Saïd Djabelkhir, islamologue :
Par REPORTERS - 14 mai 2019
Quand l’idée avait germé il y a quelques semaines d’inviter le professeur Saïd Djabelkhir à la rédaction de Reporters, il était question d’échanger avec lui uniquement sur les questions de religion, sa spécialité. A sa venue parmi nous, l’Algérie avait subitement changé d’horaire politique et son histoire s’est accélérée sous la poussée d’un Hirak qu’on ne pouvait pas ne pas soumettre à son regard d’observateur percutant et courageux de la société algérienne. Dont acte. Entretien.
Entretien réalisé par Leila Zaimi et Nordine Azzouz
Reporters : L’Algérie connaît une effervescence politique sans précédent, caractérisée notamment par des manifestations populaires incessantes pour un changement démocratique. Est-ce que ce mouvement d’ampleur vous a surpris ?
Saïd Djabelkhir : La demande des Algériens d’un pays et d’une société meilleurs est une affaire très ancienne. Ils ont eu beaucoup d’occasions à la rappeler et à la défendre par des expressions d’indignation et de colère contre le système établi. Depuis des décennies, cette revendication est nourrie par le sentiment d’injustice et de « hogra » pratiquées par une classe de dominants, perçus comme des prédateurs. Ce sentiment, dirions-nous, relève de l’épistémique et il n’a jamais cessé de libérer des dynamiques de contestation, dont on retrouve les traces à différentes époques depuis les années d’Indépendance. Ce qui a, toutefois, surpris, c’est la puissance ainsi que l’endurance du mouvement qui domine la scène nationale depuis le 22 février dernier et le caractère pacifique dans lequel il se déploie. Beaucoup ont parié sur son essoufflement rapide, mais ils se sont trompés. Ce qui nous ramène pour cette raison et d’autres à repenser – je parle de ceux qui travaillent dans le champ des sciences sociales et de la politique – nos modes d’observation et d’enquête sur ce qui passe dans notre société et les bouleversements profonds qu’elle connaît. Ce à quoi on assiste aujourd’hui est un surgissement de ce qui était souterrain mais dont les indices ne manquaient pas.
Si vous deviez résumer en quelques mots la façon dont le mouvement populaire pour le changement a changé la face de l’Algérie, que diriez-vous ?
Le constat qui me vient fortement à l’esprit est celui de la réappropriation de l’espace public. Pendant deux décennies, la rue comme lieu d’affirmation d’un point de vue politique, culturel et social a été interdite aux Algériens. Ce lieu était devenu infranchissable parce que des dominants et des auteurs de décrets policiers, mais, en réalité, politiques aussi, hérités de la décennie des années 1990 et de ses abominations, l’ont décidé ainsi et ont rendu difficile, voire impossible d’accès les lieux où les Algériens avaient le droit de dire et de crier ce qu’ils pensent des affaires publiques et de la manière dont leur pays est géré. L’autre constat, tout aussi fort, concerne l’esprit ou le sens collectif, c’est comme on veut, qui gouverne la mobilisation citoyenne qu’on observe depuis le début des marches à Alger et partout en Algérie. Cela fait très longtemps que l’on n’a pas vu des Algériens si différents les uns des autres marcher ensemble pour un seul objectif, un pays et une société meilleurs, une Algérie nouvelle. Cela est un immense acquis. Selon moi, à travers ces deux constats, c’est toute une Nation qui s’affirme et qui montre au monde entier qu’elle vient de loin, de très loin, et que l’héritage des luttes qu’elle a accumulées n’a pas disparu. J’appelle cela de la résilience, on peut lui trouver d’autres dénominations, mais l’essentiel est de voir que les Algériens ne se résignent pas à accepter ce qu’ils considèrent comme de l’humiliation ou comme une source de danger pour la pérennité de leur pays. Politiquement, et pour un pays qu’on disait cassé, c’est très fort.
Vous parlez d’acquis considérable, mais ne s’agit-il pas d’un acquis menacé aussi ?
C’est évident. Beaucoup de gens se trouvant dans des groupes d’intérêts organisés ou pas, ne voient pas d’un bon œil que les Algériens vont ensemble dans une même direction pour revendiquer un projet de démocratisation du pays. Ramené à l’histoire contemporaine de l’Algérie, qui est une série d’échecs fomentés ou naturels de la question de la démocratisation, c’est déstabilisant pour des tenants du pouvoir de voir leur statut et leurs intérêts remis en cause par un contre-pouvoir naissant. Leur demander des comptes est à leurs yeux une menace qu’ils cherchent à neutraliser. Donc, oui, il y a des risques pour le Hirak d’être contraint et combattu par des forces hostiles et la simple observation de l’actualité quotidienne permet de l’affirmer sans difficulté. Au sein même du mouvement citoyen pour le changement, il y a des clivages qui, s’ils ne sont pas traités ou gérés par la discussion et l’échange, sont porteurs de dangers pour la vigueur de la demande démocratique. On l’a vu lorsque des militantes féministes ont été agressées durant la marche du 29 mars à Alger. Parce que des femmes sont sorties rappeler que le combat pour leurs droits et le combat pour la démocratie sont complémentaires et sont deux pièces d’un même corps, ils ont réveillé chez certains de vieux réflexes détestables, heureusement condamnés même si, comme je le constate, le débat n’est pas terminé dès lors que beaucoup de gens estiment que des questions comme les droits des femmes dans la société doivent être ajournées jusqu’à l’aboutissement de la revendication pour le changement démocratique et citoyen dans le pays.
Et vous, qu’en pensez-vous ?
Personnellement, je pense qu’il faut rappeler que la lutte pour l’émancipation des femmes n’est pas incompatible avec le combat démocratique, au contraire. Toute crispation quand il s’agit d’aborder ce sujet ou d’autres me semble dangereuse et emblématique des régressions qui nous guettent. Mais, encore une fois, cela ne vient pas de rien. Notre société repose sur une culture patriarcale très ancienne, soutenue par le discours religieux ambiant, c’est-à-dire sans recherche ni effort de réflexion, relayé dans les mosquées et par les médias. Encadrée, je dirai aussi, par l’appareil scolaire et les schémas de domination conscients ou inconscients qu’il véhicule et qui sont antinomiques de la notion même de la citoyenneté et de l’égalité en droits et devoirs. Ce n’est pas un cliché, puisque je le constate tous les jours. On apprend à nos enfants comment laver les morts mais pas comment se respecter et pas comment respecter leurs droits et devoirs, filles et garçons, à devenir de bons citoyens. Certaines des choses qu’on enseigne aux enfants ne devraient en aucun cas avoir leur place dans les programmes ou dans les interventions des enseignants. Je reviens, si vous le permettez, au mouvement féministe et à sa façon d’être mal vu dans la société. Pourquoi ? A cause du discours religieux dont je parlais, à cause de l’école aussi, les associations féministes sont présentées comme des associations laïques, antireligieuses et aliénées à l’Occident. C’est là un cliché dangereux, heureusement démenti par le fait de voir émerger depuis des années un « féminisme islamiste » qui montre – et c’est une bonne chose – qu’être femme et réclamer ses droits ne veut pas dire être hostile à la religion ou inféodée à une puissance étrangère. L’une des grandes vertus du Hirak, abstraction faite du triste épisode de l’agression des féministes, est de voir des femmes se réclamant de différents courants marcher ensemble avec les hommes.
Par REPORTERS - 14 mai 2019
Quand l’idée avait germé il y a quelques semaines d’inviter le professeur Saïd Djabelkhir à la rédaction de Reporters, il était question d’échanger avec lui uniquement sur les questions de religion, sa spécialité. A sa venue parmi nous, l’Algérie avait subitement changé d’horaire politique et son histoire s’est accélérée sous la poussée d’un Hirak qu’on ne pouvait pas ne pas soumettre à son regard d’observateur percutant et courageux de la société algérienne. Dont acte. Entretien.
Entretien réalisé par Leila Zaimi et Nordine Azzouz
Reporters : L’Algérie connaît une effervescence politique sans précédent, caractérisée notamment par des manifestations populaires incessantes pour un changement démocratique. Est-ce que ce mouvement d’ampleur vous a surpris ?
Saïd Djabelkhir : La demande des Algériens d’un pays et d’une société meilleurs est une affaire très ancienne. Ils ont eu beaucoup d’occasions à la rappeler et à la défendre par des expressions d’indignation et de colère contre le système établi. Depuis des décennies, cette revendication est nourrie par le sentiment d’injustice et de « hogra » pratiquées par une classe de dominants, perçus comme des prédateurs. Ce sentiment, dirions-nous, relève de l’épistémique et il n’a jamais cessé de libérer des dynamiques de contestation, dont on retrouve les traces à différentes époques depuis les années d’Indépendance. Ce qui a, toutefois, surpris, c’est la puissance ainsi que l’endurance du mouvement qui domine la scène nationale depuis le 22 février dernier et le caractère pacifique dans lequel il se déploie. Beaucoup ont parié sur son essoufflement rapide, mais ils se sont trompés. Ce qui nous ramène pour cette raison et d’autres à repenser – je parle de ceux qui travaillent dans le champ des sciences sociales et de la politique – nos modes d’observation et d’enquête sur ce qui passe dans notre société et les bouleversements profonds qu’elle connaît. Ce à quoi on assiste aujourd’hui est un surgissement de ce qui était souterrain mais dont les indices ne manquaient pas.
Si vous deviez résumer en quelques mots la façon dont le mouvement populaire pour le changement a changé la face de l’Algérie, que diriez-vous ?
Le constat qui me vient fortement à l’esprit est celui de la réappropriation de l’espace public. Pendant deux décennies, la rue comme lieu d’affirmation d’un point de vue politique, culturel et social a été interdite aux Algériens. Ce lieu était devenu infranchissable parce que des dominants et des auteurs de décrets policiers, mais, en réalité, politiques aussi, hérités de la décennie des années 1990 et de ses abominations, l’ont décidé ainsi et ont rendu difficile, voire impossible d’accès les lieux où les Algériens avaient le droit de dire et de crier ce qu’ils pensent des affaires publiques et de la manière dont leur pays est géré. L’autre constat, tout aussi fort, concerne l’esprit ou le sens collectif, c’est comme on veut, qui gouverne la mobilisation citoyenne qu’on observe depuis le début des marches à Alger et partout en Algérie. Cela fait très longtemps que l’on n’a pas vu des Algériens si différents les uns des autres marcher ensemble pour un seul objectif, un pays et une société meilleurs, une Algérie nouvelle. Cela est un immense acquis. Selon moi, à travers ces deux constats, c’est toute une Nation qui s’affirme et qui montre au monde entier qu’elle vient de loin, de très loin, et que l’héritage des luttes qu’elle a accumulées n’a pas disparu. J’appelle cela de la résilience, on peut lui trouver d’autres dénominations, mais l’essentiel est de voir que les Algériens ne se résignent pas à accepter ce qu’ils considèrent comme de l’humiliation ou comme une source de danger pour la pérennité de leur pays. Politiquement, et pour un pays qu’on disait cassé, c’est très fort.
Vous parlez d’acquis considérable, mais ne s’agit-il pas d’un acquis menacé aussi ?
C’est évident. Beaucoup de gens se trouvant dans des groupes d’intérêts organisés ou pas, ne voient pas d’un bon œil que les Algériens vont ensemble dans une même direction pour revendiquer un projet de démocratisation du pays. Ramené à l’histoire contemporaine de l’Algérie, qui est une série d’échecs fomentés ou naturels de la question de la démocratisation, c’est déstabilisant pour des tenants du pouvoir de voir leur statut et leurs intérêts remis en cause par un contre-pouvoir naissant. Leur demander des comptes est à leurs yeux une menace qu’ils cherchent à neutraliser. Donc, oui, il y a des risques pour le Hirak d’être contraint et combattu par des forces hostiles et la simple observation de l’actualité quotidienne permet de l’affirmer sans difficulté. Au sein même du mouvement citoyen pour le changement, il y a des clivages qui, s’ils ne sont pas traités ou gérés par la discussion et l’échange, sont porteurs de dangers pour la vigueur de la demande démocratique. On l’a vu lorsque des militantes féministes ont été agressées durant la marche du 29 mars à Alger. Parce que des femmes sont sorties rappeler que le combat pour leurs droits et le combat pour la démocratie sont complémentaires et sont deux pièces d’un même corps, ils ont réveillé chez certains de vieux réflexes détestables, heureusement condamnés même si, comme je le constate, le débat n’est pas terminé dès lors que beaucoup de gens estiment que des questions comme les droits des femmes dans la société doivent être ajournées jusqu’à l’aboutissement de la revendication pour le changement démocratique et citoyen dans le pays.
Et vous, qu’en pensez-vous ?
Personnellement, je pense qu’il faut rappeler que la lutte pour l’émancipation des femmes n’est pas incompatible avec le combat démocratique, au contraire. Toute crispation quand il s’agit d’aborder ce sujet ou d’autres me semble dangereuse et emblématique des régressions qui nous guettent. Mais, encore une fois, cela ne vient pas de rien. Notre société repose sur une culture patriarcale très ancienne, soutenue par le discours religieux ambiant, c’est-à-dire sans recherche ni effort de réflexion, relayé dans les mosquées et par les médias. Encadrée, je dirai aussi, par l’appareil scolaire et les schémas de domination conscients ou inconscients qu’il véhicule et qui sont antinomiques de la notion même de la citoyenneté et de l’égalité en droits et devoirs. Ce n’est pas un cliché, puisque je le constate tous les jours. On apprend à nos enfants comment laver les morts mais pas comment se respecter et pas comment respecter leurs droits et devoirs, filles et garçons, à devenir de bons citoyens. Certaines des choses qu’on enseigne aux enfants ne devraient en aucun cas avoir leur place dans les programmes ou dans les interventions des enseignants. Je reviens, si vous le permettez, au mouvement féministe et à sa façon d’être mal vu dans la société. Pourquoi ? A cause du discours religieux dont je parlais, à cause de l’école aussi, les associations féministes sont présentées comme des associations laïques, antireligieuses et aliénées à l’Occident. C’est là un cliché dangereux, heureusement démenti par le fait de voir émerger depuis des années un « féminisme islamiste » qui montre – et c’est une bonne chose – qu’être femme et réclamer ses droits ne veut pas dire être hostile à la religion ou inféodée à une puissance étrangère. L’une des grandes vertus du Hirak, abstraction faite du triste épisode de l’agression des féministes, est de voir des femmes se réclamant de différents courants marcher ensemble avec les hommes.
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