Mardi 7 mai 2019.
Alors que le ramadan a débuté, les Algériens n’entendent pas renoncer à un changement profond du système qui gouverne leur pays depuis l’indépendance. Aucune des concessions faites par ce même système ne calme les protestataires (lire « En Algérie, les stades contre le pouvoir »).
En moins de trois mois, le peuple a pourtant obtenu le départ d’Abdelaziz Bouteflika. Il assiste aussi à une purge sans précédent avec l’arrestation d’hommes d’affaires proches de l’ex-clan présidentiel mais aussi, et surtout, des deux généraux Tewfik et Tertag, anciens chefs des puissants services de sécurité. Cela sans oublier celle de Saïd Bouteflika, frère de l’ancien président dont il était le conseiller spécial. Le spectacle télévisé de ces trois hommes déférés devant le tribunal militaire de Blida (sud d’Alger) a certes stupéfait les Algériens, mais ces derniers en veulent plus et appellent le général Ahmed Gaïd Salah, chef d’état-major, à entendre les revendications du peuple. Désormais homme fort du pays, le général Gaïd Salah tient toujours à l’organisation d’une élection présidentielle le 4 juillet prochain. En attendant d’autres rebondissements, il est le grand gagnant de l’affrontement larvé qui a toujours opposé les trois pôles de décision décrits dans l’édition d’avril.
Lutte de clans au sommet-
En Algérie, les décideurs de l’ombre
Jour après jour, les manifestants algériens rejettent l’hypothèse d’un maintien de M. Abdelaziz Bouteflika à la tête de l’État. L’entourage du président multiplie les manœuvres dilatoires pour préserver le statu quo. La contestation populaire contre le régime met en évidence l’opacité d’un pouvoir partagé entre plusieurs clans.
par Akram Belkaïd & Lakhdar Benchiba
Le Monde diplomatique
Depuis le 22 février, l’Algérie connaît de façon répétée des manifestations populaires de grande ampleur contre le pouvoir. Le mouvement est historique : jamais, depuis l’indépendance en juillet 1962, le pays n’a été en proie à une telle contestation, à la fois pacifique et répartie sur l’ensemble du territoire, villes du Sud comprises.
Chaque vendredi, premier jour du week-end, des cortèges de centaines de milliers de personnes se forment dans les rues, réunissant toutes les classes d’âge, en particulier la jeunesse, qui, jusque-là, se désintéressait de la politique. Les autres jours, l’élan se maintient, avec des sit-in et des marches catégorielles (avocats, étudiants, universitaires, journalistes, retraités de la fonction publique, etc.). Le mot d’ordre, unanime, est d’abord le refus du maintien au pouvoir du président Abdelaziz Bouteflika, 82 ans, dont le quatrième mandat s’achève le 28 avril. Mais les protestataires, qui défilent aux cris de « Silmiya » (« [Manifestation] pacifique »), s’en prennent aussi à son entourage, notamment à ses deux frères, MM. Saïd et Nacer Bouteflika. Ils exigent la fin du régime et l’avènement d’une deuxième république, certains réclamant une Assemblée constituante. En face, les forces de l’ordre ont adopté durant les premières semaines une attitude conciliante, des policiers et des gendarmes allant jusqu’à fraterniser avec la foule.
Quant à M. Abdelaziz Bouteflika, il se tait. Impotent et aphasique, le locataire de la résidence d’État médicalisée de Zeralda ne s’est plus exprimé en public depuis 2014, et les confidences de plusieurs hauts responsables valident la thèse de son incapacité à diriger (1).
De retour de Suisse, où il s’était rendu début février pour des « examens de santé périodiques », il s’est tout de même adressé aux Algériens par le biais de lettres, s’engageant à ne pas briguer un cinquième mandat tout en annulant le scrutin présidentiel du 18 avril. Une annulation qui prolonge de facto, et pour une période indéterminée, son quatrième mandat, en attendant l’organisation d’une « conférence nationale inclusive ». Un vague rendez-vous où la « société civile » est d’ores et déjà priée de « faire des propositions » (2). Connaissant la gravité de l’état de santé du président, les Algériens s’interrogent. Qui, dans les coulisses du pouvoir, décide et agit à sa place ? Qui rédige les lettres adressées à son peuple ? Qui nomme ou renvoie ses premiers ministres ? Qui a vraiment eu l’idée de cette conférence nationale ?
Ces questions renvoient à l’identité de ceux qu’on appelle les « décideurs ». Ce terme fut employé pour la première fois par Mohamed Boudiaf à son retour d’exil, le 16 janvier 1992. Le pays vivait alors une grave crise politique après la démission, imposée par l’armée, du président Chadli Bendjedid et l’annulation, par le Haut Conseil de sécurité (HCS), des élections législatives, dont le premier tour avait vu la victoire du Front islamique du salut (FIS) (3). « J’ai parlé avec les décideurs et j’ai accepté de répondre à l’appel de l’Algérie », déclara la figure historique du Front de libération nationale (FLN) pour justifier son accession à la tête du Haut Comité d’État (HCE), une instance provisoire destinée à pallier le vide constitutionnel né du départ du président Bendjedid. Boudiaf, qui allait être assassiné moins de six mois plus tard par un officier membre de sa protection rapprochée, se garda pourtant de révéler qui étaient ces « décideurs » qui l’avaient convaincu, lui, l’opposant de toujours, de fournir une légitimité historique à un régime qu’il avait longtemps vilipendé avant d’abandonner la politique (4).
« Trois quarts de président »
Convaincus que le président du HCE servait de paravent, une grande majorité des Algériens ne furent pas étonnés de cette prudence. En avril 1992, Boudiaf avoua lui-même à quelques journalistes ne pas connaître « tous les décideurs ». Par la suite, les noms des généraux Larbi Belkheir, Khaled Nezzar, Mohamed Mediène — dit « Toufik » — et Mohamed Lamari furent fréquemment cités. Mais, aujourd’hui encore, personne ne sait vraiment comment, et par quel processus de tractations internes, les « janviéristes » décidèrent de mettre fin au « printemps algérien », c’est-à-dire à la transition démocratique née après les émeutes sanglantes d’octobre 1988. À l’époque, après avoir ouvert le feu sur des centaines de jeunes manifestants — un bilan officieux fit état de six cents morts —, le pouvoir algérien avait procédé à plusieurs réformes, dont l’autorisation du multipartisme et la libéralisation de la presse écrite (5).
Même si les événements sont d’une nature différente, la crise actuelle est marquée par la même opacité. « Qui sont les tireurs de ficelles de la momie Bouteflika ? », interrogeait une pancarte brandie dans le cortège algérois du vendredi 15 mars. « Pourquoi les décideurs se cachent-ils ? », demandait une autre. Ces questions ne sont pas nouvelles ; elles s’expriment depuis plusieurs années. Pour y répondre, il faut rappeler la manière dont M. Bouteflika a consolidé son pouvoir personnel au sein du régime.
Houari Boumediène, chef de l’état de 1965 à 1978, détenait l’essentiel du pouvoir avec ses pairs du Conseil de la révolution, qui avait destitué le président Ahmed Ben Bella en juin 1965. La structure de décision évolua sous Bendjedid (1979-1992) pour s’articuler autour de trois pôles : l’état-major de l’Armée nationale populaire (ANP), les services de sécurité — dont la sécurité militaire — et la présidence, avec ses conseillers économiques et sécuritaires. Sur les sujets stratégiques, ces trois entités, rivales mais toujours conscientes de la nécessité vitale de ne pas mettre en péril la stabilité du régime, adressaient leurs rapports, remarques ou préconisations. Décidant en dernier ressort, Bendjedid privilégiait le consensus : si deux pôles recommandaient une option, elle était choisie et mise à exécution par le gouvernement. Ce fut le cas, par exemple, en 1983, quand les « services » et l’état-major s’opposèrent à un timide projet de réformes politiques conçu par la présidence, les deux premiers pôles ne voulant pas que le FLN perde son statut de parti unique.
Essor démographique continu
Essor démographique continu
Cécile Marin
Contrairement à l’idée reçue selon laquelle le FLN dirige l’Algérie depuis 1962, ce parti, bien que détenteur, avec l’armée, de la légitimité historique née du combat pour l’indépendance, n’a jamais constitué un quatrième pôle de décision. Ses caciques ne pouvaient guère peser sur les services ou sur l’état-major, tandis que la présidence contrôlait son bureau politique.
En 1999, à la veille de la première élection de M. Bouteflika, l’armée et les services de sécurité avaient depuis longtemps pris l’ascendant sur la présidence. Après avoir écarté Bendjedid en 1992, ils furent aussi à l’origine de la démission du président Liamine Zeroual (1994-1999), qui avait refusé d’entériner l’arrangement conclu en 1997 entre les services et l’Armée islamique du salut (AIS), le bras armé du FIS. Élu et installé au palais d’El-Mouradia, sur les hauteurs d’Alger, M. Bouteflika s’emploiera très vite à redonner du poids au pôle de la présidence, clamant, souvent de manière théâtrale, qu’il ne serait jamais un « trois quarts de président ».
Cette affirmation trahissait deux ambitions. D’abord, le président n’entendait pas favoriser un nouveau « printemps algérien ». Pour lui, le but était de restaurer la pureté originelle du système, lorsque le personnel de l’armée, des services de sécurité et de l’État était sous les ordres d’un chef incontesté : Boumediène, mort en 1978, et dont il échoua à devenir le successeur. Ce refus de toute ouverture relevait aussi d’une question de culture politique. L’ancien chef de la diplomatie algérienne (1963-1979) appartient à une génération pour laquelle le pouvoir doit s’exercer sans rencontrer d’obstacles. Ses rares discours sur la démocratie n’ont guère convaincu, y compris lorsqu’il déclara, le 8 mai 2012 à Sétif, que la génération révolutionnaire était « finie » et qu’il était temps qu’elle « passe la main ». Des propos qui ne l’empêchèrent pas de briguer un quatrième mandat ni de continuer à verrouiller le champ politique.
Ensuite, M. Bouteflika refusait d’être un simple pantin de l’armée. Malgré l’omnipotence que l’on prête à l’ANP, cette tâche ne relevait pas de l’impossible. Les militaires, y compris ceux des services, ont toujours voulu respecter un minimum de légalisme formel. Et, dans ce registre, la signature du président — celle qui permet de nommer, de congédier ou de mettre à la retraite n’importe quel haut responsable, y compris militaire — est une arme lourde, que M. Bouteflika a fréquemment utilisée au cours de ces vingt dernières années.
Ses trois premiers mandats (1999-2014) ont ainsi été marqués par la transformation et le renforcement du pôle présidentiel au détriment des deux autres. Fort de son entregent diplomatique présumé, il a promis aux militaires et aux services de sécurité de normaliser l’image internationale de l’Algérie et d’éloigner le spectre de poursuites liées à leur action pendant la « décennie noire » (1991-2000) : disparitions forcées, implication de l’armée dans les massacres de populations civiles… Se prévalant, à l’intérieur comme à l’extérieur, d’être l’homme qui avait ramené la paix — laquelle fut négociée bien avant son élection —, il n’a cessé de rappeler aux militaires ce qu’ils lui devaient et ce qu’ils perdraient à le faire partir. Ainsi, lorsqu’il mit à la retraite tel ou tel général ou qu’il poussa à la démission, en 2004, un « janviériste » du calibre de Mohamed Lamari, alors chef d’état-major et architecte de la lutte contre les groupes armés, les autres « généraux décideurs » furent incapables de s’y opposer ou d’imposer des contreparties, comme la nomination de leurs hommes à la présidence ou au gouvernement.
Alors que le ramadan a débuté, les Algériens n’entendent pas renoncer à un changement profond du système qui gouverne leur pays depuis l’indépendance. Aucune des concessions faites par ce même système ne calme les protestataires (lire « En Algérie, les stades contre le pouvoir »).
En moins de trois mois, le peuple a pourtant obtenu le départ d’Abdelaziz Bouteflika. Il assiste aussi à une purge sans précédent avec l’arrestation d’hommes d’affaires proches de l’ex-clan présidentiel mais aussi, et surtout, des deux généraux Tewfik et Tertag, anciens chefs des puissants services de sécurité. Cela sans oublier celle de Saïd Bouteflika, frère de l’ancien président dont il était le conseiller spécial. Le spectacle télévisé de ces trois hommes déférés devant le tribunal militaire de Blida (sud d’Alger) a certes stupéfait les Algériens, mais ces derniers en veulent plus et appellent le général Ahmed Gaïd Salah, chef d’état-major, à entendre les revendications du peuple. Désormais homme fort du pays, le général Gaïd Salah tient toujours à l’organisation d’une élection présidentielle le 4 juillet prochain. En attendant d’autres rebondissements, il est le grand gagnant de l’affrontement larvé qui a toujours opposé les trois pôles de décision décrits dans l’édition d’avril.
Lutte de clans au sommet-
En Algérie, les décideurs de l’ombre
Jour après jour, les manifestants algériens rejettent l’hypothèse d’un maintien de M. Abdelaziz Bouteflika à la tête de l’État. L’entourage du président multiplie les manœuvres dilatoires pour préserver le statu quo. La contestation populaire contre le régime met en évidence l’opacité d’un pouvoir partagé entre plusieurs clans.
par Akram Belkaïd & Lakhdar Benchiba
Le Monde diplomatique
Depuis le 22 février, l’Algérie connaît de façon répétée des manifestations populaires de grande ampleur contre le pouvoir. Le mouvement est historique : jamais, depuis l’indépendance en juillet 1962, le pays n’a été en proie à une telle contestation, à la fois pacifique et répartie sur l’ensemble du territoire, villes du Sud comprises.
Chaque vendredi, premier jour du week-end, des cortèges de centaines de milliers de personnes se forment dans les rues, réunissant toutes les classes d’âge, en particulier la jeunesse, qui, jusque-là, se désintéressait de la politique. Les autres jours, l’élan se maintient, avec des sit-in et des marches catégorielles (avocats, étudiants, universitaires, journalistes, retraités de la fonction publique, etc.). Le mot d’ordre, unanime, est d’abord le refus du maintien au pouvoir du président Abdelaziz Bouteflika, 82 ans, dont le quatrième mandat s’achève le 28 avril. Mais les protestataires, qui défilent aux cris de « Silmiya » (« [Manifestation] pacifique »), s’en prennent aussi à son entourage, notamment à ses deux frères, MM. Saïd et Nacer Bouteflika. Ils exigent la fin du régime et l’avènement d’une deuxième république, certains réclamant une Assemblée constituante. En face, les forces de l’ordre ont adopté durant les premières semaines une attitude conciliante, des policiers et des gendarmes allant jusqu’à fraterniser avec la foule.
Quant à M. Abdelaziz Bouteflika, il se tait. Impotent et aphasique, le locataire de la résidence d’État médicalisée de Zeralda ne s’est plus exprimé en public depuis 2014, et les confidences de plusieurs hauts responsables valident la thèse de son incapacité à diriger (1).
De retour de Suisse, où il s’était rendu début février pour des « examens de santé périodiques », il s’est tout de même adressé aux Algériens par le biais de lettres, s’engageant à ne pas briguer un cinquième mandat tout en annulant le scrutin présidentiel du 18 avril. Une annulation qui prolonge de facto, et pour une période indéterminée, son quatrième mandat, en attendant l’organisation d’une « conférence nationale inclusive ». Un vague rendez-vous où la « société civile » est d’ores et déjà priée de « faire des propositions » (2). Connaissant la gravité de l’état de santé du président, les Algériens s’interrogent. Qui, dans les coulisses du pouvoir, décide et agit à sa place ? Qui rédige les lettres adressées à son peuple ? Qui nomme ou renvoie ses premiers ministres ? Qui a vraiment eu l’idée de cette conférence nationale ?
Ces questions renvoient à l’identité de ceux qu’on appelle les « décideurs ». Ce terme fut employé pour la première fois par Mohamed Boudiaf à son retour d’exil, le 16 janvier 1992. Le pays vivait alors une grave crise politique après la démission, imposée par l’armée, du président Chadli Bendjedid et l’annulation, par le Haut Conseil de sécurité (HCS), des élections législatives, dont le premier tour avait vu la victoire du Front islamique du salut (FIS) (3). « J’ai parlé avec les décideurs et j’ai accepté de répondre à l’appel de l’Algérie », déclara la figure historique du Front de libération nationale (FLN) pour justifier son accession à la tête du Haut Comité d’État (HCE), une instance provisoire destinée à pallier le vide constitutionnel né du départ du président Bendjedid. Boudiaf, qui allait être assassiné moins de six mois plus tard par un officier membre de sa protection rapprochée, se garda pourtant de révéler qui étaient ces « décideurs » qui l’avaient convaincu, lui, l’opposant de toujours, de fournir une légitimité historique à un régime qu’il avait longtemps vilipendé avant d’abandonner la politique (4).
« Trois quarts de président »
Convaincus que le président du HCE servait de paravent, une grande majorité des Algériens ne furent pas étonnés de cette prudence. En avril 1992, Boudiaf avoua lui-même à quelques journalistes ne pas connaître « tous les décideurs ». Par la suite, les noms des généraux Larbi Belkheir, Khaled Nezzar, Mohamed Mediène — dit « Toufik » — et Mohamed Lamari furent fréquemment cités. Mais, aujourd’hui encore, personne ne sait vraiment comment, et par quel processus de tractations internes, les « janviéristes » décidèrent de mettre fin au « printemps algérien », c’est-à-dire à la transition démocratique née après les émeutes sanglantes d’octobre 1988. À l’époque, après avoir ouvert le feu sur des centaines de jeunes manifestants — un bilan officieux fit état de six cents morts —, le pouvoir algérien avait procédé à plusieurs réformes, dont l’autorisation du multipartisme et la libéralisation de la presse écrite (5).
Même si les événements sont d’une nature différente, la crise actuelle est marquée par la même opacité. « Qui sont les tireurs de ficelles de la momie Bouteflika ? », interrogeait une pancarte brandie dans le cortège algérois du vendredi 15 mars. « Pourquoi les décideurs se cachent-ils ? », demandait une autre. Ces questions ne sont pas nouvelles ; elles s’expriment depuis plusieurs années. Pour y répondre, il faut rappeler la manière dont M. Bouteflika a consolidé son pouvoir personnel au sein du régime.
Houari Boumediène, chef de l’état de 1965 à 1978, détenait l’essentiel du pouvoir avec ses pairs du Conseil de la révolution, qui avait destitué le président Ahmed Ben Bella en juin 1965. La structure de décision évolua sous Bendjedid (1979-1992) pour s’articuler autour de trois pôles : l’état-major de l’Armée nationale populaire (ANP), les services de sécurité — dont la sécurité militaire — et la présidence, avec ses conseillers économiques et sécuritaires. Sur les sujets stratégiques, ces trois entités, rivales mais toujours conscientes de la nécessité vitale de ne pas mettre en péril la stabilité du régime, adressaient leurs rapports, remarques ou préconisations. Décidant en dernier ressort, Bendjedid privilégiait le consensus : si deux pôles recommandaient une option, elle était choisie et mise à exécution par le gouvernement. Ce fut le cas, par exemple, en 1983, quand les « services » et l’état-major s’opposèrent à un timide projet de réformes politiques conçu par la présidence, les deux premiers pôles ne voulant pas que le FLN perde son statut de parti unique.
Essor démographique continu
Essor démographique continu
Cécile Marin
Contrairement à l’idée reçue selon laquelle le FLN dirige l’Algérie depuis 1962, ce parti, bien que détenteur, avec l’armée, de la légitimité historique née du combat pour l’indépendance, n’a jamais constitué un quatrième pôle de décision. Ses caciques ne pouvaient guère peser sur les services ou sur l’état-major, tandis que la présidence contrôlait son bureau politique.
En 1999, à la veille de la première élection de M. Bouteflika, l’armée et les services de sécurité avaient depuis longtemps pris l’ascendant sur la présidence. Après avoir écarté Bendjedid en 1992, ils furent aussi à l’origine de la démission du président Liamine Zeroual (1994-1999), qui avait refusé d’entériner l’arrangement conclu en 1997 entre les services et l’Armée islamique du salut (AIS), le bras armé du FIS. Élu et installé au palais d’El-Mouradia, sur les hauteurs d’Alger, M. Bouteflika s’emploiera très vite à redonner du poids au pôle de la présidence, clamant, souvent de manière théâtrale, qu’il ne serait jamais un « trois quarts de président ».
Cette affirmation trahissait deux ambitions. D’abord, le président n’entendait pas favoriser un nouveau « printemps algérien ». Pour lui, le but était de restaurer la pureté originelle du système, lorsque le personnel de l’armée, des services de sécurité et de l’État était sous les ordres d’un chef incontesté : Boumediène, mort en 1978, et dont il échoua à devenir le successeur. Ce refus de toute ouverture relevait aussi d’une question de culture politique. L’ancien chef de la diplomatie algérienne (1963-1979) appartient à une génération pour laquelle le pouvoir doit s’exercer sans rencontrer d’obstacles. Ses rares discours sur la démocratie n’ont guère convaincu, y compris lorsqu’il déclara, le 8 mai 2012 à Sétif, que la génération révolutionnaire était « finie » et qu’il était temps qu’elle « passe la main ». Des propos qui ne l’empêchèrent pas de briguer un quatrième mandat ni de continuer à verrouiller le champ politique.
Ensuite, M. Bouteflika refusait d’être un simple pantin de l’armée. Malgré l’omnipotence que l’on prête à l’ANP, cette tâche ne relevait pas de l’impossible. Les militaires, y compris ceux des services, ont toujours voulu respecter un minimum de légalisme formel. Et, dans ce registre, la signature du président — celle qui permet de nommer, de congédier ou de mettre à la retraite n’importe quel haut responsable, y compris militaire — est une arme lourde, que M. Bouteflika a fréquemment utilisée au cours de ces vingt dernières années.
Ses trois premiers mandats (1999-2014) ont ainsi été marqués par la transformation et le renforcement du pôle présidentiel au détriment des deux autres. Fort de son entregent diplomatique présumé, il a promis aux militaires et aux services de sécurité de normaliser l’image internationale de l’Algérie et d’éloigner le spectre de poursuites liées à leur action pendant la « décennie noire » (1991-2000) : disparitions forcées, implication de l’armée dans les massacres de populations civiles… Se prévalant, à l’intérieur comme à l’extérieur, d’être l’homme qui avait ramené la paix — laquelle fut négociée bien avant son élection —, il n’a cessé de rappeler aux militaires ce qu’ils lui devaient et ce qu’ils perdraient à le faire partir. Ainsi, lorsqu’il mit à la retraite tel ou tel général ou qu’il poussa à la démission, en 2004, un « janviériste » du calibre de Mohamed Lamari, alors chef d’état-major et architecte de la lutte contre les groupes armés, les autres « généraux décideurs » furent incapables de s’y opposer ou d’imposer des contreparties, comme la nomination de leurs hommes à la présidence ou au gouvernement.
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