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Majnoun Laylâ et la mystique de l’amour

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  • Majnoun Laylâ et la mystique de l’amour

    Majnoun Laylâ et la mystique de l’amour


    Jad HATEM


    « Tu es un soleil : comment es-tu caché dans la folie ? »
    Rûmî, Mathnawî, II, v. 2419.


    PRÉLUDE
    LA FOLIE D’AMOUR
    « La poésie est-elle prétexte de la folie ou la folie un prétexte de la poésie ? »
    Roberto Juarroz


    « Il est doux, dit Hölderlin, d’errer en sainte sauvageté ». Dante décrit le saisissement de l’amour
    comme un ravissement transfigurateur, passion mystique 1 . Du caractère extatique de l’amour les poètes sont les témoins privilégiés. C’est que délire, élan, sortie de soi, voire enthousiasme sont réduits à des formes inférieures de l’excentricité dans le cas d’une observation directe, forcément extérieure. Par le langage, luminosité de l’âme, le subtil affleure soit à la pensée, soit à l’image, soit
    à leur conjugaison. Non pas que le langage ne puisse se tromper, en particulier la poésie, mais même ses erreurs sont fécondes, la poésie corrigeant par l’intuition l’abstraction dont pourrait se rendre coupable le concept, celui amenant la puissance double de pénétration analytique et de perfusion.


    Le mot extase est d’habitude réservé au discours mystique, par quoi on entend l’expérience de l’union à Dieu, ou sinon du rapt. Est-ce à dire qu’il n’y a d’extase que dans la sphère du religieux, et qu’une conception mystique de l’amour profane soit impensable ? Ou bien elle est désavouée par le religieux et par l’éthique pour des raisons d’ailleurs différentes, ou bien elle est tenue pour
    franchement impossible, toute sortie de soi réelle requérant le surnaturel comme sa condition de possibilité. Mais il suffit de réécouter la sempiternelle méfiance à l’endroit de l’amour pour apprécier combien, même à ses détracteurs, il paraît extatique sous couvert d’excentricité,
    voire de folie sur la foi du dessaisissement. Son impossibilité, l’amour la tiendrait de son concept
    contradictoire. Ainsi Jean de Meun fait définir l’amour par Raison avec force oxymorons dont : « raison pleine de folie et folie raisonnable, fou sens et sage folie » .
    Amour, extase religieuse et folie partagent la même passion de l’autre, souffrant le décentrement, désirant la transformation en l’autre. « L’amour, dit Raymond Sebond, a vertu et puissance d’unir, de changer, de convertir et de transformer : telles sont ses propriétés naturelles et inséparables. Il unit l’amant à la chose aimée, puis il le transforme et convertit en elle » . C’est cette métabase de l’amour hors de son lieu naturel vers son espace surnaturel que j’envisage de circonscrire en
    partant de la poésie de Majnoun Laylâ en vue d’étudier l’influence que son expérience exerça sur le soufisme. Celui que Corbin qualifie de « héros exemplaire du pur amour » servira de modèle aux amants de Dieu avant d’être lui-même hissé au rang d’insigne choreute de l’amour divin dont la figure sera inlassablement retravaillée par la tradition.


    Bien que consacré à la seule figure de Majnoun, cet ouvrage accueille quasiment tous les thèmes que mon enquête sur l’amour pur hyperbolique a pu mettre en relief . C’est que le poète arabe a été progressivement annexé à la mystique dont il assure exemplairement une des modalités. On observera deux transitions (à la fois continues et discontinues), la première qui va de l’amour
    simple à l’amour pur à l’amour pur hyperbolique, la deuxième de la tonalité profane à la tonalité sacrée en faisant remarquer une prétention à absorber tout le concept de l’amour. En donne le ton ce vibrant témoignage dû à Nûr ‘Alî Shâh : « L’amour est le premier cri du cœur, le comment de la douleur et de la consomption du cœur. C’est l’éclairement de la chandelle d’amour, c’est l’apposition de la marque du regret sur le
    cœur et l’âme; c’est être confondu et transformé en Majnoun et être ensorcelé par le visage de Laylâ » .
    Transformation qui en appelle une seconde, celle en Laylâ !
    Une deuxième grande figure fait son apparition auprès de Majnoun, celle de ̆allâj dont la sentence
    d’identification est comparée à celle du poète arabe.


    « Je suis malade d’amour » clame la Sulamite . Cette maladie peut être à la folie (comme on dit :
    à la mort). Que dire de Majnoun en qui s’est formulée la syntaxe humaine de l’amour divin en terre d’Islam et dont la légende profère un « Cantique des cantiques » arabe et persan dans ses deux versants profane et sacré ? Et que dire de Laylâ, rose de sable et de dol, concrétion ultime de
    l’amour ? Est-il aux limites ou au centre, l’homme précipité dans le cruel égarement ? Majnoun tire sa démence de n’être qu’amant.


    DU PROFANE AU SACRÉ
    « Ta tresse couleur de nuit, c’est Laylâ; mon cœur en est le Majnoun ».
    Jâmî


    …………. /…………….


    Le drame de Majnoun se joue sur la scène de la non-possession, et non de l’inter-dédicace (comme l’a cru Goethe qui suit la tradition persane : « Seulement l’un pour l’autre : Majnoun et Laylâ » , l’inter-immanence ou même le renoncement. Tombée dans le décri par la faute de la poésie, Laylâ doit être soustraite à l’amant et peut-être même à l’amour.


    Privé de l’unique, Majnoun en effrite l’image, la projette multipliée sur la nature. Tout lui est désormais approprié par la baguette magique de l’imagination. La représentation de l’aimée, mise en rapport avec l’absence (Dîwân 1 , p. 203), conjure le mal par une saisie fantasmatique :


    « Quand je ne rencontre pas Laylâ je suis comme suspendu Par deux cordes tourbillonnant entre plaine et pic; Encore que, si je le voulais, des images (rusûm) indicibles Exciteraient ma passion » (D, p. 202-203).
    On aura remarqué le caractère volontaire de la procédure. Ce n’est pas folie, ou sinon, comme celle de Hamlet, elle ne manque pas de méthode. Pour imaginaire que soit cette saisie, le délire s’avère plus efficace que l’abnégation. C’est que, sous l’irrésistible poussée de la passion, le désir de possession se découvre désir possédant à proportion de la déréalisation de la Dame.
    Proliférante est l’immanence majnounienne qui vit de pure affectivité, qui est Joie. Lorsque le Persan ‘Erâqî dit : « Vois sur Majnoun l’empreinte (†ab‘) de l’amour de Laylâ » , nul n’est forcé d’entendre que c’est Laylâ elle-même qui s’imprime puisque suffit l’amour qui lui est porté !
    L’amour est identification à l’aimée hors du monde et partant de toute figure empirique.


    Bernard de Ventadour sait que l’aimée peut tout lui dérober hormi le désir et le cœur ardent .
    À Majnoun est attribuée une sentence promise à un durable succès : « Je suis Laylâ ». Deux des récits qui la rapportent permettent d’en approcher le sens. Selon Abû al-Qâssim al-Nisâbûrî (auteur du XI° siècle chez qui la tonalité mystique de la légende majnounienne transparaît, à la question de savoir s’il aimait Laylâ, Majnoun répondit par la négative car « l’amour est moyen pour l’union (waßlat); or superflu est le moyen, car Laylâ est moi et je suis Laylâ » . L’un est l’autre sans médiation. Union d’abord par l’intentionnalité du désir : l’amant est flèche, l’aimée la cible. Union ensuite de par la transformation de l’amant en l’aimée. La sentence sollicite si peu une interprétation de type moniste .


    …../…….


    Le terme, qu’Henry Corbin propose de traduire par paradoxe, signifie originellement l’agitation. Rûzbehân explique : « Dans le langage des soufis, sha† ̨ provient des mouvements qui agitent le fond intime de leur cœur. Lorsque l’extase (wajd) devient en eux violente, et que la lumière de la théophanie envahit jusqu’à leur secret intime sous forme d’annonciations et de révélations intuitives, tandis que leur esprit se fixe dans les lumières de l’inspiration qui advient à leur
    intelligence, voici que s’embrase le feu de leur ardent désir pour l’Aimé éternel, si bien qu’ils arrivent à la vision du voile tendu au seuil de la Magnificence et qu’ils tourbillonnent dans l’univers de la Beauté divine. Lorsqu’ils contemplent les correspondances suréminentes du monde du mystère, les arcanes du mystère du mystère et les secrets de la Sublimité, voici que l’ivresse mystique les envahit sans qu’ils le veuillent. Leur âme est mise en mouvement, leur fond
    intime entre en ébullition, leur langue se met à parler. L’extatique profère alors des propos qui procèdent de l’incandescence de son état intime et de l’exaltation de son esprit, propos concernant les sciences relatives aux étapes mystiques, et dont l’apparence est à double sens. Il s’agit d’une interprétation toute allusive. Ces propos, les gens les jugent extravagants, et comme dans l’usage exotérique on ignore la modalité qui leur est propre, et que l’on ne voit pas quelle balance en
    pèse le sens, alors on cède à leur provocation en portant la censure et le blâme contre ceux qui les profèrent » (Shar ̨-e sha† ̨îyyât, Téhéran- Paris, 1966, ch. 10, p. 56-57; tr. dans l’introduction de Corbin, p. 9). La pratique du sha† ̨ est dénoncée par les mystiques eux-mêmes à l’heure
    de la systématisation. Voir chez Ibn ‘Arabî, Al-Futû ̨ât al-Makkiyya,
    Le Caire, 1329h, II, p. 232.
    Certes l’équation est susceptible d’une autre compréhension, en fonction précisément de l’union (cas non majnounien) : Paolo et Francesca ne sont pas si mal lotis dans l’Enfer dantesque puisqu’ils y sont perpétuellement enlacés. Voir aussi les spécieux arguments de Satan dans La Grâce de Verlaine. En revanche la formule d’Héléna désireuse de faire un ciel de son enfer (dans Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, appartient à un autre registre car elle souhaite mourir de la main de son aimé.


    .../…


    ...n’est pas, en fait, parce que l’amour est une médiation de la rencontre qu’il est superflu. C’est au contraire, parce que la rencontre est impossible que toute médiation doit être exclue au profit de la permanence de Laylâ, à la fois gravée définitivement dans le cœur de Majnoun et partout l’entourant et le hantant, projetée en biches, arbres et pierres. Le « je suis Laylâ » est l’un par l’autre tragique et jubilatoire, conquérant la possession dans la dépossession. L’union majnounienne à l’aimée ne relève donc pas de la rencontre qui fait dire à Aimeric de Peguilhan :
    « Il fait de deux cœurs un, tant ferme les lie ».
    Certes, la formule rapportée par al-Nisâbûrî permet de supposer, le balancement aidant, qu’à l’égalité de condition entre les amants correspond ici une réciprocité du sentiment qui assure une double victoire sur la distance par ses deux bouts, rognée, abolie, comme si l’amour qui a seigneurie sur les humains en avait également sur l’espace. Une telle hypothèse peut tabler sur quelques
    témoignages de la légende (dont héritent et qu’amplifient les romans persans inaugurés par celui de Ni÷âmî) qui transmettent divers aveux d’amour émis par la jeune femme, quoique souvent démentis par Majnoun. À mon sens, la sentence d’identification mutuelle ne postule pas une ardeur égale et l’appelle si peu qu’il vaut comme son succédané ou sa vérité essentielle : le délire identificatoire
    à l’aimée vaut possession idéale, non comme avoir dont on se repaît, mais comme cela qu’on reconquiert, le foyer de sa propre ipséité, égarée dans l’extase amoureuse et retrouvée — non par l’extase de l’autre comme chez Ficin —, mais dans le prolongement même de l’extase, par la conversion d’autrui en ipséité du soi. Laylâ devient l’hypostase de Majnoun, intégrée à son être qui s’énonce je en tant que conscience avide blessée, et Laylâ en tant que son essence. La folie déplace son pendule du registre du décentrement (n’être plus soi) à celui du recentrement (être par autrui), folie toujours puisque le centre, même en moi, est l’autre, autre d’une altérité de personne,
    irréductible quoique susceptible d’être transie, mais aussi autre d’une altérité de non-moi, ombre sans rémission, inconscience irruptive. L’autre, comme essence du même, apparaît deux fois instable de par sa liberté. C’est pourquoi la folie d’un tel amour est folie d’une telle souveraineté.




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  • #2
    suite.

    .../...
    « Il nous est parvenu qu’on lui [Majnoun]
    demanda : “Qui es-tu ?”. Il répondit : “Je suis qui (man)
    est Laylâ et qui est Laylâ est moi” » .
    Chez Abû Naßr al-Sarrâj, citant Shiblî, le contexte
    relie la sentence à une autre, aussi fameuse : « Chaque
    fois qu’on interrogeait Majnoun des Banû ‘Âmir au sujet
    de Laylâ, il répondait : “Je suis Laylâ”. Il s’absentait avec
    Laylâ de Laylâ afin de persister dans la contemplation de
    Laylâ en s’absentant de tout ce qui n’était pas Laylâ, lui
    qui voyait toutes choses en Laylâ » .
    L’interprétation de Shiblî ne trahit pas l’esprit de la
    poésie de Majnoun dont elle tire la figure du côté de la
    mystique. C’est qu’elle redouble l’exégèse de la sentence
    d’identification par celle de la sentence d’expulsion
    amoureuse (également absente de l’histoire racontée par
    al-Wâlibî). Un jour que Laylâ, s’étant armée de hardiesse,
    vint retrouver Majnoun, elle l’entendit crier : « Laylâ ! —
    Me voici, répondit-elle, c’est moi Laylâ ! ». Lui jetant un
    regard désapprobateur Majnoun la rabroua : « Éloigne-toi
    de moi, car tant m’occupe mon amour pour toi qu’il ne te
    laisse guère de place » . Il s’agit bien d’une expulsion
    amoureuse, à ne pas comparer avec telle autre (qu’on lit
    dans le ∑a ̨î ̨ de Bukhârî), usant de la même formule
    (ilayki ‘annî), par quoi Adam met une Ève à distance
    parce qu’elle le détourne du Paradis. L’aimée empirique
    essuie un refus discourtois au profit de l’aimée
    fantasmatique ! L’amour profane conçoit le procédé, que l’on
    rencontre, par exemple, chez Marguerite Duras : « Il ne
    cherche pas à savoir où la rejoindre. Il ne pense pas à la
    rejoindre. Il veut rester seul pour savoir, pour penser à
    elle, l’aimer » . Et quelle pensée n’est pas de loin quand
    bien même on serait enlacé à l’aimée dès lors qu’elle-
    même ou que l’amour d’elle tombe sous le regard
    objectivant de la conscience ?
    Mais dans cette pensée de loin qui est amour se joue
    finalement un deuxième pli. La formule, selon Ibn ‘Arabî,
    atteste, en Majnoun, l’extase , l’ardeur qui abolit la
    représentation de l’aimée et l’amour de l’amour car
    supérieure à la forme physique de l’aimée sa forme
    imaginaire pour ce qu’elle est « l’essence (‘ayn) de
    l’amour » . Pour Jîlî, qui ne manque pas de broder sur ce
    thème, elle signale l’ultime station de l’union où ne
    persiste plus amant ni aimé, mais seulement l’essence de
    l’amour . C’est pourquoi, Rûmî s’élèvera là contre,
    insistant sur la nécessaire réciprocité du sentiment . Il y
    aurait en effet, dans l’amour de l’amour, de la
    complaisance en l’amour, voire de la perversion à préférer
    le sentiment lui-même à la personne de l’aimée, à réduire
    le désir de l’aimée, voire l’aimée elle-même, à l’affectivité
    de l’amant. Pour peu que l’amour néglige l’intentionnalité
    de la convoitise et s’enroule sur soi au pôle de
    l’immanence affective, le repli finit par faire converger
    l’amant vers soi jusqu’au point d’absorption ou d’oubli.
    De là les beaux vers du majnounien ‘Ayn al-Qu∂ât
    Hamadhâni :
    « Dans mon corps, ô mon idole !, il ne reste plus
    une place,
    Jusqu’au dernier repli, ton amour l’a investi.
    Viendrais-je à me faire saigner,
    Que dans ton amour, je le crains, la lancette ira
    s’enfoncer » .
    « Je suis Laylâ » signifie alors : je suis pure
    affectivité.



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    Dernière modification par abdelhamid31, 19 juin 2019, 23h53.

    Commentaire


    • #3
      Hello Abdelhamid,

      Merci pour le partage de ce beau chef d'oeuvre mystique et toujours d'actualité....^^
      Tant à développer dessus qu'on en lirait pas la fin, mais pourquoi donc il en est arriver ainsi...^^
      ❤️ ❤️ Two souls with but a single thought ❤️ Two hearts that beat as one❤️ ❤️

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