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La fonction sociale de la rumeur - Patrick Scharnitzky

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  • La fonction sociale de la rumeur - Patrick Scharnitzky

    La rumeur peut se définir comme une information inexacte ou exagérée qui se déforme à mesure qu’elle est transmise de façon directe par le mode du bouche à oreille ou de façon indirecte, via un média informationnel (télévision, presse écrite…). Elle fait partie intégrante de notre quotidien et concerne chacun d’entre nous, alors même que nous prétendons aisément ne lui accorder aucun crédit et encore moins participer à sa transmission. Qu’elle amuse, intrigue, angoisse ou énerve, la rumeur est omniprésente. Par exemple, le fait de saisir le mot “rumeur” dans n’importe quel moteur de recherche sur internet donne lieu à près de 1,5 million de pages. Elle semble donc inhérente à l’existence de toutes les formes de communication et d’organisation sociale.

    Mais en même temps, la rumeur est nuisible. Elle détruit des réputations et des carrières, colporte la terreur et donne une vision tout à fait erronée du monde social. Comment concevoir et comprendre alors un tel paradoxe ? Comment les êtres humains peuvent-ils se confondre dans une pratique qui les menace ? Pour répondre à cette question il faut distinguer deux éléments : d’une part, il s’agit de décrire le contenu classique de ces rumeurs et la particularité des contextes sociaux dans lesquels les rumeurs émergent ; d’autre part, il est nécessaire d’entrevoir l’hypothèse selon laquelle la rumeur remplit une fonction sociale. Si elle est envisagée du point de vue de son “utilité”, on comprend mieux son existence et sa robustesse. Mais quelle est cette utilité ?

    Le contenu des rumeurs
    En 1944, Robert H. Knapp entreprend la démarche de recenser le contenu de toutes les rumeurs existant dans la société américaine 

    À l’aide du Readers Digest, il invite les lecteurs à lui envoyer la liste de toutes les rumeurs qu’ils connaissent. Submergé par le courrier, il classe ces rumeurs selon les besoins émotionnels satisfaits. Il en ressort que sur plus d’un millier de rumeurs différentes recensées, plus de 66 % véhiculent des contenus liés à l’agression et à la haine entre les gens et entre les groupes sociaux, 25 % concernent des informations qui véhiculent la peur et l’angoisse et seulement 2 % renvoient à des désirs. Autrement dit, la quasi-totalité des rumeurs véhiculent des croyances négatives et anxiogènes. Le contenu des rumeurs est aujourd’hui tout à fait comparable au recensement effectué par Robert H. Knapp 


    Ces rumeurs peuvent concerner les objets du quotidien comme les timbres-tatouages pour les enfants imbibés au lsd ou les fours à micro-ondes “tueurs” au moment où leur commercialisation a débuté 

    Mais le meilleur exemple reste la rumeur dite d’Orléans. Selon cette légende, les cabines d’essayage de certains magasins de lingerie de la ville d’Orléans, tenus par des commerçants juifs, étaient en réalité des pièges dans lesquels des clientes sont tombées. Coincées dans ces cabines, elles étaient enlevées pour devenir les victimes d’un réseau de traite des blanches. Cette rumeur jamais démentie compte tenu de son énormité s’est développée pendant plus de 20 ans et s’est propagée à des dizaines d’autres villes de France. Dans cette rumeur on retrouve tous les éléments classiques : la peur, le mystère et des éléments évidents d’antisémitisme et de racisme 


    Ces rumeurs peuvent aussi concerner des personnes en vue dont la célébrité génère toutes sortes de fantasmes. Le plus souvent ces rumeurs sont également dramatiques ou colportent des informations calomnieuses. On y retrouve pêle-mêle des morts accidentelles, des meurtres cachés, des maladies subites, des affaires d’adultère ou encore des pratiques déviantes (pratiques sexuelles, alcoolisme, toxicomanie…).

    Enfin, et c’est ce qui nous intéresse particulièrement ici, les rumeurs peuvent concerner des groupes de personnes. Là encore, elles se composent de croyances négatives, proportionnelles au degré d’anxiété ou de mystère que génèrent ces groupes. On peut distinguer deux catégories : celles qui concernent les groupes mystérieux dans leur composition et leur fonctionnement (les sectes, certains partis politiques dont l’organisation est occulte…) et celles qui concernent simplement les groupes stigmatisés du fait de leur faible pouvoir social, de leur statut minoritaire en nombre ou tout simplement de leur “différence” par rapport aux pratiques normatives. C’est le cas par exemple pour les homosexuels qui laisseraient des seringues remplies de sang porteur du hiv sur des sièges de cinéma afin que les spectateurs se piquent et soient contaminés. Et c’est bien entendu le cas des étrangers qui remplissent toutes les conditions propices à l’émergence de ces rumeurs : les étrangers sont par définition moins nombreux la plupart du temps, ils ont un pouvoir socioéconomique et politique faible, ils sont “visibles” au sens où on peut les identifier facilement et ils sont “différents”.
    La Réalité est la Perception, la Perception est Subjective

  • #2
    Le contexte social d’émergence des rumeurs
    7 Dans la mesure où les rumeurs fonctionnent sur le ressort de la peur, elles sont d’autant plus prolifiques et robustes quand elles apparaissent dans un contexte socioculturel lui-même anxiogène. Plus il le sera et plus les membres d’une culture ressentiront un besoin de sérénité qui passe par une forme de catharsis des angoisses vers des croyances fantasmées. On trouve le même phénomène avec les superstitions et le recours à des pratiques parapsychologiques. Le degré de précarité sociale est toujours proportionnel au besoin d’avoir recours à de la pensée magique pour expliquer les phénomènes anxiogènes.

    Concernant les rumeurs, on dispose d’un exemple symptomatique avec les attentas du 11 septembre 2001 
    Il s’en est suivi une vague de rumeurs tous azimuts destinées à rassurer les gens en leur donnant une illusion de contrôle sur la situation. C’est d’ailleurs là tout le paradoxe intéressant des rumeurs. Elles sont à la fois anxiogènes en raison de leur contenu et elles ont une fonction sociale rassurante par le sentiment de contrôle, souvent illusoire, qu’elles procurent.

    On peut distinguer deux contextes propices à l’émergence des rumeurs. Le premier, on vient de le voir, concerne des périodes où ont lieu des événements dramatiques. Les tremblements de terre, les guerres, les attentats sont autant de phénomènes — naturels ou humains — qui déclenchent des séries de pensées magiques et de croyances dont les rumeurs font partie. Le second concerne les événements qui ne sont pas dramatiques en eux-mêmes mais qui sont inexplicables. Le fait de ne pas être en mesure d’expliquer un phénomène accroît la probabilité de voir apparaître des croyances qui proposent de se substituer aux connaissances rationnelles. C’est le cas par exemple des rumeurs portant sur des célébrités dont on ne sait rien. Bien entendu, quand le contexte cumule les deux aspects, cela démultiplie le nombre et l’intensité des rumeurs qui émergent.

    Le contrôle des rumeurs
    La stratégie la plus spontanée et la plus fréquente pour contrôler les rumeurs et faire en sorte qu’elles cessent est le démenti. Il s’agit d’une information qui vient contredire la rumeur et qui est diffusée par la ou les personnes qui en sont les victimes, lorsque celles-ci sont des personnes ou des groupes.

    Cette information prétend avoir le pouvoir d’annuler la rumeur en apportant la preuve de son non-fondement. L’écueil majeur de cette méthode est que le démenti se révèle souvent inefficace pour plusieurs raisons. D’une part, le démenti circule beaucoup moins bien et moins vite que la rumeur elle-même. C’est une information qui est moins sensationnelle et qui remet en cause des croyances largement répandues. En d’autres termes, elle vient dire aux gens qu’ils ont eu tort. Elle est donc accueillie avec moins d’enthousiasme et plus de méfiance. D’autre part, le démenti n’est pas toujours diffusé au bon moment : s’il est trop précoce, il éveille des soupçons (un accusé qui se défend alors même qu’on ne sait pas qu’il l’est est perçu comme quelqu’un qui se confesse) ; et s’il est trop tardif, la rumeur est bien trop solide et ancrée pour être bousculée.

    Ensuite, le démenti n’a pas toujours la capacité de prouver que la rumeur est fausse : soit la preuve existe mais cela passe par une démonstration scientifique trop compliquée pour le commun des mortels (c’est le cas, par exemple, pour la nocivité de certains produits comme l’aspartam. La rumeur selon laquelle ce produit est cancérigène date des années 50, et malgré la capacité des chercheurs à en démontrer son absurdité scientifique, elle persiste), soit la preuve n’existe pas et les deux versions s’opposent sans que la crédibilité des uns prenne le pas sur celle des autres.

    Enfin, le démenti a un effet parfois pire que le fait d’être simplement inefficace. En effet, on peut voir apparaître un “effet boomerang”. C’est le cas quand c’est le démenti lui-même qui déclenche ou accroît la portée de la rumeur. Une étude réalisée auprès des lycéens sur la toxicité des timbres-tatouages a montré que près de 21 % des jeunes interrogés qui ne croyaient pas à la rumeur avant la lecture du démenti en ont été convaincus par le contenu même du démenti !

    La construction de la réalité sociale par les rumeurs
    14 Avant d’aborder la question de la fonction sociale des rumeurs, il convient d’expliquer comment celles-ci peuvent transformer la réalité sociale par un jeu de déformations de l’information qui est transmise. Cette explication est cruciale car elle permet de comprendre son utilité sociale.

    Il est clair que la rumeur, à mesure qu’elle se transmet, transforme de façon non fortuite l’information qu’elle véhicule. Certains éléments informationnels sont oubliés, transformés, exagérés, et tout cela respecte des règles strictes et logiques. L’analyse de cette transformation a été formidablement mise en lumière par une très célèbre étude de Gordon Allport et Leo Postman en 1947. Ces chercheurs ne s’intéressent pas au contenu des rumeurs mais à leur mode de transmission. Ainsi, au lieu d’interroger des sujets sur les rumeurs qu’ils connaissent, ils décident d’opter pour une méthode plus expérimentale grâce à laquelle ils vont étudier, in vivo, comment une simple information se propage et se déforme 

    Ces deux chercheurs américains constatent pendant la Seconde Guerre mondiale la quantité et l’intensité des rumeurs véhiculées aux États-Unis, surtout après la défaite de Pearl Harbor en 1941. Les rumeurs furent tellement nombreuses et déformées qu’elles obligèrent le président Roosevelt à lire un démenti radiodiffusé le 23 février 1942.

    Ils ont donc l’idée de recréer en laboratoire une situation de transmission de la rumeur afin de mesurer comment un message se transmet en quelques minutes et d’en analyser les modalités de déformation. Ils soumettent donc à des sujets des images représentant des scènes de la vie quotidienne en maintenant une certaine ambiguïté sur le sens même de ces scènes afin d’induire un doute propice à l’émergence d’une déformation. Si l’information est trop compliquée à mémoriser dans son intégralité et/ou si cette information est ambiguë, elle a toutes les chances d’être transformée, et c’est ce qui intéresse les chercheurs. Bien entendu, cette situation expérimentale n’a pas l’ambition de reproduire exactement les conditions dans lesquelles les rumeurs se transmettent dans la vie quotidienne. Les chercheurs veulent juste observer, en direct, comment une simple information évolue par le jeu des récits multiples de bouche à oreille.

    Le protocole de l’expérience est simple. Il s’apparente à un jeu de colonie de vacances. On fait rentrer dans une pièce un participant auquel on montre une image en lui lisant un texte qui décrit en détail la scène représentée. On donne beaucoup de précisions afin d’être certain que le sujet n’est pas en mesure d’en retenir l’intégralité. Puis on range l’image et on fait rentrer un deuxième participant dans la pièce. On demande alors au premier de raconter au deuxième la scène qu’on lui a montrée et dont on lui a lu la description. Le récit achevé, on fait rentrer un troisième participant auprès duquel le deuxième devra s’acquitter de la même tâche, et ainsi de suite jusqu’à un septième participant. Les chercheurs enregistrent chaque récit et analysent mot à mot ce qui est retenu, oublié ou déformé. Les résultats sont spectaculaires :

    - la réduction : ils notent que l’information est très rapidement réduite. Au bout du troisième récit, seulement 35 % des détails décrits subsistent. Le dernier participant fait un récit dans lequel on ne retrouve que 20 % des éléments du récit original. La capacité de mémoire à court terme étant limitée, il est impossible de se souvenir de tous les détails d’une information. Certains sont donc progressivement oubliés pour aboutir à une information minimale qui finira par ne plus bouger tant elle est réduite et donc simple à retenir. C’est ce que Michel-Louis Rouquette appelle « la phase d’invariance » 

    Il est alors intéressant d’analyser les éléments du discours qui sont retenus et ceux qui sont oubliés ;

    — l’accentuation : ils constatent que certaines informations subissent un processus d’accentuation qui est indissociable de la réduction. C’est parce que la plupart des détails sont oubliés que les sujets compensent la densité du récit en exagérant les détails qui leur restent en mémoire. Il peut s’agir d’accentuations numériques ou temporelles, mais qui dans tous les cas changent la nature profonde de l’information transmise. On va par exemple accentuer la gravité d’une blessure, la taille d’un objet ou le nombre de personnes engagées dans une situation donnée ;

    — l’assimilation : le plus important est que l’information subit un processus d’assimilation. Si la réduction et l’accentuation concernent directement les failles quantitatives de la mémoire, l’assimilation est un processus par lequel certaines informations sont transformées pour devenir conformes aux attentes ou aux croyances initiales des sujets. On assimile une information nouvelle aux sentiments et intérêts de ceux qui véhiculent la rumeur. C’est à cette étape que les préjugés jouent un rôle important en ce qui concerne les groupes sociaux. Les préjugés sont des croyances a priori dont nous disposons à propos des groupes sociaux auxquels nous n’appartenons pas. Ainsi, les préjugés vont jouer un rôle de guide dans l’interprétation des informations véhiculées par la rumeur. Si un élément du récit est compliqué ou ambigu, il sera assimilé au préjugé préexistant dans les représentations des personnes.

    Le meilleur exemple concerne l’image la plus connue et la plus significative qui a été testée lors de cette étude (voir illustration page suivante). Cette image représente une rame du métro new-yorkais dans laquelle cinq passagers sont assis. Deux personnages face à face se tiennent debout devant eux. Le premier est un Afro-Américain, il porte un costume, une cravate et un chapeau. Le second, un Américain blanc, est plus petit que l’autre et parle au Noir en le montrant du doigt avec la main droite, tandis qu’il tient un rasoir dans la main gauche. On ne sait pas ce que le Blanc dit et on ne comprend pas bien pourquoi il tient un rasoir dans la main, mais cette mise en scène ambiguë est volontaire de la part des chercheurs.

    Dans le récit des participants, qui sont tous des Américains blancs, l’image est souvent assimilée à leurs préjugés envers les Noirs. Voici par exemple un septième récit typique : « Ceci est un wagon de métro de New York qui se dirige vers Portland Street. Il y a une femme juive et un Noir qui tient un rasoir dans sa main. La femme a un bébé ou un chien sur les genoux. Le train va jusqu’à Deyer Street, et rien de particulier ne se produit ».


    Outre le fait qu’il est considérablement réduit, deux éléments sont importants dans ce récit. Dans l’histoire initiale, il n’est pas mentionné la religion des personnages assis ; or les participants ont jugé qu’une femme était juive, probablement d’après sa tenue vestimentaire et son apparence physique. Mais, surtout, il apparaît dans la plupart des groupes soumis à cette étude que le rasoir a tout bonnement changé de main ! Dans l’histoire originale il était dans la main gauche du Blanc, et le voilà maintenant dans celle du Noir, tout simplement parce que selon les préjugés des années 40 (et probablement dans une moindre mesure aujourd’hui) les Afro-Américains sont violents et agressifs, ce qui rend tout à fait logique le fait que ce soit le Noir qui tienne le rasoir. Ce qui est intéressant dans cette histoire, c’est qu’il est peu probable que les sujets fassent le choix volontaire et maîtrisé de faire changer de main le rasoir. C’est tout à fait inconsciemment que leurs préjugés viennent interférer avec leur mémoire pour rendre la réalité conforme à leurs opinions a priori.
    La Réalité est la Perception, la Perception est Subjective

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    • #3
      Un autre exemple intéressant et aussi très révélateur : dans quelques récits on ne retrouve pas « un individu noir » face à un Blanc, mais « un groupe de plusieurs Noirs » face au passager blanc. Là encore, cette assimilation vient du fait que dans l’histoire on dit que le Noir est plus grand. Cette information de différence de taille reste en mémoire mais de façon imprécise, et c’est là que le préjugé intervient, selon lequel les Noirs « vivent dans les banlieues » et qu’ils « fonctionnent souvent en bande ». La différence de taille entre les deux protagonistes est transformée en une différence de nombre de personnes, ce qui est plus conforme aux croyances et aux préjugés ambiants. De « plus grand » on passe à « plus nombreux ». On a ainsi véhiculé le préjugé sans même s’en rendre compte et sans chercher à le faire. Bien entendu, cette assimilation est à remettre dans le contexte culturel américain des années 40, mais serait-ce si différent de nos jours en France ?

      Dans le cadre d’un enseignement sur la communication auprès d’étudiants en première année de psychologie, nous cherchons à reproduire l’expérience d’Allport et Postman à des fins pédagogiques. Nous avons actualisé l’expérience, en présentant une photographie mettant en scène quelques jeunes debout derrière une barrière « qui a été mise là par la police ».


      Au centre de l’image on voit un des jeunes, un foulard palestinien sur la tête, qui vise un objectif, dont on ignore la nature, avec un lance-pierres. Cette image est aussi ambiguë que celle du train dans l’expérience originale. Les effets sont les mêmes. Dans quelques récits cette scène devient : « Lors d’une manifestation, des jeunes femmes musulmanes envoient des pierres sur la police ». On voit bien ici comment le foulard palestinien, qui est présenté dans l’histoire originale comme un simple accessoire vestimentaire, devient un voile islamique puis est assimilé à la religion des jeunes gens qui, du coup, deviennent des femmes. De plus, on parlait « d’un jeune », et cela devient « des jeunes femmes » car cela renvoie aux représentations médiatiques et stéréotypées du conflit israélo-palestinien. Enfin, on décrivait une barrière mise en place par la police et, finalement, la police devient l’objet du lancer de pierres dans le cadre d’une manifestation. Il ne s’agit pas ici d’une recherche et nous ne voulons pas lui donner un caractère scientifique, mais cette “expérience” pédagogique illustre bien le même processus d’assimilation aux préjugés que celui décrit par Allport et Postman.

      On voit bien comment la réduction de l’information transmise par les rumeurs n’est pas fortuite mais respecte deux règles essentielles : celle de la déformation allant dans le sens des croyances ayant cours dans la société et celle de l’assimilation à ces croyances. Les rumeurs peuvent alors être envisagées comme des outils de rationalisation des préjugés et d’une certaine vision partagée et consensuelle de la société. C’est sa fonction sociale première.

      La fonction sociale des rumeurs


      Rationaliser les croyances sociales

      Rationaliser les croyances sociales est la fonction sociale première des rumeurs. Les préjugés sont des héritages culturels dont nous ignorons souvent le fondement et à propos desquels nous ne nous posons que très rarement cette question. Pourquoi pensons-nous que les Anglais sont avares ? C’est un fait établi comme une vérité transmise par notre éducation, la culture, les médias et de façon opératoire par les rumeurs. Cette vision des choses inverse totalement la logique rationnelle de la construction de la pensée. Ce ne sont plus les faits observables qui construisent les opinions et les idéologies, mais les croyances a priori qui s’appuient sur des constructions sociales pour trouver leur légitimité. Les rumeurs sur les étrangers — et particulièrement aujourd’hui sur les musulmans — véhiculent des contenus de violence afin de justifier une opinion publique largement acquise à cette cause du fait des attentats commis par des groupuscules extrémistes. En véhiculant ces rumeurs les “Occidentaux” se rassurent sur le bien-fondé de leurs opinions.

      Les rumeurs sont donc indissociables des croyances générales véhiculées au sein d’une société, et particulièrement des préjugés. Elles véhiculent toujours des contenus qui vont dans le sens de ces préjugés partagés dans une culture donnée car elles y trouvent leur enracinement social. En ce sens, elles jouent un rôle important dans les processus de discrimination en justifiant des positions sociales conflictuelles et en légitimant toutes les formes d’exclusion dont les groupes stigmatisés sont les victimes.

      Accentuer la cohésion du groupe
      Accentuer la cohésion du groupe est la seconde fonction sociale des rumeurs. Elles sont le plus souvent véhiculées au sein d’une même culture par des réseaux de proximité qui, certes, s’élargissent à mesure qu’elles se propagent, mais qui, d’une personne à l’autre, circulent au sein d’un même groupe. Et plus les rumeurs circulent, plus le groupe est cohésif car il donne un sentiment rassurant de partage des connaissances. Ce partage culturel et émotionnel renforce l’idée de ressemblance et donc de cohésion.

      Connaître la rumeur en cours est un moyen d’identification au groupe et de partage, au même titre que peuvent l’être des rituels, des codes langagiers ou vestimentaires. Le groupe se construit une identité dans la rumeur de deux façons : d’une part, il se construit en interne par un jeu de ressemblances multiples ; d’autre part, il se construit en opposition avec ce qui est différent, c’est-à-dire avec les autres groupes, culturels par exemple. Nous sommes identiques et ils sont différents. Cette ligne d’opposition symbolique permet un renforcement de l’identité au sein des groupes et confirme le fantasme de la différence et de l’incompréhension réciproque. Là encore, on trouve un socle propice à la confirmation des préjugés et au développement des discriminations. Plus un groupe se perçoit de façon cohésive, plus il se construit en opposition aux autres groupes et plus il induit du conflit et de la discrimination. C’est le principe même de toutes les formes de communautarisme défensif ou offensif qui construisent des barrières hermétiques entre les groupes.

      Expliquer l’inexplicable
      Expliquer l’inexplicable est la troisième fonction sociale de la rumeur. Si la pensée rationnelle, telle qu’elle est incarnée par la science, rejette toutes les formes de croyances, il n’en est pas de même pour la psychologie humaine. L’être humain est avant tout animé par un besoin d’équilibre affectif qui dépasse très largement son besoin d’exactitude dans l’interprétation de la réalité sociale. L’équilibre affectif est un besoin fondamental qui permet de construire un rempart contre les événements anxiogènes qui menacent les individus plus ou moins directement. Or, la psychologie du contrôle montre à quel point ce qui est inexplicable est anxiogène 

      Ne pas être en mesure d’expliquer, c’est renoncer à toute forme d’adaptation sociale et d’anticipation possible sur les événements futurs. Cet état est donc fortement menaçant pour l’équilibre affectif, ce qui est proprement intolérable. Alors, les individus développent toutes sortes de stratégies destinées à rétablir l’équilibre en trouvant des explications, coûte que coûte, même les plus irrationnelles.

      Une bonne illustration de ces stratégies concerne notre attitude face à l’aléatoire. Le hasard est un concept impossible à envisager en tant que tel quand il est en jeu dans des événements nous concernant. Dans le jeu par exemple, on voit comment nous construisons toutes sortes de stratégies nous persuadant que le hasard n’existe pas. Cela passe par des numéros fétiches, des rituels, des superstitions, des objets porte-bonheur… Concernant les rumeurs, Véronique Campion-Vincent explique parfaitement comment la rumeur incarnée selon certains critères par les fantasmes de complot prend forme sur l’intolérable hasard 

      Tout est lié et rien n’arrive jamais par hasard dans l’esprit des gens.
      Face à des choses et à des actes quasiment impossibles à expliquer — au moins dans leur origine — tels que des épidémies subites, des attentats, des disparitions, il nous est nécessaire de recréer de la logique et de l’explicable. Et on voit bien comment la rumeur fait partie de l’arsenal disponible pour rétablir ce contrôle sur les événements. Elle apparaît comme un outil explicatif d’une réalité sociale. C’est dans cette mesure qu’elle rassure, car elle a le mérite de proposer une explication, si irrationnelle soit-elle. Au début de l’apparition du virus du sida, on a vu comment toutes sortes de rumeurs ont émergé face au vide scientifique permettant de l’expliquer de façon rationnelle. L’absence d’explication est intolérable, au point que les croyances apparaissent là où le savoir scientifique est inefficace ou inaccessible.

      Se valoriser socialement
      36 Enfin, on peut identifier une dernière fonction sociale à l’existence des rumeurs : la valorisation de soi. L’identité sociale se construit par un jeu de comparaison avec autrui, à l’intérieur des groupes d’appartenance et entre les groupes 

      Connaître une rumeur, c’est être le détenteur d’une information sensationnelle que les autres ne connaissent pas, et c’est par là une façon d’occuper une place de “prophète” détenteur d’un certain pouvoir social.

      La rapidité et l’entrain avec lesquels les rumeurs se transmettent sont révélateurs de ce pouvoir éphémère mais tellement narcissisant pour l’individu. Transmettre une rumeur, c’est se mettre dans une place de domination sociale par la détention d’un savoir ignoré des autres. N’est-il en effet pas frustrant de véhiculer une rumeur déjà connue par son interlocuteur ? Cette frustration est à la hauteur de la déception subie en raison de l’impossibilité d’occuper cette place de “prophète” tout puissant. C’est aussi la raison pour laquelle les démentis ne se transmettent pas, sauf quand ils permettent eux-mêmes d’occuper cette place de “prophète”. Quand la rumeur est “démontable” par une démonstration scientifique simple et accessible, c’est alors le porteur du démenti qui est valorisé par son sérieux et sa pertinence intellectuelle. Mais dans le cas des rumeurs dont il est impossible de faire la preuve de leur absurdité, le démenti ne circule pas car il ne procure aucun pouvoir social à celui qui le transmet.

      Conclusion
      Les rumeurs font partie des croyances irrationnelles qui mettent en évidence tout le paradoxe du fonctionnement psychologique des individus et du cadre social qui structure leurs interactions. Les rumeurs sont anxiogènes, destructrices, erronées, mais elles remplissent des fonctions sociales et psychologiques essentielles. Elles permettent de justifier nos croyances et de nous rassurer ainsi sur la pertinence de nos opinions ; elles permettent de nous construire socialement dans des groupes et de nous positionner par rapport à ce qui est différent ; elles permettent d’exercer un contrôle illusoire sur ce qui est inexplicable, donc menaçant ; enfin, elles permettent de nous valoriser socialement et de jouir d’un pouvoir social valorisant. Impossible donc de ne pas être pessimiste quant au devenir et à la robustesse des rumeurs. Elles sont universelles et intemporelles, et elles le resteront tant elles remplissent des fonctions sociales et psychologiques vitales pour les individus.

      En ce qui concerne les préjugés, le constat n’est pas plus encourageant. Certains préjugés, en raison de leurs contenus anxiogènes, génèrent toutes sortes de rumeurs fantasmées, et les rumeurs rationalisent les préjugés et ainsi les renforcent. Quand les préjugés s’en mêlent, les rumeurs prolifèrent.
      La Réalité est la Perception, la Perception est Subjective

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