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Majnūn et Laylā, Don Quichotte et Dulcinée. Les extraordinaires aventures des foux amoureux

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  • Majnūn et Laylā, Don Quichotte et Dulcinée. Les extraordinaires aventures des foux amoureux

    Majnūn et Laylā, Don Quichotte et Dulcinée.
    Les extraordinaires aventures des foux amoureux
    Silviu LUPAȘCU


    L’histoire de l’amour de Don Quichotte pour Dulcinée est-elle une
    réécriture du mythe arabe de l’amour de Majnūn pour Laylā ?
    Majnūn est le « fou », et Laylā est la « nuit ». Les formes primaires,
    archaïques du mythe décrivent le rapt de l’amour, expérimenté par le poète-bedouin
    Majnūn, dans la proximité de la tente de Laylā, sans qu’au bien-aimé soit octroyé le
    don divin de contempler le visage de la bien-aimée. Ultérieurement, dans la
    littérature Soūfi, l’amour extatique ressenti par Majnūn et Laylā symbolise le
    mystère de l’amour qui réunit le mystique Soūfi au Dieu Unique et Vivant, la
    rencontre théandrique accomplie au niveau de l’ontologie infinie du langage.
    L’insanité béatifique de l’accomplissement de l’amour terrestre symbolise ainsi
    l’insanité béatifique de l’accomplissement de l’amour mystique, la remémoration de
    la continuité de l’amour existentiel grâce auquel les êtres humains renient la
    rationalité du non-amour, pour rencontrer l’Être Divin dans la « nuit de la
    Puissance », laylat al-Qadr, l’espace nocturne où le Prophète Muhammad a été ravi
    pour recevoir le Qur’ān.
    Laylā u Majnūn, le poème rédigé par Nizām Ad-Dīn Abū Muhammad Ilyās
    Ibn Yūsuf Ibn Zakī Ibn Mu‘ayyad, surnommé Nizāmī (1141–1209), vers 1188–
    1192, a été dédié au prince Akhsatan Ibn Manuchihr Shīrwān Shāh de Shīrwān, ville
    située au bord occidental de la Mer Caspique. Nizāmī décrit l’histoire de l’amour
    entre Qays, poète du désert, membre de la tribu Banu ‘Amir, et la belle Laylā, un
    amour terrestre traumatisé par la souffrance et la mort, mais racheté et accompli au-
    delà du seuil de la mort en tant qu’amour céleste, circonscrit par le resplendissement
    du Royaume de Dieu (cf. Arberry 1994 : 124–126). La narration mythologique
    concernant Majnūn et Laylā contient le symbolisme Soūfi de l’amour infini, de
    l’« intoxication » avec le « vin » extatique de l’amour de Dieu, de l’incandescence et
    de la réciprocité théandrique :




    Il (Qays) se noyait dans une mer d’amour avant de connaître l’amour. (...) Un
    feu s’était allumé dans les cœurs des deux, chaque flamme reflétant l’autre. (...)
    L’amour a été tel un échanson qui leur avait rempli les coupes jusqu’aux bords, et ils
    avaient bu tout ce qu’il leur avait versé. Après un court délai, les effets de l’intoxication se sont fait sentir, car ils ne s’étaient pas rendu compte à quel point la force du vin était grande.




    L’imaginaire de l’accomplissement apothéotique de l’amour entre le
    derviche errant et les ténèbres non-rationelles, béatifiques, de la théophanie, est
    emprunté à la littérature Hénokidique. Après la mort du bien-aimé et de la bien-
    aimée, Zayd, un ami dévoué, reçoit en rêve la vision du bonheur infini dont Majnūn
    et Laylā jouissent dans le royaume des esprits, dans l’espace de la réalité réelle,
    dominé par la Présence Divine et les hiérarchies angéliques :




    Dans sa légende-chronique, le ménestrel (...) raconte comment Zayd, le torturé
    par la souffrance, avait vu dans son rêve Majnūn et sa belle épouse, unis en
    méditation, la nuit. Devant son regard, l’autre monde, le monde des esprits, révèle les
    infinis tableaux du bonheur. Les anges sont apparus en vêtements brillants, entourés
    des sphères de la gloire divine, et de leurs yeux jaillissaient les rayons de l’extase
    sainte. (...) Dans une clairière roseâtre, à l’ombre d’un palmier, il a vu un trône
    merveilleux, orné d’or et de pierres précieuses. (...) Assis sur le trône, transfigurés, les
    deux amoureux, séparés depuis longtemps, répandaient une lumière sérafique (Nizâmī
    1997 : 6) 1 .


    Dans le Kashf al-mahjūb, le Dévoilement de ce qui est voilé ou la Révélation
    du mystère Abū’l-Hasan ‘Alī Ibn ‘Uthmān Ibn ‘Alī Al-Ghaznawī Al-Jullābī Al-
    Hujwīrī 2 (m. vers 1063–1072) affirme que l’union entre l’homme et Dieu n’est pas
    définie par une certaine « étape » (maqām) ou par un certain « état » (hāl), car
    l’union signifie la concentration des pensées d’un être humain sur l’objet de son
    désir religieux, sur la cible de sa recherche spirituelle. Le dynamisme spirituel de
    l’avancement sur la voie, l’identification directe du chercheur avec le principe
    ontologique de l’infini qui constitue le but de sa recherche, supposent le parcours
    des « étapes » (maqāmāt) et des « états » (ahwāl), expérience suite à laquelle le désir
    de la personne unifiée s’accomplit par la négation même du désir. De cette manière,
    Majnūn a concentré toutes ses pensées sur l’être de Laylā, il n’a vu qu’elle dans le
    monde entier, et à ses yeux toutes les choses créées se sont identifiées à la beauté du
    visage de Laylā. Par idéalisation, l’être de Laylā reçoit un double sens symbolique,
    elle devient à la fois le cœur de Majnūn et la quintessence de l’univers entier (cf. Al-
    Hujwīrī 1976 : 258) 3 .


    Jalāl-ud-dīn Rūmī (1207–1273) mentionne dans le Mathnawī-i ma‘nawī que
    la souffrance provoquée par l’absence de longue durée de Laylā est à même de
    déterminer Majnūn de tomber malade. Laylā lui manque à tel point que la
    température de son sang monte dangeureusement et l’intervention d’un médecin
    devient nécessaire. Celui-ci prépare Majnūn pour la phlébothomie et observe que,
    pendant la nuit, les fauves qui se rassemblent autour de Majnūn ne saisissent plus


    l’odeur du corps humain : « L’odeur humaine n’émane plus de ton corps, à cause de
    l’amour et de l’extase qui résident abondamment en ton cœur. » La réécriture de
    Rūmī contient une apologie de l’amour : « Si l’amour n’existait pas, comment
    l’existence aurait-elle pu être ? (...) L’amour engendre spirituellement ceux qui sont
    morts. Il éternise l’esprit périssable. » Majnūn avertit le médecin que son être entier
    est rempli de Laylā, telle une coquille qui contient en soi une perle inestimable. En
    conséquence, Majnūn avoue avoir peur parce que les incisions faites avec la lancette
    en vue de la prise de sang pourraient blesser Laylā : « L’homme raisonnable dont le
    cœur est illuminé sait qu’entre moi et Laylā il n’y a aucune différence » (cf. Rūmī
    1990, III : 120–121).
    Seyed-Gohrab a mis en évidence le fait que Nizāmī utilise le vocabulaire
    religieux pour décrire la liaison d’amour entre Majnūn et Laylā, pour exprimer
    l’idée que Laylā est la Ka‘bah du cœur de Majnūn : « Ce vocabulaire fait référence à
    la Ka‘bah, à la direction de la Ka‘bah (qiblah), indiquée par la niche de prière
    (mihrāb) ; aux stations (maqāmāt) du Pèlerinage, à la circumambulation (tawaf) de
    la Ka‘bah ; au vêtement sacré (ihrām) mis par le pèlerin, et finalement au célèbre
    cantique chanté par les pèlerins, labbayk ». Encadré par la théologie mystique du
    soufisme, le mythe de l’amour entre Majnūn et Laylā se métamorphose du point de
    vue exégétique dans une réécriture du thème de l’amour tragique entre Iblīs et Dieu :
    La relation entre Majnūn et Laylā est analogue à celle de l’amour tragique
    entre Iblīs, l’archétype de l’amoureux mystique, et Dieu, en concordance avec les
    écritures d’auteurs Soūfi comme Al-Hallāj, les frères Al-Ghazālī, Sanā’ī, ‘Attār, ‘Ayn
    Al-Qudāt et Rūzbihān Baqlī (Seyed-Gohrab 2003: 227–234).
    Le principe de l’ontologie infinie de l’âme, exprimé par l’énnoncé « Je suis
    qui j’aime et qui j’aime est moi », constitue l’essence du mythe de Majnūn-Laylā
    (Anā Laylā, « Je suis Laylā ») et de la pensée Soūfi d’Al-Hallāj (Anā l-Haqq, « Je
    suis Dieu »). Le langage de l’amour affirme l’annihilation de l’ipseité amoureuse en
    tant qu’« absolue transitivité ». L’état de l’anéantissement de l’aimé en l’Aimé
    révèle qu’« aimer c’est s’assimiler à autrui, ce n’est pas assimiler autrui à soi »
    (Hatem 2009 : 119–131).
    En même temps, Seyed-Gohrab fait ressortir l’influence du gnosticisme sur
    l’œuvre poétique de Nizāmī. La notion de « destin » (gr. eἰmarméne), avec sa
    dynamique tyrannique, négative, orientée contre l’effort de salut de l’âme humaine,
    est transférée à l’intérieur de l’espace littéraire persan de l’espace religieux du
    gnosticisme hellénistique :
    Pareillement aux plusieurs poètes persans, la vision du monde de Nizāmī est
    profondément influencée par le gnosticisme. Il fonde son argumentation sur l’idée
    gnostique de destin, qui sépare la divinité du monde matériel.
    L’ascension de l’âme vers la demeure céleste de son origine est résignifié
    comme mi‘rāj (cf. Qur’ān, S. XVII) ou voyage nocturne vers l’union avec la Bien-
    aimée immatérielle :


    L’ascension de l’âme vers la demeure de son origine fait partie du système gnostique.
    Nizāmī utilise le thème de l’ascension de l’âme en connexion avec la description de l’ascension
    nocturne du Prophète (mi‘rāj). (...) L’ascension peut être envisagée de manière symbolique comme délivrance du diktat de ce monde corruptible et matériel, comme abboutissement de
    l’effort d’atteindre l’état de l’union par amour avec la Bien-aimée immatérielle .




    L’évocation de l’aspect maléfique du monde matériel représente une
    réécriture succincte de la cosmologie gnostique concernant l’Ogdoade qui se trouve
    sous la domination du Principe du Mal :


    Le monde est comparé à un abîme obscure, à une prostituée pestilencielle dont
    le but est d’induire en tentation l’être adamique, à un démon parti à la recherche de
    l’âme humaine, caché sous l’aspect angélique (41, 26 ; 61, 90), à une maison de la
    souffrance (41, 22) (...). C’est l’ancien caravansérail tombé en ruine (41, 30) (...) (cf.
    Seyed-Gohrab 2003: 183–185).

  • #2
    .../...


    Majnūn et Laylā, Don Quichotte et Dulcinée.
    Les extraordinaires aventures des foux amoureux




    La vision de la « Bien-aimée immatérielle » à l’apogée de l’ascension
    céleste de l’âme, dans le poème de Nizāmī, coïncide avec la contemplation de la «
    Maîtresse Divine » mentionnée par Al-Muqaddasī, dans le contexte de l’ouverture
    de l’âme vers l’influence mystique, de l’enlèvement du voile et de l’accès aux
    mystères du monde invisible (Al-Muqaddasī 1980: 55–58). André Miquel et Percy
    Kemp ont remarqué que la présence de Laylā définit la folie de Majnūn, l’investit
    avec signification et universalité, dans la perspective de l’entrecroisement du
    langage et du non-langage :


    Sans Laylā, Majnūn ne serait qu’un fou quelconque : Majnūn de la tribu Banu
    Amir. Par association, par l’orientation de la folie vers le nom d’une femme unique
    (Majnūn Laylā, le « fou de Laylā »), la légende les renferme pour toujours dans un
    couple idéal qui échappe à toute localisation pour devenir exemplaire, universel. (...)
    Puisque la nuit définit en principe l’être de Majnūn, elle devrait devenir au sens
    propre du terme une nuit qui tend vers zéro, et le nom du poète serait aboli, dans une
    sorte de non-dit (Miquel, Kemp 1984 : 47–48).




    Espace de la coexistence et de la symbiose entre les trois religions
    monothéistes abrahamiques, l’Espagne musulmane se métamorphose graduellement
    en Espagne catholique. Commencée au milieu du VIII e siècle, dans les Asturies, la
    Reconquista s’empare de Tolède (1085), de l’ancien califat omeyyade de Cordoue
    (1236), de Séville (1248) et s’achève en 1492 par la victoire des « rois catholiques »,
    Ferdinand d’Aragon (1452–1516) et Isabelle de Castille (1451–1504), sur le
    royaume musulman de Grenade. Seulement huit décennies plus tard, après la bataille
    de Lépante (1571), en 1573, Miguel de Cervantès Saavedra (1547-1616) a participé
    à l’expédition militaire de Don Juan d’Autriche (1545–1578) au nord de l’Afrique,
    suite à laquelle l’armée espagnole a conquis la Tunisie. Ultérieurement, Cervantès a
    été emprisonné à Alger, entre les années 1575–1580, après que la galère El Sol, avec
    laquelle il voyageait d’Italie vers l’Espagne avait été attaquée, au large des côtes de
    la France, par une escadre de pirates berbères sous le commandement de Mami, un
    albanais renégat. En ce contexte, tant la présence du mythe de Majnūn et Laylā dans
    le milieu littéraire-théologique de l’Espagne musulmane que la survie du thème de
    l’amour entre le « fou » et la « nuit » dans l’imaginaire littéraire de l’Espagne
    catholique, après la Reconquista, peuvent être considérées comme axiomatiques.
    D’autre part, au niveau hypothétique, l’assimilation ou la remémoration du mythe de
    Majnūn et Laylā par Cervantès peuvent être situés dans la période de la campagne
    tunisienne et de l’emprisonnement algérien. La fréquentation des lettres et de la spiritualité arabe par Cervantès est avouée indirectement par l’identité musulmane
    du héros-narrateur Cide Hamete Benengeli ou Sidi Ahmed Benengeli.
    Tout comme dans le cas de Majnūn, les exigences spirituelles de la folie
    déterminent Don Quichotte à aimer une hypostase de la beauté irréelle. Le chevalier
    et son écuyer cherchent dans le paysage ibérique rural une princesse qui est le «
    Soleil de la beauté avec tout le ciel réuni » (Cervantès Saavedra 1997 : 83–90).
    L’accomplissement de l’amour de Don Quichotte impose la libération de l’âme du
    système coercitif de l’humanité rationnelle, l’ouverture de la prison de l’amour
    rationnel et du non-amour rationnel vers le ciel illimité de l’amour infini. Au-delà du
    seuil de la rationalité, l’être du chercheur amoureux s’anéantit dans le royaume de
    l’invisible, dans le non-espace de la réalité réelle où le sujet de l’amour et la grâce de
    l’amour fondent dans le principe suprême du vivant.
    Dulcinée se dévoile comme un alter-ego de Laylā : idéal de la beauté d’au-
    delà de l’espace-temps, inaccessible dans l’incompréhension éphémère du monde
    terrestre, accessible par le renoncement de soi du pèlerin parti vers la Ka‘bah de
    l’amour, sur la voie nocturne du désert de l’irrationnalité. Majnūn et Don Quichotte
    vivent l’expérience de la contemplation de cette beauté comme union non-sexuelle,
    comme immersion dans les ténèbres béatifiques de l’insanité dans la profondeur de
    laquelle brille la vérité de l’amour théocratique, un don divin voué aux efforts et aux
    traumas des âmes sans visage, sans corps, auréolés par l’extase du retour dans
    l’espace paradisiaque. En réalité, les bien-aimés aiment le non-visage nocturne de la
    propre errance sur la voie féérique du psychique inconscient, au bout duquel se
    trouve un oasis spirituel de la non-chute dans le péché. Majnūn se guérit par la mort
    et Don Quichotte se guérit pour mourir, pour ne plus pouvoir survivre à l’intensité
    du martyre qui les déchiraient entre la vérité du monde et la vérité du non-monde,
    entre la beauté du monde et la beauté du royaume de l’invisible, entre le relief
    illusoire de l’amour rationnel et le relief éternel de l’amour irrationnel.
    Le miracle de l’amour revivifie et purifie non seulement les corps, mais
    aussi la partie invisible des êtres. L’amour ou seulement le rapprochement physique
    invite à remémorer la même collision émouvante, incandescente, souvent tragique
    ou heureuse, entre deux âmes. La doctrine sur l’amour transmise par Majnūn et Don
    Quichotte est vive et actuelle pour les amoureux de tous les temps : l’amour est un
    salut irrationnel.


    Bibliographie
    Al-Hujwīrī 1976 : ‘Alī Ibn ‘Uthmān Ibn ‘Alī Al-Ghaznawī Al-Jullābī Al-Hujwīrī Al-
    Hujwīrī, Kashf al-mahjūb, Reynold A. Nicholson (trad.), London, E.J.W. Gibb
    Memorial Trust.
    Al-Muqaddasī 1980: Ibn Ganīm ‘Abd Al-Salām Ibn Ahmad ’Izz Al-Dīn Al-Muqaddasī,
    Kitāb kashf al-asrār a’n hokm at-toyur wal-azhār, Irene Hoare , Darya Galy (trad. ;
    d’après quatre manuscrits arabes édités par Garcin de Tassy, en 1821), Revelation of
    the Secrets of the Birds and Flowers, London, Octagon Press.
    Arberry 1994 : Arthur J. Arberry, Classical Persian Literature, Richmond, Curzon Press Ltd.
    Cervantès Saavedra 1997 : Miguel de Cervantès Saavedra, L’Ingénieux Hidalgo Don
    Quichotte de la Manche, I-II, Aline Schulman (trad.), Paris, Seuil.
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