zélés, exubérants à l'idée de voir extrader Khalifa et silencieux sur l'impunité de requins ; celle des porte-voix du mensonge sur le péril terroriste ; celle de ces partis d'opposition qui frétillent à l'idée de participer à des législatives dont ils savent qu'elles donneront un vernis démocratique au régime, dont ils savent qu'elles seront truquées et dont ils n'ignorent pas qu'elles seront boudées.
Nous les avons trahis
Commençons par le procès de Blida. Dans quelques jours, la juge Brahimi va condamner des pères de famille à de lourdes peines de prison pour avoir empoché la petite monnaie de Moumen Khalifa. J'en connais la plupart, pour les avoir rencontrés en prison et je ne peux m'empêcher d'avoir une pensée émue et solidaire pour leurs familles dont l'infortune est de n'avoir pas été du bon côté du manche. Car, et on l'a bien entendu de la bouche d'avocats émérites comme Bourayou, Brahimi ou Mokrane Aït- Larbi, les vrais escogriffes, ceux qui sont accusés d'avoir profité de leurs positions au sein de l'Etat pour puiser dans les coffres, ceux-là vont échapper à cette justice rendue au nom du peuple mais qui, dans les faits, ne fait que se rendre à la pègre en col blanc. Je ne voudrais pas refaire, ici le procès de Khalifa. Il est assez accablant pour ceux qui ont cru s'en servir et dont les noms s'affichent pitoyablement dans les prétoires. Je note seulement que certains d'entre eux, Tayeb Belaïz, Khalida Toumi ou Ahmed Ouyahia, se plaisaient à justifier mon incarcération en juin 2004 par le “devoir d'une justice au-dessus de tous” au moment même où ils avaient une main sur le cœur et l'autre sur le portefeuille de Khalifa. Non, il ne s'agit pas de refaire le procès de Khalifa, mais juste de rappeler que, en dépit de précautions infinies, nous venons de vivre le premier procès public du système politique algérien depuis 1962 et que cela exigeait de nos élites intellectuelles et politiques qu'elles en fassent le sujet de ripostes et d'analyses salvatrices et fécondes. Dame, il n'est quand même pas fréquent qu'un régime corrompu soit à la barre ! Et la société attendait de nous que nous soyons les accusateurs d'un népotisme pris, enfin, la main dans le sac. Et un sac-poubelle noir de surcroît ! Là était notre rôle, accabler un régime de truands, le forcer à son propre désaveu, en arracher les premiers signes de vulnérabilité. A la place de cela, qu'avons-nous eu ? Des silences incompréhensibles, comme pour signifier que cette affaire roturière n'était pas digne de l'intérêt des élites. On sait pourtant, depuis Jean-Paul Sartre, que l'intellectuel est avant tout quelqu'un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas. Mais on a eu pire que le silence : ces tirades réjouies de nos éditorialistes sur l'arrestation de Moumen Khalifa, ces sarabandes autour du totem, ces fausses «informations de première main”, distillées par les mêmes honorables correspondants, sur une “imminente extradition” du milliardaire. Et puis, pour finir, et pour ceux qui auront su patienter, ces explications savantes sur le “rôle obscur” de Londres dans sa non-extradition. Dans une sordide connivence entre un corrompu, le pouvoir politique et un corrupteur, Moumen Khalifa, des âmes éclairées ont cru plus subtil de se ranger du côté du corrompu. Par patriotisme, par surenchère jésuitique ou, allez savoir, par science du racolage. On s'évite ainsi d'accabler un régime dont c'était le premier procès public. Mais on passe surtout à côté d'un épisode extraordinaire de cette mafia politico-financière si décriée et dont un des visages apparaissait enfin, une affaire d'Etat sur laquelle il était de notre devoir de nous arrêter. Inonder de quolibets le corrupteur, c'est sans doute soulageant. Faire preuve de la même rage nationaliste pour enquêter sur les vrais receleurs, c'eût été encore mieux. Ne serait-ce que pour donner raison à Noam Chmsky pour qui les intellectuels ont besoin de justifier leur existence. Et puis, ce qui ne gâche rien, à faire notre métier, on passerait de prédicateur à journaliste. On découvrirait par exemple des noms illustres parmi les pensionnaires du Hollyday Inn de la place de la République à Paris (métro République) hébergés avec l'argent de Khalifa. Ou que, escroc rimant avec crocs, nos dirigeants en ont de bien grands. On ne se grandit pas à défendre le corrompu en oubliant qu'il n'est victime que de sa propre corruption ! Tout dire ou se taire. “Pourquoi la Grande-Bretagne n’a-t-elle pas procédé à l’arrestation provisoire de Khalifa comme le prévoit pourtant l’article 8 du traité signé avec l'Algérie ?” s’est demandé, avec force indignation, le porte-parole de l'Association algérienne de lutte contre la corruption, qui est pourtant un esprit avisé. Mais alors comment pouvait-il, en militant anticorruption, s'abandonner à un réquisitoire sélectif et se dispenser de la seconde moitié de la question : pourquoi l'Algérie n’a-t-elle pas procédé à l’arrestation provisoire des personnalités citées en audience comme le prévoit sa propre loi, comme le dicte sa propre justice, comme l'y oblige la morale ? Je sais que chacun a ses raisons de dissimuler une partie de la vérité ou même de prendre partie pour les hommes du régime. Mais ceci n'est pas une bataille de polémistes, c'est une injustice majeure : ces pères de famille que la juge Brahimi va condamner à de lourdes peines de prison à la place des notables dont vous taisez les noms, ces hommes que vous réduisez à de la chair à canon dans une bataille mafieuse, ces hommes je les ai côtoyés. Leurs enfants ressemblent aux nôtres, et les larmes de leurs mères sont aussi amères que celles de nos mères. Et dans cette affaire, nous aurons été nombreux à les avoir trahis.
Les complices du silence officiel
Par MOHAMED BENCHICOU
Il est toujours terrible, pour les esprits éclairés, ce moment soudain et impitoyable où ils découvrent ce que le bon peuple savait déjà : le pouvoir algérien est corrompu, le pouvoir algérien est incompétent, le pouvoir algérien est amoral. On le devinait déjà devant ce regain du terrorisme et l'irrésistible déclin national, signes d'une insoutenable inaptitude des dirigeants à gérer un pays trop grand pour eux.
Le déluge Khalifa, incroyable procès où l'on assiste aux aveux crapuleux des gouvernants sur leurs inimaginables concussions avec l'argent sale, achève d'emporter les dernières illusions sur leur rectitude. L'Algérie est entre les mains d'un système lubrique et décadent qui gouverne par le mensonge et la prévarication. Il ne suffit pourtant plus de le dire. D'abord parce que la basse vénalité du régime n'est un secret que pour une espèce de braves chérubins, elle-même en voie de disparition : il y a bien longtemps que la société algérienne s'est rangée à la fatalité d'être gouvernée par le stupre, l'imposture et l'escobarderie. Ensuite parce que tout cela, le cynisme, l'amoralité, la fourberie des puissants, bref tout ce qui fait le système algérien, mettra du temps à disparaître et, en tout cas, ne s'éliminera pas sous l'énoncé indigné des vices et la dénonciation enragée des fausses vertus. Non, la vraie question est en nous. De quel côté sommes-nous, aujourd'hui que se décompose le système ? Du côté d'une certaine lucidité populaire, c'est-à-dire du côté, ingrat, anonyme, incertain mais sacré d'une société qui attend son heure ? Ou du côté des ors d'un Palais en quête constante de supplétifs pour ses guerres infanticides et de courtisans pour ses propagandes mensongères ? Supporterons-nous le regard condescendant que poserait une société étouffée sur ses intellectuels et ses opposants mangeant la soupe froide des parrains ? Sans doute n'est-il jamais facile de regarder la réalité en face tant il est vrai que la lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil, pour reprendre René Char. On peut aussi répliquer que la question ne se pose avec une telle gravité ou, du moins, pas pour tous. Pourtant si, à voir au moins trois conjurations hypocrites avec le pouvoir qui s'élaborent sous nos yeux : celle de clercs zélés, exubérants à l'idée de voir extrader Khalifa et silencieux sur l'impunité de requins ; celle des porte-voix du mensonge sur le péril terroriste ; celle de ces partis d'opposition qui frétillent à l'idée de participer à des législatives dont ils savent qu'elles donneront un vernis démocratique au régime, dont ils savent qu'elles seront truquées et dont ils n'ignorent pas qu'elles seront boudées.
Nous les avons trahis
Commençons par le procès de Blida. Dans quelques jours, la juge Brahimi va condamner des pères de famille à de lourdes peines de prison pour avoir empoché la petite monnaie de Moumen Khalifa. J'en connais la plupart, pour les avoir rencontrés en prison et je ne peux m'empêcher d'avoir une pensée émue et solidaire pour leurs familles dont l'infortune est de n'avoir pas été du bon côté du manche. Car, et on l'a bien entendu de la bouche d'avocats émérites comme Bourayou, Brahimi ou Mokrane Aït- Larbi, les vrais escogriffes, ceux qui sont accusés d'avoir profité de leurs positions au sein de l'Etat pour puiser dans les coffres, ceux-là vont échapper à cette justice rendue au nom du peuple mais qui, dans les faits, ne fait que se rendre à la pègre en col blanc. Je ne voudrais pas refaire, ici le procès de Khalifa. Il est assez accablant pour ceux qui ont cru s'en servir et dont les noms s'affichent pitoyablement dans les prétoires. Je note seulement que certains d'entre eux, Tayeb Belaïz, Khalida Toumi ou Ahmed Ouyahia, se plaisaient à justifier mon incarcération en juin 2004 par le “devoir d'une justice au-dessus de tous” au moment même où ils avaient une main sur le cœur et l'autre sur le portefeuille de Khalifa. Non, il ne s'agit pas de refaire le procès de Khalifa, mais juste de rappeler que, en dépit de précautions infinies, nous venons de vivre le premier procès public du système politique algérien depuis 1962 et que cela exigeait de nos élites intellectuelles et politiques qu'elles en fassent le sujet de ripostes et d'analyses salvatrices et fécondes. Dame, il n'est quand même pas fréquent qu'un régime corrompu soit à la barre ! Et la société attendait de nous que nous soyons les accusateurs d'un népotisme pris, enfin, la main dans le sac. Et un sac-poubelle noir de surcroît ! Là était notre rôle, accabler un régime de truands, le forcer à son propre désaveu, en arracher les premiers signes de vulnérabilité. A la place de cela, qu'avons-nous eu ? Des silences incompréhensibles, comme pour signifier que cette affaire roturière n'était pas digne de l'intérêt des élites. On sait pourtant, depuis Jean-Paul Sartre, que l'intellectuel est avant tout quelqu'un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas. Mais on a eu pire que le silence : ces tirades réjouies de nos éditorialistes sur l'arrestation de Moumen Khalifa, ces sarabandes autour du totem, ces fausses «informations de première main”, distillées par les mêmes honorables correspondants, sur une “imminente extradition” du milliardaire. Et puis, pour finir, et pour ceux qui auront su patienter, ces explications savantes sur le “rôle obscur” de Londres dans sa non-extradition. Dans une sordide connivence entre un corrompu, le pouvoir politique et un corrupteur, Moumen Khalifa, des âmes éclairées ont cru plus subtil de se ranger du côté du corrompu. Par patriotisme, par surenchère jésuitique ou, allez savoir, par science du racolage. On s'évite ainsi d'accabler un régime dont c'était le premier procès public. Mais on passe surtout à côté d'un épisode extraordinaire de cette mafia politico-financière si décriée et dont un des visages apparaissait enfin, une affaire d'Etat sur laquelle il était de notre devoir de nous arrêter. Inonder de quolibets le corrupteur, c'est sans doute soulageant. Faire preuve de la même rage nationaliste pour enquêter sur les vrais receleurs, c'eût été encore mieux. Ne serait-ce que pour donner raison à Noam Chmsky pour qui les intellectuels ont besoin de justifier leur existence. Et puis, ce qui ne gâche rien, à faire notre métier, on passerait de prédicateur à journaliste. On découvrirait par exemple des noms illustres parmi les pensionnaires du Hollyday Inn de la place de la République à Paris (métro République) hébergés avec l'argent de Khalifa. Ou que, escroc rimant avec crocs, nos dirigeants en ont de bien grands. On ne se grandit pas à défendre le corrompu en oubliant qu'il n'est victime que de sa propre corruption ! Tout dire ou se taire. “Pourquoi la Grande-Bretagne n’a-t-elle pas procédé à l’arrestation provisoire de Khalifa comme le prévoit pourtant l’article 8 du traité signé avec l'Algérie ?” s’est demandé, avec force indignation, le porte-parole de l'Association algérienne de lutte contre la corruption, qui est pourtant un esprit avisé. Mais alors comment pouvait-il, en militant anticorruption, s'abandonner à un réquisitoire sélectif et se dispenser de la seconde moitié de la question : pourquoi l'Algérie n’a-t-elle pas procédé à l’arrestation provisoire des personnalités citées en audience comme le prévoit sa propre loi, comme le dicte sa propre justice, comme l'y oblige la morale ? Je sais que chacun a ses raisons de dissimuler une partie de la vérité ou même de prendre partie pour les hommes du régime. Mais ceci n'est pas une bataille de polémistes, c'est une injustice majeure : ces pères de famille que la juge Brahimi va condamner à de lourdes peines de prison à la place des notables dont vous taisez les noms, ces hommes que vous réduisez à de la chair à canon dans une bataille mafieuse, ces hommes je les ai côtoyés. Leurs enfants ressemblent aux nôtres, et les larmes de leurs mères sont aussi amères que celles de nos mères. Et dans cette affaire, nous aurons été nombreux à les avoir trahis.
Les complices du silence officiel
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