Se discipliner ou être discipliné
Arezki Derguini - Le Quotidien Oran - 09/05/2019
Des élections présidentielles en juillet ou des instances de transition, pour quoi faire ? La réponse doit être claire, pour le Hirak il s'agit de transformer des forces, des rapports de forces et des dispositions sociales et politiques dans un sens démocratique.
L'opposition entre une logique constitutionnelle et une logique politique ne doit pas servir à dérouter une telle dynamique de transformation. Car que ce soit le pouvoir militaire qui concède à la rue des institutions de transition ou que ce soit la rue qui concède une élection présidentielle comme désiré par le pouvoir militaire, ce sera une logique des forces et des rapports de forces qui s'imposera. Reste à savoir comment seront composées ces forces, celles-ci n'étant pas d'essence fixe, et dans quelle logique elles le feront, dictatoriale ou démocratique.
Quelle que soit la façon dont on ira vers un système démocratique, une logique démocratique a besoin d'une dynamique politique qui ne se détache pas de la dynamique sociale, sans quoi se reproduiront les impasses politiques actuelles et seront empêchés les rapports de forces d'évoluer en faveur de la population. Il faut ensuite que ces dynamiques ne séparent pas les intérêts du secteur de la sécurité de ceux de la société. Qu'alors ces intérêts se clarifiant, elles conduisent à l'émergence de part et d'autre, d'une volonté politique claire de transformation démocratique du système politique au sein du secteur de la sécurité et d'une démarche cohérente au sein de la société. Il faut pour cela que la société ait le temps de transformer ses préférences et celui de se projeter dans de nouvelles élites politiques et économiques.
L'enjeu de la crise est précisément de déterminer la nouvelle configuration des rapports entre les différentes forces sociales et leurs hiérarchies qui va permettre à la société de traverser la crise et de stabiliser ses rapports. Il va sans dire que l'ancien rapport entre la force économique et la force militaire a perdu de sa stabilité et que le processus d'inversion, la contrainte économique supplantant la contrainte militaire, qui lui donnerait une nouvelle stabilité ne semble pas pouvoir aboutir de manière pacifique. On ne peut dire encore de quel type de rapport avec la société aura besoin une telle inversion. La société acceptera-t-elle la nouvelle contrainte économique de gré ou de force ? La société s'aliènera-t-elle les forces militaires et économiques, à l'image de l'Égypte ? Une dictature libérale a depuis longtemps les faveurs des puissances mondiales. Hors de chez elles, elles distinguent libéralisme et démocratie, et préfèrent ce premier à cette dernière, le néocolonialisme plutôt que de concéder des capacités d'organisation autochtones.
Que doit-on entendre par transformation des rapports de forces ? Beaucoup présupposent dans leur raisonnement, au départ de la transition, une séparation du militaire et du politique(1) qu'ils posent comme un préalable inviolable, comme si l'on pouvait importer la démocratie, une certaine configuration des rapports de forces politiques, militaires, économiques et religieuses, comme on importe une marchandise. Il suffirait alors d'élections honnêtes et transparentes pour conquérir le pouvoir central et disposer de la force d'exécuter un programme. Bien entendu, la force d'exécuter un programme ne dépend pas que de la simple force physique, elle dépend aussi de la participation ou de la résistance de la société à son application. C'est en quoi la démocratie est supérieure aux autres systèmes, elle fait l'économie de l'usage de la force physique du fait de l'obéissance à la loi. Mais un tel raisonnement présente un défaut majeur : comment la force physique pourrait-elle être soumise à une autre force qui ne l'aurait pas subjuguée (une idéologie religieuse ou autre) ou qui ne l'entretiendrait pas (l'économie) ? On ne peut pas présupposer une obéissance de la force à la loi, si cette loi n'est pas elle-même portée par une force en mesure de tenir la force physique. Pour que le postulat soit inviolable, il faudrait que dans la tête de chacun, un interdit empêche strictement sa violation. C'est comme présupposer une obéissance que l'on pourrait obtenir sans contrainte physique et qu'inspirerait une croyance à un dogme intouchable. Ce dogmatisme quant à ce que devrait être une démocratie suppose donc une instance transcendante à la société ou une certaine homogénéité quant aux croyances sociales. Ce qui n'est plus le cas des sociétés contemporaines. Faire semblant de croire que l'on pourrait ou devrait ériger un tel dogme pour aller en démocratie, c'est accepter de retomber dans de nouveaux désaccords une fois l'accord sur les élections oubliées. Car nous refuserions que l'accord sur les élections emporte tous nos accords. La société ne peut donc rien se donner de manière absolue au départ, mais au fur à mesure. Elle se donne le droit de revoir ses accords.
Et pour survivre dans le monde, elle devra toujours s'accorder. Un principe qu'elle ne peut oublier puisqu'un tel oubli menacerait son existence. La société doit s'accorder.
Là n'est pas le problème, il est dans la manière ; elle doit construire et configurer les rapports entre ses différentes forces, de quelle manière alors ? Il s'agira de définir la manière dont l'économie et le militaire vont désormais s'articuler, dans quel rapport social ? Resserrant les rapports entre le militaire et l'économique pour préserver la domination du militaire et discipliner la société ou desserrant ces rapports pour donner une autonomie tant à chaque instance qu'à la société qui se protègerait par là même de la domination de l'une d'entre elles ou des deux associées ? Ce dernier cas de figure suppose que la société puisse se discipliner et discipliner les rapports entre l'économique et le militaire. On devine quel scénario a le plus de chances de l'emporter dans les conditions actuelles. Trop de monde continue à penser qu'il peut y avoir primauté du politique (qui ne tiendrait pas son autorité d'une idéologie religieuse ou autre) sur le militaire sans que soit séparée la force économique de la force militaire, et sans que s'inverse leur rapport de hiérarchie. Erreur fatale. On ne peut pas esquiver la question qui commande à qui dans le cours des choses. Quel(s) pouvoir(s) ou autorité(s) peuvent commander à la société ? Par exemple, le pouvoir militaire commandera-t-il au pouvoir économique ou inversement ? C'est de l'économie que le politique peut tenir son pouvoir de contrainte sur le militaire. Quand il tient son autorité d'une idéologie, il doit partager son pouvoir de contrainte avec le militaire. Partage qui est rarement en sa faveur. C'est sur ces rapports de forces stabilisés entre l'idéologique, le militaire et l'économique que se construit la stabilité de la société(2). Autorité et pouvoir se partageant l'obéissance de la société. Si la société n'est pas unie, elle ne peut contenir, limiter et soumettre les pouvoirs militaires et économiques. S'il faut qu'à une dictature militaire succède une démocratie, il faut que la contrainte économique puisse commander à la contrainte physique. Et que la contrainte économique ne relève pas du pouvoir d'une minorité adossée à l'étranger. Pour que la dictature se perpétue, il suffit que le militaire adossé à l'étranger se soumette l'économique. La crise d'aujourd'hui révèle l'incapacité nouvelle du pouvoir militaire à commander au pouvoir économique et à faire face aux besoins de la population. Il n'en a plus les ressources. Nous sommes en présence d'une déstabilisation des anciens rapports de forces ; la recherche d'un nouvel équilibre est en cours, qui commandera à qui et comment ? La société est tenue par les pouvoirs économiques et militaires, tout dépend de la manière dont elle y adhère, de l'autorité qu'elle aura face à ces pouvoirs(3). Dans une société faiblement différenciée, la propriété publique des ressources naturelles a donné au pouvoir militaire le pouvoir de contrainte générale sur la société, le pouvoir de contrainte économique lui échappe désormais. Il est passé à des forces nationales et internationales. Pour conserver le pouvoir de domination sur la société, le pouvoir économique national et le pouvoir militaire doivent désormais s'adosser au pouvoir économique international. Il y a fort à craindre que la société n'ayant pas disposé d'une autorité suffisante pour lui soumettre la force militaire au sortir de la guerre d'indépendance, elle n'en ait pas de nouvelle pour lui soumettre la force économique. Où trouvera-t-elle les ressources pour se soumettre les forces économique et militaire ? J'ai déjà donné la réponse ailleurs : dans ce qui peut nous permettre de faire société, ce que nous avons en partage : nos modèles de base, nos esprits de corps, nos régions.
C'est grâce au nationalisme du corps militaire et de son enracinement social, à la solidarité des corps sociaux que la société pourra sortir de la dépendance extérieure dans laquelle elle se trouve et se prémunir d'une dictature militaire qui n'aura plus les moyens de son autonomie.
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Arezki Derguini - Le Quotidien Oran - 09/05/2019
Des élections présidentielles en juillet ou des instances de transition, pour quoi faire ? La réponse doit être claire, pour le Hirak il s'agit de transformer des forces, des rapports de forces et des dispositions sociales et politiques dans un sens démocratique.
L'opposition entre une logique constitutionnelle et une logique politique ne doit pas servir à dérouter une telle dynamique de transformation. Car que ce soit le pouvoir militaire qui concède à la rue des institutions de transition ou que ce soit la rue qui concède une élection présidentielle comme désiré par le pouvoir militaire, ce sera une logique des forces et des rapports de forces qui s'imposera. Reste à savoir comment seront composées ces forces, celles-ci n'étant pas d'essence fixe, et dans quelle logique elles le feront, dictatoriale ou démocratique.
Quelle que soit la façon dont on ira vers un système démocratique, une logique démocratique a besoin d'une dynamique politique qui ne se détache pas de la dynamique sociale, sans quoi se reproduiront les impasses politiques actuelles et seront empêchés les rapports de forces d'évoluer en faveur de la population. Il faut ensuite que ces dynamiques ne séparent pas les intérêts du secteur de la sécurité de ceux de la société. Qu'alors ces intérêts se clarifiant, elles conduisent à l'émergence de part et d'autre, d'une volonté politique claire de transformation démocratique du système politique au sein du secteur de la sécurité et d'une démarche cohérente au sein de la société. Il faut pour cela que la société ait le temps de transformer ses préférences et celui de se projeter dans de nouvelles élites politiques et économiques.
L'enjeu de la crise est précisément de déterminer la nouvelle configuration des rapports entre les différentes forces sociales et leurs hiérarchies qui va permettre à la société de traverser la crise et de stabiliser ses rapports. Il va sans dire que l'ancien rapport entre la force économique et la force militaire a perdu de sa stabilité et que le processus d'inversion, la contrainte économique supplantant la contrainte militaire, qui lui donnerait une nouvelle stabilité ne semble pas pouvoir aboutir de manière pacifique. On ne peut dire encore de quel type de rapport avec la société aura besoin une telle inversion. La société acceptera-t-elle la nouvelle contrainte économique de gré ou de force ? La société s'aliènera-t-elle les forces militaires et économiques, à l'image de l'Égypte ? Une dictature libérale a depuis longtemps les faveurs des puissances mondiales. Hors de chez elles, elles distinguent libéralisme et démocratie, et préfèrent ce premier à cette dernière, le néocolonialisme plutôt que de concéder des capacités d'organisation autochtones.
Que doit-on entendre par transformation des rapports de forces ? Beaucoup présupposent dans leur raisonnement, au départ de la transition, une séparation du militaire et du politique(1) qu'ils posent comme un préalable inviolable, comme si l'on pouvait importer la démocratie, une certaine configuration des rapports de forces politiques, militaires, économiques et religieuses, comme on importe une marchandise. Il suffirait alors d'élections honnêtes et transparentes pour conquérir le pouvoir central et disposer de la force d'exécuter un programme. Bien entendu, la force d'exécuter un programme ne dépend pas que de la simple force physique, elle dépend aussi de la participation ou de la résistance de la société à son application. C'est en quoi la démocratie est supérieure aux autres systèmes, elle fait l'économie de l'usage de la force physique du fait de l'obéissance à la loi. Mais un tel raisonnement présente un défaut majeur : comment la force physique pourrait-elle être soumise à une autre force qui ne l'aurait pas subjuguée (une idéologie religieuse ou autre) ou qui ne l'entretiendrait pas (l'économie) ? On ne peut pas présupposer une obéissance de la force à la loi, si cette loi n'est pas elle-même portée par une force en mesure de tenir la force physique. Pour que le postulat soit inviolable, il faudrait que dans la tête de chacun, un interdit empêche strictement sa violation. C'est comme présupposer une obéissance que l'on pourrait obtenir sans contrainte physique et qu'inspirerait une croyance à un dogme intouchable. Ce dogmatisme quant à ce que devrait être une démocratie suppose donc une instance transcendante à la société ou une certaine homogénéité quant aux croyances sociales. Ce qui n'est plus le cas des sociétés contemporaines. Faire semblant de croire que l'on pourrait ou devrait ériger un tel dogme pour aller en démocratie, c'est accepter de retomber dans de nouveaux désaccords une fois l'accord sur les élections oubliées. Car nous refuserions que l'accord sur les élections emporte tous nos accords. La société ne peut donc rien se donner de manière absolue au départ, mais au fur à mesure. Elle se donne le droit de revoir ses accords.
Et pour survivre dans le monde, elle devra toujours s'accorder. Un principe qu'elle ne peut oublier puisqu'un tel oubli menacerait son existence. La société doit s'accorder.
Là n'est pas le problème, il est dans la manière ; elle doit construire et configurer les rapports entre ses différentes forces, de quelle manière alors ? Il s'agira de définir la manière dont l'économie et le militaire vont désormais s'articuler, dans quel rapport social ? Resserrant les rapports entre le militaire et l'économique pour préserver la domination du militaire et discipliner la société ou desserrant ces rapports pour donner une autonomie tant à chaque instance qu'à la société qui se protègerait par là même de la domination de l'une d'entre elles ou des deux associées ? Ce dernier cas de figure suppose que la société puisse se discipliner et discipliner les rapports entre l'économique et le militaire. On devine quel scénario a le plus de chances de l'emporter dans les conditions actuelles. Trop de monde continue à penser qu'il peut y avoir primauté du politique (qui ne tiendrait pas son autorité d'une idéologie religieuse ou autre) sur le militaire sans que soit séparée la force économique de la force militaire, et sans que s'inverse leur rapport de hiérarchie. Erreur fatale. On ne peut pas esquiver la question qui commande à qui dans le cours des choses. Quel(s) pouvoir(s) ou autorité(s) peuvent commander à la société ? Par exemple, le pouvoir militaire commandera-t-il au pouvoir économique ou inversement ? C'est de l'économie que le politique peut tenir son pouvoir de contrainte sur le militaire. Quand il tient son autorité d'une idéologie, il doit partager son pouvoir de contrainte avec le militaire. Partage qui est rarement en sa faveur. C'est sur ces rapports de forces stabilisés entre l'idéologique, le militaire et l'économique que se construit la stabilité de la société(2). Autorité et pouvoir se partageant l'obéissance de la société. Si la société n'est pas unie, elle ne peut contenir, limiter et soumettre les pouvoirs militaires et économiques. S'il faut qu'à une dictature militaire succède une démocratie, il faut que la contrainte économique puisse commander à la contrainte physique. Et que la contrainte économique ne relève pas du pouvoir d'une minorité adossée à l'étranger. Pour que la dictature se perpétue, il suffit que le militaire adossé à l'étranger se soumette l'économique. La crise d'aujourd'hui révèle l'incapacité nouvelle du pouvoir militaire à commander au pouvoir économique et à faire face aux besoins de la population. Il n'en a plus les ressources. Nous sommes en présence d'une déstabilisation des anciens rapports de forces ; la recherche d'un nouvel équilibre est en cours, qui commandera à qui et comment ? La société est tenue par les pouvoirs économiques et militaires, tout dépend de la manière dont elle y adhère, de l'autorité qu'elle aura face à ces pouvoirs(3). Dans une société faiblement différenciée, la propriété publique des ressources naturelles a donné au pouvoir militaire le pouvoir de contrainte générale sur la société, le pouvoir de contrainte économique lui échappe désormais. Il est passé à des forces nationales et internationales. Pour conserver le pouvoir de domination sur la société, le pouvoir économique national et le pouvoir militaire doivent désormais s'adosser au pouvoir économique international. Il y a fort à craindre que la société n'ayant pas disposé d'une autorité suffisante pour lui soumettre la force militaire au sortir de la guerre d'indépendance, elle n'en ait pas de nouvelle pour lui soumettre la force économique. Où trouvera-t-elle les ressources pour se soumettre les forces économique et militaire ? J'ai déjà donné la réponse ailleurs : dans ce qui peut nous permettre de faire société, ce que nous avons en partage : nos modèles de base, nos esprits de corps, nos régions.
C'est grâce au nationalisme du corps militaire et de son enracinement social, à la solidarité des corps sociaux que la société pourra sortir de la dépendance extérieure dans laquelle elle se trouve et se prémunir d'une dictature militaire qui n'aura plus les moyens de son autonomie.
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