Auteur de plusieurs ouvrages sur la guerre d’Algérie, professeur de médecine et politologue, Belaid Abane en appelle à des hommes, à des projets et à des partis qui seront les forces vives du renouveau démocratique algérien. Un entretien avec Djaffar Amokrane
Vous êtes un esprit libre et indépendant de toute chapelle et de toute obédience. Que pensez-vous de cette mise en mouvement massive et inédite du peuple algérien ?
La marche du vendredi 22 février a été pour tous les observateurs de la vie politique algérienne, une immense surprise. Les Algériens que l’on croyait amorphes dépolitisés et résignés étaient sortis massivement exprimer leur refus du projet aberrant d’un 5e mandat pour un homme incapable de s’occuper de lui-même. Tout a été dit sur ce mouvement massif, citoyen, ordonné, pacifique qui a su donner à l’extérieur une image éminemment positive d’un pays perçue jusque-là plutôt sous l’angle exclusivement négatif, peuple et gouvernants confondus. T
out cela j’ai pu le constater moi-même lors de la marche du vendredi 29 mars. J’ai pris la mesure du très haut niveau de conscience politique qui anime chaque Algérien avec qui il m’a été donné d’échanger, toutes générations et toutes tendances politiques confondues. J’ai pu également constater la disposition de chacun à l’apaisement et au consensus.
Pensez-vous que le mouvement est « une génération spontanée » pour reprendre une métaphore aristotélicienne ?
Je ne le crois pas. Le caractère massif, coordonné, national du mouvement pacifique, le choix minutieux de ses slogans m’avaient amené à penser qu’une main intelligente avait su exploiter le juste mécontentement populaire. Et que le mouvement était guidé et stimulé en sous-main. Bien évidemment si le terreau n’était pas bon, la graine de la Révolution pacifique n’aurait pas pris, ou le mouvement aurait fait long feu. Qui peut en Algérie mobiliser la rue de manière aussi massive et ordonnée ? J’avais émis l’hypothèse il ya plus d’un mois sur une chaine de télévision que seuls les anciens réseaux du DRS (services algériens) étaient capables d’une telle performance. Et bien entendu ils jouaient sur du velours car pour les Algériens la coupe était pleine face à un système prédateur et corrompu qui a décidé de se maintenir par tous les moyens. Pourquoi les ex DRS me diriez-vous ? Il y a en quelques mots deux objectifs : prendre leur revanche sur Bouteflika et Gaïd, les deux responsables de leur disgrâce ; et se repositionner dans l’après Bouteflika. Ce qu’ils ont seulement oublié c’est que le Hyrak est une immense lame de fond qui submergera sans doute tout ce qui a fait le lit du système honni.
La patron de l’armée algérienne, Gaïd Salah, a accusé des « mains étrangères ». Qu’en pensez-vous ?
L’occasion était trop bonne. Je ne pense pas que les promoteurs de révolutions orange aient détourné le regard de ce qui se passe en Algérie. L‘esprit avisé du sémioticien ne manquerait pas de relever certaines étranges similitudes entre ce qui se passe dans les villes d’Algérie et les révolutions oranges dans les anciens pays de la sphère soviétique. La question peut être posée de savoir s’il y a collusion entre la main interne et la main externe, comme l’avait sous-entendu le chef d’état-major (CEM). Je ne le pense pas sauf peut-être au niveau des individus aux échelons les plus bas. Quoi qu’il en soit c’est mal connaître les Algériens que de croire qu’on pourrait leur faire avaler des couleuvres du genre Saakachvili ou Hamid Karzaï.
Selon vous le mouvement populaire pacifique a-t-il de l’avenir ?
Oui bien évidemment car on ne peut pas imaginer le Hyrak comme un nuage qui passe et se dissipe dans l’atmosphère. Mais à la seule condition de dépasser la phase actuelle d’euphorie populaire et d’angélisation du peuple auquel sont attribuées toutes les vertus révolutionnaires et créatrices. Et dépasser également le discours d’indignation et de diabolisation de l’ancien régime.
Il faut maintenant passer à la réflexion, l’organisation et aux choses concrètes. Certes le mouvement est un organisme vivant, puissant et dynamique mais il faut se rendre à l’évidence qu’il n’a ni tête, ni bras, du moins visibles. Supposons qu’on mette fin à la procédure de l’article 102 et qu’on envisage une solution politique pour satisfaire la revendication populaire : avec qui discuter, avec qui mener la transition ? C’est un nouveau blocage en perspective. Il est donc urgent que sortent du mouvement des hommes, des projets et des partis politiques qui seront les forces vives du renouveau démocratique algérien. Car, il faut bien comprendre que c’en est fini de ces partis-tambouille qui ont fait le lit de la mégalomanie bouteflikienne.
Après l’impasse Bouteflika, la situation politique algérienne ne semble-t-elle pas de nouveau bloquée ?
Je ne reviendrai pas sur les causes qui ont mené le pays au bord de la catastrophe et dont Bouteflika porte seul l’immense responsabilité. Le système qu’il a mis en place et dont il était la clé de voûte ne s’est pas effondré après sa démission « forcée » comme on pouvait s’y attendre. L’Armée en la personne du CEM a immédiatement colmaté l’édifice. A son corps défendant il faut le souligner. Et à ce titre on peut dire que pendant les deux premières semaines ayant suivi le départ « forcé » de l’ancien président, nous avons eu à faire à un néo-système Bouteflika. Du reste rien ou presque n’a changé. Ce qui a incité le CEM à vouloir à tout prix donner l’illusion du changement, en incitant la justice à ouvrir des dossiers de corruption et de prédation de la richesse nationale. Illusion en effet, car qui pourrait croire que l’appareil judiciaire actuel aussi gangréné que tout le reste, est le mieux indiqué pour une vaste opération « mains propres ». Mais sous la pression tsunamique de la Protesta populaire, l’édifice commence de nouveau à se fissurer. Après la démission du président du Conseil constitutionnel, le CEM qui avait fermé toutes les voies de sortie de crise sauf celle de l’article 102 de la constitution, vient de déverrouiller le jeu. Il laisse en effet entendre dans son allocution du 16 avril à Ouargla que la voie est ouverte à une solution politique en dehors de la « légalité constitutionnelle » dont il avait pourtant fait son credo après l’éviction de Bouteflika.
L’Armée est de nouveau impliquée dans la politique. En sortira-t-elle indemne ?
Même si elle s’en défend, l’armée, du moins le commandement, revient en effet au-devant de la scène politique. Mais il ne s’agit là aucunement d’une tentative putschiste. On peut même dire que l’immense raz-de marée populaire l’avait propulsée malgré elle sur la scène politique face à l’impasse Bouteflika. Gaïd Salah a vite fait son choix : débarquer Bouteflika ou risquer de sombrer avec lui. Les choses se sont accélérées lorsqu’on a voulu lui retirer le tapis sous les pieds. Les tractations opaques menées par Saïd Bouteflika qualifié alors de « chef de bande mafieuse », avec le général Toufik, ancien chef des Services secrets, tractations auxquelles s’est prêté avec une naïveté d’amateur Liamine Zeroual ancien président de la République, ont déclenché chez Gaïd Salah une réaction de fauve blessé. La transition allait donc se faire sans lui voire contre lui. La suite on la connaît : démission de Bouteflika sous la menace de lui faire appliquer dans le déshonneur la procédure d’empêchement prévue à l’article 102 de la constitution ; graves accusations d’agissements antinationaux portées à l’encontre de Toufik et du clan Bouteflika, accusations dont on ne peut dire avec certitude qu’elles épargnent Liamine Zeroual. Dommage collatéral considérable, ce dernier pressenti pour jouer un rôle clef dans la conduite de la transition a pris le risque de se démonétiser en se prêtant à d’anciennes pratiques d’officines « interlopes » dont il a pourtant eu à souffrir au cours de son mandat présidentiel durant les années 1990. Cet épisode critique révèle également ce que j’avais évoqué à plusieurs reprises il y a plusieurs semaines : l’existence d’une opposition militaire constituée par les anciens réseaux de l’Etat profond. Hostile au système Bouteflika, cette opposition qui grenouille hors de l’institution militaire, vise tout particulièrement le CEM accusé d’être le bras armé du système qui les a exclus et parfois humiliés. Ce dernier de son côté est prêt à tout pour empêcher la résurrection du DRS et menace même d’arrêter Toufik. L’ancien chef des Services est en effet accusé sans ambages de vouloir diaboliser l’armée aux yeux du peuple en marche, en créant des troubles et en pervertissant le caractère pacifique de la Protesta. Tout cela signifie d’évidence qu’il faut au plus vite mettre fin à la crise en accélérant la fin d’un ancien régime qui s’entête à rester et l’émergence d’un nouveau qui tarde à naitre. Pour Gaïd Salah, même si sa stratégie n’est pas encore au point, il ne rêve que d’une chose : c’est de refiler la patate brûlante aux civils et que tout cela prenne fin.
Vous êtes un esprit libre et indépendant de toute chapelle et de toute obédience. Que pensez-vous de cette mise en mouvement massive et inédite du peuple algérien ?
La marche du vendredi 22 février a été pour tous les observateurs de la vie politique algérienne, une immense surprise. Les Algériens que l’on croyait amorphes dépolitisés et résignés étaient sortis massivement exprimer leur refus du projet aberrant d’un 5e mandat pour un homme incapable de s’occuper de lui-même. Tout a été dit sur ce mouvement massif, citoyen, ordonné, pacifique qui a su donner à l’extérieur une image éminemment positive d’un pays perçue jusque-là plutôt sous l’angle exclusivement négatif, peuple et gouvernants confondus. T
out cela j’ai pu le constater moi-même lors de la marche du vendredi 29 mars. J’ai pris la mesure du très haut niveau de conscience politique qui anime chaque Algérien avec qui il m’a été donné d’échanger, toutes générations et toutes tendances politiques confondues. J’ai pu également constater la disposition de chacun à l’apaisement et au consensus.
Pensez-vous que le mouvement est « une génération spontanée » pour reprendre une métaphore aristotélicienne ?
Je ne le crois pas. Le caractère massif, coordonné, national du mouvement pacifique, le choix minutieux de ses slogans m’avaient amené à penser qu’une main intelligente avait su exploiter le juste mécontentement populaire. Et que le mouvement était guidé et stimulé en sous-main. Bien évidemment si le terreau n’était pas bon, la graine de la Révolution pacifique n’aurait pas pris, ou le mouvement aurait fait long feu. Qui peut en Algérie mobiliser la rue de manière aussi massive et ordonnée ? J’avais émis l’hypothèse il ya plus d’un mois sur une chaine de télévision que seuls les anciens réseaux du DRS (services algériens) étaient capables d’une telle performance. Et bien entendu ils jouaient sur du velours car pour les Algériens la coupe était pleine face à un système prédateur et corrompu qui a décidé de se maintenir par tous les moyens. Pourquoi les ex DRS me diriez-vous ? Il y a en quelques mots deux objectifs : prendre leur revanche sur Bouteflika et Gaïd, les deux responsables de leur disgrâce ; et se repositionner dans l’après Bouteflika. Ce qu’ils ont seulement oublié c’est que le Hyrak est une immense lame de fond qui submergera sans doute tout ce qui a fait le lit du système honni.
La patron de l’armée algérienne, Gaïd Salah, a accusé des « mains étrangères ». Qu’en pensez-vous ?
L’occasion était trop bonne. Je ne pense pas que les promoteurs de révolutions orange aient détourné le regard de ce qui se passe en Algérie. L‘esprit avisé du sémioticien ne manquerait pas de relever certaines étranges similitudes entre ce qui se passe dans les villes d’Algérie et les révolutions oranges dans les anciens pays de la sphère soviétique. La question peut être posée de savoir s’il y a collusion entre la main interne et la main externe, comme l’avait sous-entendu le chef d’état-major (CEM). Je ne le pense pas sauf peut-être au niveau des individus aux échelons les plus bas. Quoi qu’il en soit c’est mal connaître les Algériens que de croire qu’on pourrait leur faire avaler des couleuvres du genre Saakachvili ou Hamid Karzaï.
Selon vous le mouvement populaire pacifique a-t-il de l’avenir ?
Oui bien évidemment car on ne peut pas imaginer le Hyrak comme un nuage qui passe et se dissipe dans l’atmosphère. Mais à la seule condition de dépasser la phase actuelle d’euphorie populaire et d’angélisation du peuple auquel sont attribuées toutes les vertus révolutionnaires et créatrices. Et dépasser également le discours d’indignation et de diabolisation de l’ancien régime.
Il faut maintenant passer à la réflexion, l’organisation et aux choses concrètes. Certes le mouvement est un organisme vivant, puissant et dynamique mais il faut se rendre à l’évidence qu’il n’a ni tête, ni bras, du moins visibles. Supposons qu’on mette fin à la procédure de l’article 102 et qu’on envisage une solution politique pour satisfaire la revendication populaire : avec qui discuter, avec qui mener la transition ? C’est un nouveau blocage en perspective. Il est donc urgent que sortent du mouvement des hommes, des projets et des partis politiques qui seront les forces vives du renouveau démocratique algérien. Car, il faut bien comprendre que c’en est fini de ces partis-tambouille qui ont fait le lit de la mégalomanie bouteflikienne.
Après l’impasse Bouteflika, la situation politique algérienne ne semble-t-elle pas de nouveau bloquée ?
Je ne reviendrai pas sur les causes qui ont mené le pays au bord de la catastrophe et dont Bouteflika porte seul l’immense responsabilité. Le système qu’il a mis en place et dont il était la clé de voûte ne s’est pas effondré après sa démission « forcée » comme on pouvait s’y attendre. L’Armée en la personne du CEM a immédiatement colmaté l’édifice. A son corps défendant il faut le souligner. Et à ce titre on peut dire que pendant les deux premières semaines ayant suivi le départ « forcé » de l’ancien président, nous avons eu à faire à un néo-système Bouteflika. Du reste rien ou presque n’a changé. Ce qui a incité le CEM à vouloir à tout prix donner l’illusion du changement, en incitant la justice à ouvrir des dossiers de corruption et de prédation de la richesse nationale. Illusion en effet, car qui pourrait croire que l’appareil judiciaire actuel aussi gangréné que tout le reste, est le mieux indiqué pour une vaste opération « mains propres ». Mais sous la pression tsunamique de la Protesta populaire, l’édifice commence de nouveau à se fissurer. Après la démission du président du Conseil constitutionnel, le CEM qui avait fermé toutes les voies de sortie de crise sauf celle de l’article 102 de la constitution, vient de déverrouiller le jeu. Il laisse en effet entendre dans son allocution du 16 avril à Ouargla que la voie est ouverte à une solution politique en dehors de la « légalité constitutionnelle » dont il avait pourtant fait son credo après l’éviction de Bouteflika.
L’Armée est de nouveau impliquée dans la politique. En sortira-t-elle indemne ?
Même si elle s’en défend, l’armée, du moins le commandement, revient en effet au-devant de la scène politique. Mais il ne s’agit là aucunement d’une tentative putschiste. On peut même dire que l’immense raz-de marée populaire l’avait propulsée malgré elle sur la scène politique face à l’impasse Bouteflika. Gaïd Salah a vite fait son choix : débarquer Bouteflika ou risquer de sombrer avec lui. Les choses se sont accélérées lorsqu’on a voulu lui retirer le tapis sous les pieds. Les tractations opaques menées par Saïd Bouteflika qualifié alors de « chef de bande mafieuse », avec le général Toufik, ancien chef des Services secrets, tractations auxquelles s’est prêté avec une naïveté d’amateur Liamine Zeroual ancien président de la République, ont déclenché chez Gaïd Salah une réaction de fauve blessé. La transition allait donc se faire sans lui voire contre lui. La suite on la connaît : démission de Bouteflika sous la menace de lui faire appliquer dans le déshonneur la procédure d’empêchement prévue à l’article 102 de la constitution ; graves accusations d’agissements antinationaux portées à l’encontre de Toufik et du clan Bouteflika, accusations dont on ne peut dire avec certitude qu’elles épargnent Liamine Zeroual. Dommage collatéral considérable, ce dernier pressenti pour jouer un rôle clef dans la conduite de la transition a pris le risque de se démonétiser en se prêtant à d’anciennes pratiques d’officines « interlopes » dont il a pourtant eu à souffrir au cours de son mandat présidentiel durant les années 1990. Cet épisode critique révèle également ce que j’avais évoqué à plusieurs reprises il y a plusieurs semaines : l’existence d’une opposition militaire constituée par les anciens réseaux de l’Etat profond. Hostile au système Bouteflika, cette opposition qui grenouille hors de l’institution militaire, vise tout particulièrement le CEM accusé d’être le bras armé du système qui les a exclus et parfois humiliés. Ce dernier de son côté est prêt à tout pour empêcher la résurrection du DRS et menace même d’arrêter Toufik. L’ancien chef des Services est en effet accusé sans ambages de vouloir diaboliser l’armée aux yeux du peuple en marche, en créant des troubles et en pervertissant le caractère pacifique de la Protesta. Tout cela signifie d’évidence qu’il faut au plus vite mettre fin à la crise en accélérant la fin d’un ancien régime qui s’entête à rester et l’émergence d’un nouveau qui tarde à naitre. Pour Gaïd Salah, même si sa stratégie n’est pas encore au point, il ne rêve que d’une chose : c’est de refiler la patate brûlante aux civils et que tout cela prenne fin.
Commentaire