Un ancien, mais toujours excellent, article de Jean Bottero, un des plus grans noms de l'assyriologie. Pour dire, c'est l'un des premiers que j'ai lu et il fut à l'origine du declic qui m'a fait définitivement aimer l'Histoire ancienne. Aussi, pour qui a un minimum d'ouverture d'esprit, la reflexion sur ce tout premier cas aide à mieux saisir certaines choses humaines :
Ce que j'ai à vous exposer, c'est le concours de deux groupes hétérogènes : les Sumériens, d'une part, et, de l'autre, les Sémites que l'on appelle par convention «Accadiens», dans l'établissement et la texture d'une civilisation originale : celle de la Mésopotamie ancienne.
Le propos a son intérêt : de tous les cas d'acculturation réciproque, c'est probablement le plus archaïque connu, et l'un des mieux réussis, puisque l'affaire s'est jouée entre le IVe et le IIIe millénaires, qu'elle a rapidement abouti à une haute civilisation, apparemment la plus vieille du monde à mériter pleinement ce titre, et que cette civilisation s'est maintenue ensuite jusque pas loin de notre ère, après avoir exercé dans tout le Proche-Orient, et, par le Proche-Orient jusqu'à nous, un intense rayonnement.
Mais le tableau risque de vous laisser sur votre faim. Non seulement parce que la matière en est ultra-spécialisée, et donc peut-être un peu loin des préoccupations de la plupart d'entre vous, sans que j'aie bien le temps, ici, de vous en instruire assez. Mais surtout parce que le procès de combinaison et de transmutation en est très mal documenté en soi-même. À travers un dossier pourtant considérable, nous n'arrivons jamais à le constater, à le prendre sur le fait, à le suivre ; nous le concluons seulement d'un certain nombre de données indubitables, et par un raisonnement en somme aussi solide que celui de l'astronome Le Verrier lorsque, sans jamais avoir observé la planète Neptune, encore inconnue, il en a déduit l'existence, l'importance et l'emplacement. Pour définir autrement la situation paradoxale devant laquelle nous nous trouvons placés : nous savons que la civilisation mésopotamienne ancienne est au confluent de ces deux grands courants : sumérien et « accadien »; mais nous ignorons dans quelles conditions historiques se sont opérés le «contact» entre les deux éléments et leur «transformation » subséquente en un tertium quid : la civilisation historique de Mésopotamie, qu'en revanche nous connaissons fort bien en elle- même.
A - Le contact
Si nous ignorons les conditions historiques de ce contact indiscutable, ce n'est pas seulement parce qu'il a bel et bien commencé avant l'Histoire, avant l'existence d'une documentation écrite utilisable, seule capable de nous l'éclairer, mais aussi parce que les choses nous demeurent obscures et dérobées, même après que l'usage de pièces déchiffrables, de plus en plus nombreuses à partir de -2800, devrait nous mettre en position d'y voir plus clair. Je vais tenter de vous faire comprendre comment et pourquoi, en vous dressant un bref état de nos connaissances touchant l'ancienne Mésopotamie.
Il s'agit essentiellement de la contrée dont l'étendue coïncide plus ou moins avec le territoire actuel de l'Iraq. C'est un pays de formation récente, émergé seulement, peu à peu, aux alentours du VIe millénaire. Une région aussi limoneuse et riche de possibilités dans le double domaine de l'élevage et de l'agriculture, a dû être occupée assez vite, à mesure qu'elle se découvrait, par une population vraisemblablement «descendue» des hauteurs qui la délimitaient au nord-est, au nord et au nord-ouest. Nous ignorons forcément tout de ces communautés, dont les vestiges archéologiques nous laissent entrevoir une culture déjà remarquable et qui tend à s'unifier autour d'une intense exploitation agricole du sol.
Il se trouve pourtant au moins un groupe ethnique que nous y pouvons postuler: des Sémites. Quoi qu'il en soit de leurs «origines», les Sémites semblent avoir été refoulés aux franges du désert syro-arabique (et en particulier, pour ce qui nous concerne ici, au N. de ce désert), au fur et à mesure de son dessèchement préhistorique, et réduits tout d'abord à un état semi-nomade d'éleveurs de menu bétail. Bien que, comme tels, ils n'aient guère laissé de traces archéologiques discernables, nous avons de bonnes raisons de penser que, dès l'émersion du territoire mésopotamien, un certain nombre d'entre eux, descendant ou passant l'Euphrate, ont dû venir le hanter et s'y sédentariser, par un mouvement d'immigration que nous pourrons ultérieurement suivre pendant tout le cours de l'histoire, en y discernant, surtout par leurs particularités linguistiques, plusieurs «couches» ou «vagues» successives : les Amorrites, autour de -2000 ; les Araméens, un millénaire plus tard; et les Arabes plus tard encore. Leur appartenance à une même famille de langues, parfaitement connue et définie, nous autorise à projeter avant l'Histoire, et dans des conditions par ailleurs analogues, le même mouvement migratoire, et à poser, en Mésopotamie préhistorique, des «ancêtres» de ces Sémites historiques. Nous ignorons naturellement tout de l'idiome qu'ils parlaient et de la culture véhiculée par cette langue. Mais, compte tenu de la corrélation constante entre langue et culture, nous sommes largement fondés à imputer à ces très vieux Sémites, indiscernables dans leur recul, un certain nombre de traits culturels qui se retrouveront plus tard, à leur facon, en pleine Histoire, parmi leurs «descendants» successifs — comme s'y retrouveront de ces constantes linguistiques qui trahissent leur apparentement dans le domaine du parler.
Nous n'avons évidemment pas la moindre idée des rapports de ces «proto-Sémites» avec les populations «allogènes», en Mésopotamie d'alors. Mais rien ne s'oppose à ce que nous les imaginions, comme ces dernières, progressivement disséminées un peu partout, même s'il s'avérait que, plus proches de leur point de départ, le nord, autour de l'actuelle Mossoul, et le centre, autour de l'actuelle Baghdad, pourraient avoir constitué la zone élective première de leur occupation. Mais comme nous ne connaissons, dans le pays, aucun toponyme archaïque analysable par le sémitique, nous pouvons en conclure qu'ils n'ont guère dû fonder, par eux-mêmes, d'agglomération importante. Ce n'est point le cas des «allogènes», auxquels il faut vraisemblablement imputer les noms, et par conséquent la fondation et l'occupation première de la plupart des installations les plus anciennes et les plus notables.
C'est là un des arguments en faveur de l'arrivée relativement tardive des Sumériens sur le théâtre mésopotamien : on la place volontiers autour de -3500. D'où venaient-ils ? Personne n'a jamais pu répondre à cette question, d'autant que leur langue n'est rattachable à aucune famille linguistique connue. Il y a de fortes chances, toutefois, qu'ils soient arrivés du S.-E., le long de la rive orientale du golfe Persique, en direction de l'océan Indien. Une vieille légende, dont la teneur ne nous a été préservée que par le fidèle Bérose (v. -300), mais de laquelle les échos ne manquent pas dans le folklore cunéiforme, faisait venir du golfe Persique les héros civilisateurs du pays; et nous verrons d'autre part que les Sumériens se sont toujours concentrés dans la partie méridionale. Une chose, du moins, paraît dûment établie : à leur entrée en Mésopotamie, ils avaient dû couper tous les ponts avec leur patrie et leurs congénères, s'ils en avaient laissé derrière eux; car au rebours des Sémites, indéfiniment alimentés de sang frais, durant toute l'histoire du pays, par l'arrivée d'autres Sémites, les Sumériens ont vécu, si l'on peut dire, sur leur propre fonds d'origine; et c'est pourquoi, après dix ou quinze siècles, vers 2000, au plus tard, ils finiront par disparaître, «phagocytés» par les Sémites du pays.
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Le propos a son intérêt : de tous les cas d'acculturation réciproque, c'est probablement le plus archaïque connu, et l'un des mieux réussis, puisque l'affaire s'est jouée entre le IVe et le IIIe millénaires, qu'elle a rapidement abouti à une haute civilisation, apparemment la plus vieille du monde à mériter pleinement ce titre, et que cette civilisation s'est maintenue ensuite jusque pas loin de notre ère, après avoir exercé dans tout le Proche-Orient, et, par le Proche-Orient jusqu'à nous, un intense rayonnement.
Mais le tableau risque de vous laisser sur votre faim. Non seulement parce que la matière en est ultra-spécialisée, et donc peut-être un peu loin des préoccupations de la plupart d'entre vous, sans que j'aie bien le temps, ici, de vous en instruire assez. Mais surtout parce que le procès de combinaison et de transmutation en est très mal documenté en soi-même. À travers un dossier pourtant considérable, nous n'arrivons jamais à le constater, à le prendre sur le fait, à le suivre ; nous le concluons seulement d'un certain nombre de données indubitables, et par un raisonnement en somme aussi solide que celui de l'astronome Le Verrier lorsque, sans jamais avoir observé la planète Neptune, encore inconnue, il en a déduit l'existence, l'importance et l'emplacement. Pour définir autrement la situation paradoxale devant laquelle nous nous trouvons placés : nous savons que la civilisation mésopotamienne ancienne est au confluent de ces deux grands courants : sumérien et « accadien »; mais nous ignorons dans quelles conditions historiques se sont opérés le «contact» entre les deux éléments et leur «transformation » subséquente en un tertium quid : la civilisation historique de Mésopotamie, qu'en revanche nous connaissons fort bien en elle- même.
A - Le contact
Si nous ignorons les conditions historiques de ce contact indiscutable, ce n'est pas seulement parce qu'il a bel et bien commencé avant l'Histoire, avant l'existence d'une documentation écrite utilisable, seule capable de nous l'éclairer, mais aussi parce que les choses nous demeurent obscures et dérobées, même après que l'usage de pièces déchiffrables, de plus en plus nombreuses à partir de -2800, devrait nous mettre en position d'y voir plus clair. Je vais tenter de vous faire comprendre comment et pourquoi, en vous dressant un bref état de nos connaissances touchant l'ancienne Mésopotamie.
Il s'agit essentiellement de la contrée dont l'étendue coïncide plus ou moins avec le territoire actuel de l'Iraq. C'est un pays de formation récente, émergé seulement, peu à peu, aux alentours du VIe millénaire. Une région aussi limoneuse et riche de possibilités dans le double domaine de l'élevage et de l'agriculture, a dû être occupée assez vite, à mesure qu'elle se découvrait, par une population vraisemblablement «descendue» des hauteurs qui la délimitaient au nord-est, au nord et au nord-ouest. Nous ignorons forcément tout de ces communautés, dont les vestiges archéologiques nous laissent entrevoir une culture déjà remarquable et qui tend à s'unifier autour d'une intense exploitation agricole du sol.
Il se trouve pourtant au moins un groupe ethnique que nous y pouvons postuler: des Sémites. Quoi qu'il en soit de leurs «origines», les Sémites semblent avoir été refoulés aux franges du désert syro-arabique (et en particulier, pour ce qui nous concerne ici, au N. de ce désert), au fur et à mesure de son dessèchement préhistorique, et réduits tout d'abord à un état semi-nomade d'éleveurs de menu bétail. Bien que, comme tels, ils n'aient guère laissé de traces archéologiques discernables, nous avons de bonnes raisons de penser que, dès l'émersion du territoire mésopotamien, un certain nombre d'entre eux, descendant ou passant l'Euphrate, ont dû venir le hanter et s'y sédentariser, par un mouvement d'immigration que nous pourrons ultérieurement suivre pendant tout le cours de l'histoire, en y discernant, surtout par leurs particularités linguistiques, plusieurs «couches» ou «vagues» successives : les Amorrites, autour de -2000 ; les Araméens, un millénaire plus tard; et les Arabes plus tard encore. Leur appartenance à une même famille de langues, parfaitement connue et définie, nous autorise à projeter avant l'Histoire, et dans des conditions par ailleurs analogues, le même mouvement migratoire, et à poser, en Mésopotamie préhistorique, des «ancêtres» de ces Sémites historiques. Nous ignorons naturellement tout de l'idiome qu'ils parlaient et de la culture véhiculée par cette langue. Mais, compte tenu de la corrélation constante entre langue et culture, nous sommes largement fondés à imputer à ces très vieux Sémites, indiscernables dans leur recul, un certain nombre de traits culturels qui se retrouveront plus tard, à leur facon, en pleine Histoire, parmi leurs «descendants» successifs — comme s'y retrouveront de ces constantes linguistiques qui trahissent leur apparentement dans le domaine du parler.
Nous n'avons évidemment pas la moindre idée des rapports de ces «proto-Sémites» avec les populations «allogènes», en Mésopotamie d'alors. Mais rien ne s'oppose à ce que nous les imaginions, comme ces dernières, progressivement disséminées un peu partout, même s'il s'avérait que, plus proches de leur point de départ, le nord, autour de l'actuelle Mossoul, et le centre, autour de l'actuelle Baghdad, pourraient avoir constitué la zone élective première de leur occupation. Mais comme nous ne connaissons, dans le pays, aucun toponyme archaïque analysable par le sémitique, nous pouvons en conclure qu'ils n'ont guère dû fonder, par eux-mêmes, d'agglomération importante. Ce n'est point le cas des «allogènes», auxquels il faut vraisemblablement imputer les noms, et par conséquent la fondation et l'occupation première de la plupart des installations les plus anciennes et les plus notables.
C'est là un des arguments en faveur de l'arrivée relativement tardive des Sumériens sur le théâtre mésopotamien : on la place volontiers autour de -3500. D'où venaient-ils ? Personne n'a jamais pu répondre à cette question, d'autant que leur langue n'est rattachable à aucune famille linguistique connue. Il y a de fortes chances, toutefois, qu'ils soient arrivés du S.-E., le long de la rive orientale du golfe Persique, en direction de l'océan Indien. Une vieille légende, dont la teneur ne nous a été préservée que par le fidèle Bérose (v. -300), mais de laquelle les échos ne manquent pas dans le folklore cunéiforme, faisait venir du golfe Persique les héros civilisateurs du pays; et nous verrons d'autre part que les Sumériens se sont toujours concentrés dans la partie méridionale. Une chose, du moins, paraît dûment établie : à leur entrée en Mésopotamie, ils avaient dû couper tous les ponts avec leur patrie et leurs congénères, s'ils en avaient laissé derrière eux; car au rebours des Sémites, indéfiniment alimentés de sang frais, durant toute l'histoire du pays, par l'arrivée d'autres Sémites, les Sumériens ont vécu, si l'on peut dire, sur leur propre fonds d'origine; et c'est pourquoi, après dix ou quinze siècles, vers 2000, au plus tard, ils finiront par disparaître, «phagocytés» par les Sémites du pays.
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