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Sumériens & Akkadiens en Mésopotamie

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  • Sumériens & Akkadiens en Mésopotamie

    Un ancien, mais toujours excellent, article de Jean Bottero, un des plus grans noms de l'assyriologie. Pour dire, c'est l'un des premiers que j'ai lu et il fut à l'origine du declic qui m'a fait définitivement aimer l'Histoire ancienne. Aussi, pour qui a un minimum d'ouverture d'esprit, la reflexion sur ce tout premier cas aide à mieux saisir certaines choses humaines :

    Ce que j'ai à vous exposer, c'est le concours de deux groupes hétérogènes : les Sumériens, d'une part, et, de l'autre, les Sémites que l'on appelle par convention «Accadiens», dans l'établissement et la texture d'une civilisation originale : celle de la Mésopotamie ancienne.

    Le propos a son intérêt : de tous les cas d'acculturation réciproque, c'est probablement le plus archaïque connu, et l'un des mieux réussis, puisque l'affaire s'est jouée entre le IVe et le IIIe millénaires, qu'elle a rapidement abouti à une haute civilisation, apparemment la plus vieille du monde à mériter pleinement ce titre, et que cette civilisation s'est maintenue ensuite jusque pas loin de notre ère, après avoir exercé dans tout le Proche-Orient, et, par le Proche-Orient jusqu'à nous, un intense rayonnement.

    Mais le tableau risque de vous laisser sur votre faim. Non seulement parce que la matière en est ultra-spécialisée, et donc peut-être un peu loin des préoccupations de la plupart d'entre vous, sans que j'aie bien le temps, ici, de vous en instruire assez. Mais surtout parce que le procès de combinaison et de transmutation en est très mal documenté en soi-même. À travers un dossier pourtant considérable, nous n'arrivons jamais à le constater, à le prendre sur le fait, à le suivre ; nous le concluons seulement d'un certain nombre de données indubitables, et par un raisonnement en somme aussi solide que celui de l'astronome Le Verrier lorsque, sans jamais avoir observé la planète Neptune, encore inconnue, il en a déduit l'existence, l'importance et l'emplacement. Pour définir autrement la situation paradoxale devant laquelle nous nous trouvons placés : nous savons que la civilisation mésopotamienne ancienne est au confluent de ces deux grands courants : sumérien et « accadien »; mais nous ignorons dans quelles conditions historiques se sont opérés le «contact» entre les deux éléments et leur «transformation » subséquente en un tertium quid : la civilisation historique de Mésopotamie, qu'en revanche nous connaissons fort bien en elle- même.

    A - Le contact

    Si nous ignorons les conditions historiques de ce contact indiscutable, ce n'est pas seulement parce qu'il a bel et bien commencé avant l'Histoire, avant l'existence d'une documentation écrite utilisable, seule capable de nous l'éclairer, mais aussi parce que les choses nous demeurent obscures et dérobées, même après que l'usage de pièces déchiffrables, de plus en plus nombreuses à partir de -2800, devrait nous mettre en position d'y voir plus clair. Je vais tenter de vous faire comprendre comment et pourquoi, en vous dressant un bref état de nos connaissances touchant l'ancienne Mésopotamie.

    Il s'agit essentiellement de la contrée dont l'étendue coïncide plus ou moins avec le territoire actuel de l'Iraq. C'est un pays de formation récente, émergé seulement, peu à peu, aux alentours du VIe millénaire. Une région aussi limoneuse et riche de possibilités dans le double domaine de l'élevage et de l'agriculture, a dû être occupée assez vite, à mesure qu'elle se découvrait, par une population vraisemblablement «descendue» des hauteurs qui la délimitaient au nord-est, au nord et au nord-ouest. Nous ignorons forcément tout de ces communautés, dont les vestiges archéologiques nous laissent entrevoir une culture déjà remarquable et qui tend à s'unifier autour d'une intense exploitation agricole du sol.

    Il se trouve pourtant au moins un groupe ethnique que nous y pouvons postuler: des Sémites. Quoi qu'il en soit de leurs «origines», les Sémites semblent avoir été refoulés aux franges du désert syro-arabique (et en particulier, pour ce qui nous concerne ici, au N. de ce désert), au fur et à mesure de son dessèchement préhistorique, et réduits tout d'abord à un état semi-nomade d'éleveurs de menu bétail. Bien que, comme tels, ils n'aient guère laissé de traces archéologiques discernables, nous avons de bonnes raisons de penser que, dès l'émersion du territoire mésopotamien, un certain nombre d'entre eux, descendant ou passant l'Euphrate, ont dû venir le hanter et s'y sédentariser, par un mouvement d'immigration que nous pourrons ultérieurement suivre pendant tout le cours de l'histoire, en y discernant, surtout par leurs particularités linguistiques, plusieurs «couches» ou «vagues» successives : les Amorrites, autour de -2000 ; les Araméens, un millénaire plus tard; et les Arabes plus tard encore. Leur appartenance à une même famille de langues, parfaitement connue et définie, nous autorise à projeter avant l'Histoire, et dans des conditions par ailleurs analogues, le même mouvement migratoire, et à poser, en Mésopotamie préhistorique, des «ancêtres» de ces Sémites historiques. Nous ignorons naturellement tout de l'idiome qu'ils parlaient et de la culture véhiculée par cette langue. Mais, compte tenu de la corrélation constante entre langue et culture, nous sommes largement fondés à imputer à ces très vieux Sémites, indiscernables dans leur recul, un certain nombre de traits culturels qui se retrouveront plus tard, à leur facon, en pleine Histoire, parmi leurs «descendants» successifs — comme s'y retrouveront de ces constantes linguistiques qui trahissent leur apparentement dans le domaine du parler.

    Nous n'avons évidemment pas la moindre idée des rapports de ces «proto-Sémites» avec les populations «allogènes», en Mésopotamie d'alors. Mais rien ne s'oppose à ce que nous les imaginions, comme ces dernières, progressivement disséminées un peu partout, même s'il s'avérait que, plus proches de leur point de départ, le nord, autour de l'actuelle Mossoul, et le centre, autour de l'actuelle Baghdad, pourraient avoir constitué la zone élective première de leur occupation. Mais comme nous ne connaissons, dans le pays, aucun toponyme archaïque analysable par le sémitique, nous pouvons en conclure qu'ils n'ont guère dû fonder, par eux-mêmes, d'agglomération importante. Ce n'est point le cas des «allogènes», auxquels il faut vraisemblablement imputer les noms, et par conséquent la fondation et l'occupation première de la plupart des installations les plus anciennes et les plus notables.

    C'est là un des arguments en faveur de l'arrivée relativement tardive des Sumériens sur le théâtre mésopotamien : on la place volontiers autour de -3500. D'où venaient-ils ? Personne n'a jamais pu répondre à cette question, d'autant que leur langue n'est rattachable à aucune famille linguistique connue. Il y a de fortes chances, toutefois, qu'ils soient arrivés du S.-E., le long de la rive orientale du golfe Persique, en direction de l'océan Indien. Une vieille légende, dont la teneur ne nous a été préservée que par le fidèle Bérose (v. -300), mais de laquelle les échos ne manquent pas dans le folklore cunéiforme, faisait venir du golfe Persique les héros civilisateurs du pays; et nous verrons d'autre part que les Sumériens se sont toujours concentrés dans la partie méridionale. Une chose, du moins, paraît dûment établie : à leur entrée en Mésopotamie, ils avaient dû couper tous les ponts avec leur patrie et leurs congénères, s'ils en avaient laissé derrière eux; car au rebours des Sémites, indéfiniment alimentés de sang frais, durant toute l'histoire du pays, par l'arrivée d'autres Sémites, les Sumériens ont vécu, si l'on peut dire, sur leur propre fonds d'origine; et c'est pourquoi, après dix ou quinze siècles, vers 2000, au plus tard, ils finiront par disparaître, «phagocytés» par les Sémites du pays.

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    Dernière modification par Harrachi78, 24 juin 2019, 20h15.
    "L'armée ne doit être que le bras de la nation, jamais sa tête" [Pio Baroja, L'apprenti conspirateur, 1913]

  • #2
    suite

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    la légende de bérose ne peut guère se rapporter qu'aux sumériens : Car tout nous porte à croire que c'est d'eux, avant tout, qu'est née la civilisation mésopotamienne ancienne. Certes, ils ne l'ont point édifiée tout seuls : Ils ont forcément collaboré avec les « allogènes », et surtout avec les sémites, déjà présents, voire nombreux dans le pays. Mais un certain nombre de convergences — sur lesquelles il nous faudra revenir — nous persuadent que l'impulsion première est venue d'eux et qu'ils y ont joué d'abord le rôle d'entraîneurs, des créateurs les plus féconds et des propagateurs les plus actifs. C'est ainsi qu'une des réussites les plus originales et les plus productives : La mise au point de l'écriture, vers -3000, est à peu près sûrement leur œuvre — qu'ils en aient créé par eux-mêmes le matériel pictographique, ou qu'ils l'aient seulement perfectionné et adapté à leur propre langue. D'abord simple aide-mémoire, calculé pour mémoriser des opérations comptables, intelligibles à ceux-là seuls qui en avaient été témoins, cette écriture n'est pas déchiffrable en ses plus anciens documents; mais dès qu'on peut l'épeler et la lire, vers 2800, les premiers mots qu'on y découvre sont sumériens, et elle préservera jusqu'à la fin, pendant pas loin de trois mille ans encore, des traces nombreuses et non équivoques de son «su- mérisme» natif.

    On peut donc avancer qu'avec le tournant du ive au iiie millénaire, les acteurs principaux de la pièce qui va se jouer en mésopotamie : La création d'une civilisation nouvelle, sont désormais en place et «en contact» sur leur théâtre. Et si l'on néglige les «allogènes», dont nous ne savons quasi rien et qui semblent dès lors plus ou moins renvoyés aux coulisses, quelque rôle qu'ils aient joué auparavant, ces protagonistes sont les deux groupes ethniques des sumériens, d'un côté, et des «sémites», de l'autre.

    Avec les documents écrits utilisables, de plus en plus nombreux au cours de ce millénaire, nous devrions même détenir le propre livret de la pièce, le scenario de son déroulement, par le jeu et le contre-jeu de chacun des acteurs, et leur contribution particulière à la création commune. Un espoir aussi optimiste s'évanouit rapidement, pour peu que l'on mette le nez dans les textes. Jamais ils ne nous présentent une population carrément identifiable comme «sumérienne», opposée, ou juxtaposée, à une autre reconnaissable pour «sémitique»; jamais ils ne nous les montrent exactement définies et affrontées, chacune avec sa quote-part à l'œuvre commune. Les seules données que nous y trouvions, utilisables en notre recherche de contacts et d'acculturation mutuelle, sont les suivantes :

    1 - des documents en deux langues : Par la tradition ultérieure, au début du iie millénaire, nous savons que l'une était appelée «sumérienne» (eme.gh/sumeru)3, et l'autre, de type sémitique, «accadienne» (ak-kadû/eme.urx.ra), celle-ci devait son nom à akkad, la capitale du premier empire, édifié dans le pays entre -2350 et -2150, par le sémite sargon, et qui, pour la première fois, a projeté les sémites sur le devant de la scène. Incapables, jusqu'à ce jour, par faute d'une documentation suffisante (l'exploitation du matériel linguistique d'ebla devrait apporter sur ce point des éléments nouveaux), de discerner des différences marquées entre la langue des documents sargoniques et post-sargoniques, et celle des inscriptions antérieures, nous avons conventionnelle- ment étendu à cette dernière la dénomination d'«accadien», qui se réfère ainsi, arbitrairement, à tout le sémitique archaïque propre à la mésopotamie.

    Les plus vieilles pièces en sumérien remontent aux alentours de -2800; elles sont fort nombreuses pendant le millénaire entier, et pro-viennent en majorité de la partie méridionale du pays — il est vrai que c'est aussi le territoire le plus fouillé pour cette époque ancienne. Les premiers documents en «accadien» sont des environs de -2700. Si le plus grand nombre en a été retrouvé dans la partie centrale, et aussi plus haut vers le nord-ouest (mari, et, peut-être aussi, ebla), on en a exhumé aussi dans le s. Du pays. C'est donc qu'il n'y avait pas de frontière géographique étanche entre les deux domaines linguistiques : Aussi n'est-il point surprenant que vers -2600, à fâra, dans un milieu qui n'écrivait que le sumérien, l'on ait retrouvé un certain nombre d'œuvres littéraires en sumérien, dont les manuscrits sont signés de copistes aux noms accadiens.

    2 - car nous connaissons aussi une grande quantité de noms de personnes, également dans les deux langues. La collection la plus vieille a été exhumée à ur, dans l'extrême s. Du pays, et date de vers -2700 : à part quelques «allogènes», presque tous sont sumériens, mais il y en a un tout petit nombre en accadien. Par la suite, si les anthroponymes sumériens sont proportionnellement plus nombreux dans les documents méridionaux, et les accadiens dans ceux du centre et du n.-o., on constate, sur l'ensemble, une augmentation croissante des noms accadiens au détriment des autres, si bien qu'après la fin du iiie millénaire, les anthroponymes sumériens deviendront tout à fait exceptionnels. Personne, évidemment, ne peut décider avec certitude, sans autres renseignements, qu'un individu porteur d'un nom sumérien, ou accadien, appartenait de fait à un groupe ethnique utilisant exclusivement la langue correspondante : Mon nom est d'origine espagnole; mes grands-parents étaient italiens; je suis né en france et de langue et de culture françaises; mais qui, sans me connaître autrement, dira ce que je suis ? Du moins l'existence des deux séries d'anthroponymes et des deux langues suffit-elle à démonter qu'il a dû se trouver dans le pays deux populations caractérisées chacune, du moins à nos yeux d'historiens, par l'usage d'abord exclusif d'une de ces deux langues, mais en contact étroit quasiment depuis les débuts de l'histoire, et dont l'une — celle qui utilisait l'accadien — a supplanté progressivement l'autre.
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    "L'armée ne doit être que le bras de la nation, jamais sa tête" [Pio Baroja, L'apprenti conspirateur, 1913]

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    • #3
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      quant à savoir, sur ces données, si les langues attestées étaient alors, non seulement écrites, mais parlées par les individus en question, c'est un autre problème, que rien, dans notre documentation — précisément parce qu'elle n'est qu'écrite — ne nous permet de trancher, au moins directement. Si l'on prend du recul et que l'on considère seulement les trajectoires, sur le millénaire entier, il est clair que, dès avant -2000, le sumérien de plus en plus réservé aux inscriptions officielles, à la liturgie et à la littérature traditionnelle, fait figure de langue de prestige, alors que l'accadien, qui sert de plus en plus à consigner tout ce qui se rapproche du langage parlé, comme les lettres missives, doit représenter le parler courant. Ce mouvement divergent peut remonter assez haut : Peut-être avant l'empire d'accad, qui n'aura fait que le renforcer et l'accélérer. Après -2000, il est indiscutable que le sumérien est une langue morte : Mais, signe non-équivoque d'un antique et puissant prestige culturel, jusqu'à la fin de l'histoire du pays, alentour de notre ère, il restera — concomitamment avec l'accadien, qui va se tailler, avec le temps, une place de plus en plus confortable, et dans tous les domaines — en usage exclusivement écrit : Pour la liturgie, la science et la littérature, un peu comme chez nous, au moyen-âge, le latin.

      3- il faut encore signaler qu'au moins à partir de la fin du iiie millénaire, apparaissent également, dans nos textes, deux indications topographiques, qui semblent se rapporter, l'une à la partie méridionale du pays (ki.en.gi/sumer), et l'autre à la partie centrale (ki.uri/ak-kad). Rien ne nous autorise à penser que ç'aient été des désignations politiques: Les unités politiques du temps, c'étaient alors les «cités-etats», comme nous disons, manières de principautés centrées chacune sur une ville-capitale où résidaient les autorités et l'administration : Eridu, uruk, ur, lagash, umma, kish, shuruppak ... Etc. Il est beaucoup plus vraisemblable que sumer et akkad aient représenté des secteurs d'abord géographiques et secondairement ethnologiques et que, rejoignant les données tirées de la documentation linguistique et anthroponymique, ils doivent souligner la présence archaïque, dans le s., d'une population sumérienne — autrement dit, dont la langue avait d'abord été le sumérien — et dans le n. D'une population d'abord « accadophone ». Ce n'étaient point des etats, mais des régions. Or, nulle part, dans toute l'histoire la plus ancienne du pays, à notre connaissance, il n'est question d'une rivalité quelconque entre ces régions comme telles ou entre des groupes «sumérophones» et des groupes «accado- phones». Les guerres ne manquent pas, les incursions, les hostilités, les conquêtes, mais elles ne se déclenchent et ne se mènent qu'entre cités-états; pour des raisons le plus souvent d'intérêt ou de prestige, jamais entre groupes ethniques : Sumériens et accadiens, au nom d'un quelconque antagonisme «racial» ou culturel.

      Si l'on réunit toutes ces informations en un faisceau unique, on se sent contraint de penser qu'au moins dans la période que couvrent nos documents, c'est-à-dire en gros les deux derniers tiers du iiie millénaire, il existait, ou il avait existé dans le pays deux groupes ethniques, identifiables par leurs langues, aussi différentes entre elles que le chinois et le français, et qui supposaient des cultures diverses : Les sumériens et les sémites que l'on appellera plus tard «accadiens». Les premiers, arrivés par le s. Du pays, en occupaient, ou en avaient occupé surtout la partie méridionale: Le «pays de sumer»; les autres, descendants d'antiques ou plus récents immigrés venus du n.-o., étaient plus nombreux dans le «pays d'akkad», la partie centrale, et probablement dans le n. Mais, dès les premiers documents écrits, on les trouve mélangés : Il y a des sémites parmi les sumériens et des sumériens parmi les sémites, sans la moindre rivalité ethnique ou culturelle. En somme, le type de contact qui s'est établi entre eux dès avant l'histoire, et qui a perduré, c'est une façon de symbiose, que celle-ci soit allée ou non, un temps ou durablement, jusqu'au bilinguisme.

      La distribution en unités politiques, les luttes d'intérêts économiques, l'empiétement progressif des « accadophones » sur les «suméro- phones», ne semblent avoir affecté en rien cette symbiose et s'être déroulés manifestement sur un plan plus épidermique. à la fin du iiie millénaire, au plus tard, le sumérien n'est plus qu'une langue morte, et les sumériens, comme unité ethnique, ont complètement disparu, résorbés par les «accadiens», plus nombreux et ethniquement plus puissants. Ma^s pas davantage que les guerres d'auparavant; les conquêtes épisodiques du territoire à l'avantage d'une seule cité-état; le regroupement du pays entier en empire, par sargon, et, sur les ruines de cet empire, la constitution du royaume aux mains des souverains de la «iiie dynastie d'ur», cette disparition définitive des sumériens — du reste lente, progressive, préparée de longue date et sans doute imperceptible : — n'a porté atteinte au développement de la «nation» mésopo- tamienne et de sa civilisation. Celle-ci est donc bien le résultat d'un contact intime et d'une longue symbiose, non pas entre deux blocs politiques affrontés, ni entre deux «nations» exclusives, mais entre deux populations, portant chacune sa culture, mais habituées depuis la nuit des temps à vivre et converser, à donner l'une à l'autre, et à recevoir l'une de l'autre, jusqu'à la disparition de l'une d'elles.
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      "L'armée ne doit être que le bras de la nation, jamais sa tête" [Pio Baroja, L'apprenti conspirateur, 1913]

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      • #4
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        Β - Le résultat

        Notre dossier ne nous permet donc, en somme, de définir, pour ainsi parler, que le type de contact qui a dû rapprocher Sumériens et Sémites de Mésopotamie pour fondre et transformer leur culture à chacun dans ce produit composite qu'est la civilisation historique du pays, sans qu'il nous soit possible de suivre, pas à pas, ou même seulement par grandes enjambées, la formation de cette dernière. Du moins pouvons-nous essayer de l'analyser pour y discerner, si possible, la part sumérienne et la part «accadienne» — autre manière de retrouver a posteriori, si je puis dire, leur contact et leurs interférences mutuelles.

        C'est un travail difficile et risqué : non seulement parce qu'embrasser toute une civilisation trois fois millénaire, qui nous est seulement connue par de la documentation écrite, mais gigantesque, constitue déjà en soi une entreprise téméraire. Mais aussi, et peut-être surtout, parce que nous ne connaissons les composantes de ce tout, que dans le tout déjà composé. Nous ne savons rien des Sumériens avant leur entrée en contact avec les Sémites, en Mésopotamie; et de ces Sémites, avant leur mise en rapport avec les Sumériens, nous ne connaissons rien, non plus. Du moins directement.

        Ici, pourtant, nous sommes un peu mieux placés : une notion générale et indirecte nous est accessible de ces Sémites antérieurs à l'histoire, dans la mesure où leurs congénères plus récents, et qui nous sont plus familiers : Amorrites, Cananéens, Arabes du Sud, Araméens, Arabes du Nord, ont toutes chances d'avoir préservé, aussi bien dans leur culture que dans leur langue, des traits essentiels et constants de ce que l'on peut appeler le «Sémitisme». Certes, il reste possible, après tout, que les Amurrites, les Cananéens, les Araméens, tout au moins, aient, comme tous les peuples de l'ancien Proche-Orient, reçu de la Mésopotamie telles ou telles influences culturelles. Mais ces apports n'auront pas plus modifié en profondeur leur façon de sentir, de voir, de penser et de vivre, que les mots, assez nombreux, que leur vocabulaire a empruntés à l'accadien, n'ont altéré leur langue. On peut donc, avec circonspection et retenue, invoquer au moins quelques «constantes» d'une culture sémitique commune, et s'en servir comme d'étalons pour analyser la civilisation mésopotamienne ancienne, en y recherchant ce qu'elle a dû garder de sémitique et ce qui, à l'opposite, ne peut guère lui être venu que d'ailleurs — en l'occurrence des Sumériens.

        Comme le temps m'est mesuré, je me contenterai ici d'évoquer les trois secteurs où les effets de la symbiose sont le plus patents et le plus faciles à débusquer : la langue, la religion et la «science».

        1 - C'est dans le domaine de la langue que les effets de relations plus ou moins prolongées et étroites avec des allophones, se constatent le mieux : et d'autant plus fonciers que le contact a été plus intime. En dépit de la différence profonde entre les deux systèmes — le sumérien est de type isolant et agglutinant; l'accadien de type flexionnel — la symbiose des deux populations a produit dans l'idiome de chacune des modifications si notables que l'on peut postuler une période de bilinguisme. Les moins nombreuses, comme il faut s'y attendre, ont touché le propre système de fonctionnement de la langue: la «grammaire»; mais il est remarquable que, des deux côtés, l'interférence en est venue jusque là. Sous l'influence de l'accadien, le sumérien a modifié les rapports grammaticaux de certains de ses verbes avec leur «objet» («accusatif» remplaçant le «cas oblique»), et substitué à sa propre construction parataxique la coordination par une particule (u), qu'il a tirée de l'accadien9. L'accadien, lui, seul de toutes les langues sémitiques, place régulièrement le verbe fini en dernier, au bout de la proposition, comme le sumérien, et il se peut que ce soit au contact de ce dernier qu'il a spécialisé un de ses infixes (-ta-), à valeur partout ailleurs sémantique, pour une notation «temporelle» de l'action verbale.

        Au moins pour l'accadien, que nous pouvons comparer aux autres langues sémitiques, se pose le problème d'une certaine détérioration de son matériel phonétique (en particulier la perte de plusieurs larynga- les), sous l'influence sumérienne 12 : mais la question est difficile, comme dans tous les cas où nous n'avons, pour résoudre un problème de parler, que des sources écrites.

        Le secteur le plus «ouvert» de chaque langue, le plus modifiable par les allophones, c'est le vocabulaire. Sur ce chapitre, nous sommesédifiés. Chacune des deux langues a reçu de l'autre un assez grand nombre de mots, et, forcément, comme c'est la règle, en même temps que les choses consignifiées pénétraient dans la culture correspondante. Un catalogue de ces interférences éclairerait donc tout aussi bien le procès d'enrichissement des deux cultures, voire de leur apport respectif au résultat final : la civilisation commune.

        Ces emprunts mutuels sont attestés dès la plus haute époque, et, à en croire tout au moins les documents à notre disposition, ils ont dû se multiplier pendant tout le IIIe millénaire. Le sumérien a reçu, par exemple, les noms du «serviteur/esclave» (ÌR,URDU <wardu); du «pâtre» (NA.GADA<nâqidu); du «cavalier» (RÂ.GABA<râkibu); du «campement» (MAS.GÂNA<masTcânu); du combat» (DAM.IA.RA<.tamharu)\ de « assujetti» (MAS.KA15.EN<muslcênu); de « Assemblée» délibérante (PU.Ufi.RUM<puhrum); et encore, pour n'en point citer davantage : de l'«ail» (SUM<sumu), et même de la «montagne» (SA.TU<sadû), pour laquelle il avait pourtant un vocable propre : HUR.SAG, lequel est, de son côté, passé réciproquement à l'accadien : feurs/sânu — de tels doublets, qui ne sont point rares, sont apparemment plus que d'autres emprunts en faveur d'un temps de bilinguisme.

        L'accadien a reçu bien davantage : on peut compter, grosso modo, que le dixième de son lexique est d'origine sumérienne. Mais il faut souligner qu'après le IIIe millénaire, le sumérien, désormais langue de prestige et de science, n'a plus fourni, et pour l'usage des seuls lettrés, que des mots savants, doublant, pour l'ordinaire, les équivalents acca- diens du langage courant: ainsi alamdimmû(<ALAN.DÎM.MA; «image- fabriquée») pour «forme», «aspect», qui se disent en accadien usuel lânu, ou gattu. Ces emprunts «artificiels» et d'usage restreint mis à part, le nombre des vocables sumériens accadisés dès le IIIe millénaire, au prorata des innovations culturelles reçues par les accadophones des Sumériens, est imposant, et leur choix est très remarquable. On notera d'abord que, compte tenu de la différence profonde des idiomes, l'accadien n'a jamais accepté de verbes du sumérien, très peu d'adjectifs (j'en connais au moins un : hussû<HUS.A :« rouge») ou d'autres «parties du discours» (une interjection: gana<GA.NA: «allons»); mais, en revanche, foison de substantifs, dont la liste complète et classée serait fort significative sur le plan culturel. Par exemple, quantité de noms de métiers, manifestement adoptés avec les techniques correspondantes : «cultivateur» (ikkaru<ENGAR); «jardinier» (nukaribbu<CNU.KIRI6); «meunier» (ararru<HAR.HAR, et kazzidakku<KA/GAZ.ZÎ.DA); «cuisinier» (nuPiatimmu<MU.HAL.DÎM); «potier» (pahâru<BAHÂR); «ma- con» (itinnu<DÎM); «lapicide» (purkullu<BUR.GUL); nautonnier» (malâhu<MÂ.LAH4), et d'autres encore, entre lesquels, cela va de soi, le «scribe» (tupsarru<DUB.SAR). Un bon nombre des produits de toutes ces techniques, de leurs outils, non moins que des institutions, des articulations administratives et — nous y reviendrons — des conceptions religieuses et du cérémonial liturgique, portent également, en accadien, des noms tirés du sumérien. Rien ne peut mieux mettre en lumière l'importance de la quote-part sumérienne dans la civilisation en Mésopotamie ancienne.
        À suivre ...
        Dernière modification par Harrachi78, 24 juin 2019, 21h55.
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        • #5
          Suite et fin

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          2 - La religion. Sans m'y attarder autant qu'il le faudrait, je vous dirai deux mots sur cet article, fondamental, parce que central, pour une civilisation aussi ancienne.

          Nous connaissons assez de Sémites non-accadiens, jusqu'aux Israélites et aux Arabes, et de systèmes religieux qu'ils ont édifiés, pour nous faire une idée générale de leur type de religiosité : ils conçoivent volontiers leurs dieux, du reste en nombre plutôt réduit, comme des personnalités très hautes et souveraines, qui interviennent aussi bien dans le déroulement de l'Histoire que dans la marche de la Nature; ils leur imputent un grand souci de tout le «juridique», qui endigue et commande l'activité sociale entière, au point qu'ils tendent à considérer comme une offense faite aux dieux toute infraction à l'un de ces impératifs de la vie sociale : ce sont eux qui ont développé l'idée de «péché»; ils inclinent assez à séparer les dieux des hommes pour que leur mythologie, c'est-à-dire leurs affabulations sur le comportement de leurs divinités, soit généralement plutôt pauvre et, peut-être pour la même raison, le rituel de leur culte assez fruste.

          Quiconque prend connaissance de la religion des plus anciens Mesopotamiens, aura de la peine à y retrouver de tels traits. Les dieux y sont extrêmement nombreux, et rattachés d'abord aux phénomènes naturels, alors que leur intervention dans la vie sociale est à peine sensible; ils se trouvent au centre d'une mythologie foisonnante, qui les traite comme des humains, leur imputant volontiers aussi les faiblesses des hommes; leur culte est calqué sur le cérémonial de la cour, et cherche la magnificence; un certain nombre de ses rites, telle la Hiéroga- mie (mariage d'un dieu et d'une déesse, censé procurer au pays fécondité et prospérité, et «réalisé» par l'union charnelle entre le souverain et une officiante de la liturgie), paraissent impensables chez les autres Sémites, non moins que cette conception selon laquelle le monde est livré à des forces indépendantes du pouvoir divin et matérialisées en des êtres inférieurs aux dieux, mais responsables de tous les méfaits, ici-bas: les «démons». Il y a de fortes chances pour que toutes ces caractéristiques soient d'origine sumérienne : le très grand nombre de noms des divinités, des «démons», des lieux de culte, des actes liturgiques et des officiants, de facture indiscutablement sumérienne, le prouverait à soi seul.

          À ce point que je m'étais cru obligé d'en conclure que «la religion babylonienne ne serait que la sumérienne adoptée par les Sémites de Mésopotamie»13. Mais, d'une part, la vraisemblance (on ne change pas aussi radicalement de religion que de costume . . .), et, de l'autre, l'évolution, dans le pays, des conceptions et des pratiques religieuses, surtout après le début du IIe millénaire, m'avaient convaincu14 que s'ils avaient adopté les formes de cette religion sumérienne, les Sémites mésopotamiens les avaient animées d'un autre esprit, conservé de leur propre religiosité. C'est pourquoi, s'ils ont préservé, voire enrichi, le trésor de la mythologie, ils n'ont cessé de réduire le nombre de leurs personnages divins jouant un rôle notable, et de les hausser sur un plan de plus en plus transcendant aux humains et à leurs faiblesses; ils en ont fait les seuls responsables, non seulement de la Nature, mais de l'Histoire, leur soumettant toutes les forces de l'Univers, «démons» compris; ils ont «moralisé» leur religion, concevant tout manquement à une obligation sociale, quelle qu'elle fût, comme une révolte personnelle contre les dieux, offense que ces derniers se devaient, en toute justice, de châtier en vouant les coupables au malheur . . .

          Il m'est naturellement impossible de développer ou de documenter tout ce que j'avance ici. Mais je reste persuadé qu'une étude poussée et critique de la pensée et du comportement religieux des anciens Mésopotamiens, serait aussi concluante qu'une analyse approfondie du matériel linguistique pour nous persuader qu'il s'agit là, en effet, d'une civilisation hybride, au résultat d'un syncrétisme et d'une symbiose prolongés entre deux groupes ethniques et culturels.

          3 - La «science» est un titre concis, mais vague et flou; je n'ai pas trouvé mieux pour évoquer une certaine attitude de curiosité intense à l'égard des choses, accompagnée d'un besoin de les ordonner dans l'esprit et, en somme, de chercher à les comprendre, qui semble une des caractéristiques les plus originales et les plus étonnantes de la civilisation mésopotamienne ancienne, si du moins on la considère dans ses plus grands esprits, ses lettrés, son élite intellectuelle. Ici, pareillement, il y aurait beaucoup plus à dire qu'il ne me reste de temps.

          Si, à travers les œuvres qu'ils nous laissées, on veut définir d'un mot le trait commun de cette intelligentsia, on dira que ce sont avant tout des «savants», même si un pareil terme n'est évidemment pas à entendre tout à fait comme nous le ferions de nos jours, avec notre propre idée de la «science».

          Non seulement leurs productions mythologiques supposent une méditation approfondie et en quelque sorte philosophique — à sa manière — sur le pourquoi et le comment de la marche du Monde ; non seulement ils ont mis au point, sous forme de ce que nous appelons des «proverbes» ou des «tensons», sortes de tournois littéraires, des réflexions souvent aiguës sur quantité de données de la vie humaine, de la nature, de la culture, et des analyses comparatives du caractère et de la valeur d'un certain nombre de phénomènes; mais ils nous ont laissé une masse considérable d'œuvres qui trahissent leur vif appétit de connaître, d'ordonner et de comprendre l'Univers autour d'eux : les plus anciennes, encore rudimentaires, remontent à la première moitié du 3e millénaire; mais elles se sont développées ensuite, et ce que nous en trouvons dès les premiers siècles du millénaire suivant, suppose un énorme travail antérieur d'observations, de ruminations, d'analyses, de classifications, de mises en forme logique : manuels de philologie, de lexicographie, de grammaire; encyclopédies «raisonnées» du monde, naturel aussi bien que mis en œuvre par les techniques; traités de jurisprudence et de « divination deductive » ; études de mathématiques : arithmétique et algèbre aussi bien que géométrie; recueils d'observations médicales, de diagnostics, de pronostics, de thérapeutique; formulaires pharmaceutiques, avec des notes de botanique et de minéralogie ; calculs d'astronomie ...

          Si la plupart de ces travaux sont postérieurs à la disparition des Sumériens, non seulement ils n'auraient pas été possibles sans l'existence d'un langage écrit, dont nous les savons responsables; mais un bon nombre ont été ébauchés ou inaugurés de leur temps, voire très anciennement, comme je l'ai souligné, et composés d'abord en leur langue, ce qui suffit à mettre en valeur le rôle capital qu'ils ont dû jouer dans leur «invention» et leur élaboration. Plus tard, après le tournant du IIe millénaire, de telles études sont demeurées liées à une tradition sumérienne, dans la mesure où ceux qui les ruminaient, les composaient, les développaient, pratiquaient, comme langue scientifique, le sumérien autant pour le moins que l'accadien. Leur science était à ce point bilin-gue qu'ils ont créé toute une «logique» et une herméneutique fondée sur l'analyse des mots par le sumérien15 : méthode qui nous paraît fantaisiste, dans notre rationalité résolument critique, mais qui, si on la prend dans sa structure formelle, représente la première mise au point d'un mode de raisonnement heuristique.

          Les Sumériens sont donc bel et bien à l'origine de cet effort «scientifique», et ils paraissent avoir si parfaitement «converti» les Sémites de leur entourage à leurs propres préoccupations erudites, qu'ils ont asservi à l'étude de l'univers, à la recherche ingénieuse de ses mécanismes, au souci de l'ordonner et d'en connaître les origines, le sens et le but, cette imagination vive et fougueuse que nous connaissons bien chez les autres Sémites antiques et qui nous semble une de leurs qualités maîtresses. Tels de ces autres Sémites, comme les Israélites et les anciens Arabes, l'ont développée en vigueur et splendeur d'expression, dans une poésie puissante et magnifique; en Mésopotamie, elle a été canalisée et adaptée à une recherche de type «scientifique», inaugurée, certes, par les Sumériens, mais qu'avec leurs qualités natives une fois disciplinées, les «Accadiens» ont poussée beaucoup plus loin encore, à notre étonnement et notre admiration. La littérature des anciens Mesopotamiens nous semble — et elle est ! — plate et morne : même leur poésie, à de rares exceptions près, n'a ni éclat ni souffle, et elle nous déçoit, pour peu que nous l'abordions au souvenir du Chant de Debôrâ, de Job, d' Arnos, du premier ou du second Isaïe, ou des Mo'allaqat et des Sourates de la Mecque : ce ne sont pas des poètes. Mais ce sont des «savants», — sans doute les premiers au monde à mériter un tel titre, quinze siècles, et davantage, avant les Grecs.

          Tels sont, vus de très haut, quelques résultats de l'antique symbiose des Sumériens et des Sémites en Mésopotamie ancienne.

          École pratique des hautes études, IVe section J. Bottéro

          Paris
          "L'armée ne doit être que le bras de la nation, jamais sa tête" [Pio Baroja, L'apprenti conspirateur, 1913]

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