Pourquoi les hommes ont peur des femmes ”, de Jean Cournut
Roger Perron
Dans Revue française de psychanalyse 2003/3
“ Adam s’ennuyait. Alors Adam dit à Dieu : “Fabrique-moi de l’altérité” (...) Ève apparut face à Adam. Ils se regardèrent étonnés (...) Adam n’y comprenait rien : cette chose, ou plutôt cette absence de chose sur le corps d’Ève, le mettait mal à l’aise, d’autant que sa chose à lui, Ève, semblait vouloir en faire quelque chose. Donc, le mieux était d’admettre cette petite différence et de faire avec... Alors Adam dit à Ève de s’occuper du ménage ; pendant ce temps, il penserait et la protégerait. Mais, malgré lui, Adam n’était pas tranquille ; il se méfiait. ”
C’est ainsi que Jean Cournut, dès la première page, annonce le thème central de ce livre. Adam, constatant la différence des sexes, se méfie. Et que fait-on quand on se méfie ? On réfléchit. Adam a beaucoup réfléchi, il a beaucoup pensé à cette petite différence, car il constatait qu’elle pouvait lui procurer beaucoup de plaisir, parfois tant de joie, mais aussi tant de souffrances... D’autant que la situation s’était bien compliquée : Adam s’était démultiplié, et il avait fort à faire avec ses rivaux, ses fils qui prétendaient l’occire pour s’assurer la possession des femmes. Des femmes, car Ève aussi s’était démultipliée, et vous imaginez le tourment du pauvre Adam : s’affronter à un continent noir ce n’est déjà pas facile, mais une horde de continents noirs !
Adam a beaucoup réfléchi ; et il a fini par écrire un livre, qu’il a intitulé Pourquoi les hommes ont peur des femmes ?
J’ai lu son livre, sans trop savoir si j’accepterais ou préférerais ignorer que je suis aussi Adam. En tout cas je l’ai lu, et j’ai réfléchi. J’ai pensé un moment à demander son avis à Ève, mais j’y ai renoncé : c’est déjà bien assez compliqué comme ça...
Voici comment je l’ai lu ; libre à toi, ô lecteur, de réfléchir à la façon dont j’ai réfléchi sur la façon dont Adam a réfléchi.
Cela commence par deux constats.
Premier constat : tout le monde admet qu’il y a une – ou des ? – différence(s) entre les deux sexes, et que c’est même pour cela qu’il y en a deux (tout le monde, sauf peut-être quelques personnes qui font tout ce qu’elles peuvent pour l’ignorer). Il y en a deux, notons-le : deux, et pas trois ou quatre : pourquoi ? Mais c’est somme toute bien venu, parce que c’est bien commode pour fonctionner comme une sorte d’organisateur universel de la différence, dans la pensée et dans le langage. Le latin a été particulièrement ingénieux à cet égard, et après lui les langues qui en ont hérité, dont la nôtre. Cela nous permet de sourire quand quelqu’un, de langue anglaise par exemple, dit « le chaise », ou « la fauteuil » : nous savons bien, nous, qu’il y a du masculin et du féminin là-dedans. Nous savons qu’un amour est masculin, mais que des amours sont féminines, et Tirésias en serait bien d’accord, lui qui pensait déjà, pour avoir éprouvé la chose des deux côtés, qu’un orgue accompagne un unique délice au masculin, mais que les délices multiples sont féminines et déclenchent les grandes orgues, etc.
Second constat : partout dans toutes les cultures ou presque, les hommes dominent les femmes. En tout cas officiellement, en public, dans les modes d’organisation sociale. En privé, ce peut être tout autre chose, mais alors Adam a l’impression qu’Ève se venge ; il a d’ailleurs le vague souvenir que quand il était petit... alors devenu grand il se venge aussi... Qui se venge le plus, le mieux, et comment ?
D’où la question : si Adam, reconnaissant la différence avec Ève, l’opprime, ne serait-ce pas parce qu’il en a peur ? Tout le livre va être consacré à explorer les facettes, les expressions, les racines de cette peur, tenue pour universelle, étant admis d’ailleurs qu’on peut aimer beaucoup ce qui cause cette peur ; sans doute faudrait-il aussi admettre qu’on peut aimer avoir peur, ce que peut-être ce livre n’envisage pas assez.
Premières réponses possibles à la question « pourquoi les hommes ont-ils peur des femmes ? » :
Parce qu’ils ont eu peur de leur mère, une mère archa ïque terrifiante, parce que subsistent en eux des fantasmes de fusion, d’engloutissement, de dévoration, etc.
Parce qu’elles incarnent, pensent-ils, une sexualité animale et sauvage. Lisant cela, j’ai pensé que peut-être cette peur s’enracine dans une peur plus fondamentale encore, la terreur liée à la pulsion elle-même : la terreur d’un débordement incontrôlé, non seulement chez la femme partenaire sexuelle, mais aussi en soi-même et de façon beaucoup plus terrifiante encore, car il s’agit alors de l’horreur d’un déferlement pulsionnel explosif qui brûlerait l’être d’un coup. La pulsion peut être ressentie comme mortelle, la clinique parfois donne cela à voir. La question serait de savoir si ce fantasme est, comme je le crois, antérieur à la différence des sexes, même s’il est ensuite remodelé défensivement par la différence des sexes. J’ai alors bien entendu pensé à la réflexion antérieure de Jean Cournut en ce qui concerne le débordement quantitatif.
Les hommes ont peur des femmes parce que, face à cette sexualité redoutée énorme, sans frein, envahissante, ils craignent de ne pouvoir jamais les satisfaire, sauf à s’épuiser au point d’en mourir... à tout le moins ont-ils peur que, insatisfaites, elles ne se vengent.
Parce que dès lors, et pour ces raisons, elles incarnent, pensent-ils, la mort. Ils hésitent à les aborder parce qu’ils les tiennent pour dangereuses, mais aussi parce qu’ils les idéalisent (s’agit-il d’une formation réactionnelle ? c’est probablement moins simple).
Bref, les femmes sont diaboliques. On pense bien sûr à la façon dont l’Église traitait les possédées du diable, toujours accusées de se livrer sous son influence à des pratiques sexuelles abominables et de perdre par là l’homme vertueux ; mais hélas il n’est pas besoin de remonter le temps pour voir fonctionner cette terrible machinerie psychique, il suffit d’interroger là-dessus n’importe quel extrémiste religieux : la femme, c’est bien le diable.
Voilà pour un premier tour d’horizon. Mais il est à cette peur des ressorts plus intimes, à rechercher dans la psychosexualité de l’homme lui-même. Car sans doute ce qu’il persécute chez la femme, c’est sa propre féminité, inacceptable, surtout en ce qu’elle implique à ses yeux de la jouissance à être passivement pénétré(e), une jouissance d’ailleurs qui peut alors donner la sensation que quand elle se déclenche cela ne va jamais s’arrêter ; quel effroi alors, mais aussi, comme Tirésias l’avait bien vu, quelle envie ! Serait-elle donc capable, dix fois plus que l’homme, de ce jaillissement d’une force vitale dont lui, l’homme, se voudrait seul capable ? Bien sûr, il se rassure en se disant (même inconsciemment) que ce qu’elle veut, c’est ce qu’elle n’a pas, et qu’il a, lui : son pénis, son phallus, de quelque nom qu’il le nomme, mais qu’il conçoit comme l’instrument et la source même de cette force vitale dont il se veut principal, voire seul détenteur. Il se rassure ainsi, ou tente de se rassurer, car il se peut bien que le doute le ronge : ne serait-il pas, précisément, en train de se rassurer ainsi, même si Freud l’approuve (après tout, pour être Sigmund Freud, on n’en est pas moins homme...). Et ce qui alimente son doute, c’est que les femmes semblent participer toutes d’un secret qu’elles lui rendent totalement opaque. Jean Cournut écrit à ce propos : « Nous voilà dans le registre du sacré, c’est-à-dire l’intouchable, le secret, ce qui échappe à la pensée rationnelle, ce que l’on a du mal à se représenter, et qui, peut-être, n’est pas représentable » (p. 17). Je me souviens d’avoir lu un jour une nouvelle de science fiction joliment tournée sur ce thème : les extraterrestres sont parmi nous, depuis longtemps, mais ils ont établi leur pouvoir, un pouvoir absolu, de façon subtile, en nous aveuglant de telle façon que nous ne pourrons jamais percer leur secret : ces extraterrestres, ce sont les femmes...
Voilà ce qui peut se penser, se vivre, se dire, et peut-être surtout ne pas se dire, du côté des hommes. Il faudra, et le livre y sera largement consacré, en explorer les racines et les développements fantasmatiques, autant que les conséquences dans les pratiques sociales, les institutions, les arts, etc.
Mais si on allait voir un peu du côté des femmes ? Jean Cournut rappelle cet aphorisme des militantes du MLF : « Un homme sur deux est une femme » ; et je me souviens de ce joli mythe des origines : « Quand Dieu a créé l’homme, elle a simplement voulu plaisanter... » Partons en promenade ; au gré des rencontres, nous saluons des biologistes, des sociologues, des anthropologues, des philosophes, des écrivains. Nous nous saluons et passons notre chemin. À la première lecture, j’ai eu l’impression un peu mélancolique d’une promenade d’automne dans un champ d’asphodèles. C’est en seconde lecture que j’ai compris pourquoi : c’est qu’il y est question de la différence : la différence des sexes fonde et signifie l’altérité. Et je me suis vu alors, avec tous ces compagnons de promenade, à la façon d’un satellite, exactement maintenu sur sa trajectoire elliptique par le jeu de deux forces antagonistes équilibrées : à savoir celle qui tend à la chute dans l’identique, et celle qui expulse vers l’hétérogène. L’identique est au foyer de l’ellipse : s’il l’emporte, je tombe sur ce trou noir central qui m’absorbe et dans lequel je disparais dans le grand flamboiement de la fusion. L’hétérogène m’attire en sens contraire vers l’extérieur : s’il l’emporte, je suis éjecté dans la solitude de ces espaces glacés qui effrayaient tant Blaise Pascal. Il est donc vital que je reste sur ma trajectoire, à distance équilibrée de l’identique et de l’hétérogène. Cette trajectoire, c’est celle du semblable, où je suis à la fois pareil et pas pareil ; celle où je suis moi, à nul autre pareil, et cependant identifié, identifiable, à l’Autre, que je dis, précisément, mon semblable. Je précise que cette métaphore, qui procède de mon expérience clinique avec les enfants autistes, est mienne, mais j’espère qu’elle ne sera pas désavouée par Jean Cournut. Car il dit bien, notamment vers la page 50, la double peur qui nous habite : nous avons peur de la différence, qui risque de mettre en cause ce que nous sommes, mais plus encore peur de la non-différence qui risque tout simplement de nous faire disparaître. Et s’il en est ainsi, qu’est-ce qui peut le mieux activer cette double peur que la plus visible des différences, la plus signifiante et la plus incompréhensible, la plus chargée de passions, d’amour et de haine : la différence des sexes ?
Il faut quand même revenir à Freud : voici le chapitre 2, « Psychanalyse de la vie amoureuse ». Deux jalons d’abord. Le premier pose que « c’est ce que l’homme ne parvient pas à mettre en représentations affectées, refoulables et symbolisables, qui déclenche en lui peur, angoisse, terreur » (p. 56). Le second jalon part des considérations freudiennes sur le narcissisme des petites différences ; et Jean Cournut demande : « Cette petite différence dérange les hommes ; serait-elle d’aventure difficile à se représenter, au point qu’ils en arrivent à se sentir agressés, à s’identifier à l’agresseur et même à agresser l’agresseur ? » (p. 56).
Voici donc opportune une visite aux textes de 1910, 1912, 1918 groupés par Freud sous le titre général « Contributions à la psychologie de la vie amoureuse ». Le premier décrit ce qu’on peut tenir comme une transformation de la peur de la femme : elle doit être sauvée avant d’être, si possible, possédée. Le second, consacré à l’impuissance masculine, et surtout le troisième, sur le tabou de la virginité, fondent cette peur dans l’angoisse de castration, mise en forme par l’interdit de l’inceste et les interdits culturels qui le signifient. Mais, à la base de cette dynamique, on trouve « la peur fondamentale qu’éprouvent les hommes devant la sexualité : peur de la sexualité en tant que poussée pulsionnelle débordante, difficile à maîtriser, et plus encore à sublimer ; peur de la sexualité en tant que fonction précaire, vulnérable, incontrôlable dans le meilleur et surtout dans le pire ; peur de la sexualité en tant que fonction insatisfaisante fondamentalement, par nature et en raison de l’interdit qui l’entrave » (p. 63). Or quel risque court-on, homme, à suivre la pente de la sexualité ? précisément le risque de laisser éclater l’angoisse de castration. Autrement dit, le danger est de devenir femme, comme M. Graf et « le Professeur » l’avaient bien expliqué au petit Hans. Or « les hommes refusent le féminin, chez les femmes et en eux-mêmes, parce que c’est du passif, du masochique et du châtré » (p. 65).
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Roger Perron
Dans Revue française de psychanalyse 2003/3
“ Adam s’ennuyait. Alors Adam dit à Dieu : “Fabrique-moi de l’altérité” (...) Ève apparut face à Adam. Ils se regardèrent étonnés (...) Adam n’y comprenait rien : cette chose, ou plutôt cette absence de chose sur le corps d’Ève, le mettait mal à l’aise, d’autant que sa chose à lui, Ève, semblait vouloir en faire quelque chose. Donc, le mieux était d’admettre cette petite différence et de faire avec... Alors Adam dit à Ève de s’occuper du ménage ; pendant ce temps, il penserait et la protégerait. Mais, malgré lui, Adam n’était pas tranquille ; il se méfiait. ”
C’est ainsi que Jean Cournut, dès la première page, annonce le thème central de ce livre. Adam, constatant la différence des sexes, se méfie. Et que fait-on quand on se méfie ? On réfléchit. Adam a beaucoup réfléchi, il a beaucoup pensé à cette petite différence, car il constatait qu’elle pouvait lui procurer beaucoup de plaisir, parfois tant de joie, mais aussi tant de souffrances... D’autant que la situation s’était bien compliquée : Adam s’était démultiplié, et il avait fort à faire avec ses rivaux, ses fils qui prétendaient l’occire pour s’assurer la possession des femmes. Des femmes, car Ève aussi s’était démultipliée, et vous imaginez le tourment du pauvre Adam : s’affronter à un continent noir ce n’est déjà pas facile, mais une horde de continents noirs !
Adam a beaucoup réfléchi ; et il a fini par écrire un livre, qu’il a intitulé Pourquoi les hommes ont peur des femmes ?
J’ai lu son livre, sans trop savoir si j’accepterais ou préférerais ignorer que je suis aussi Adam. En tout cas je l’ai lu, et j’ai réfléchi. J’ai pensé un moment à demander son avis à Ève, mais j’y ai renoncé : c’est déjà bien assez compliqué comme ça...
Voici comment je l’ai lu ; libre à toi, ô lecteur, de réfléchir à la façon dont j’ai réfléchi sur la façon dont Adam a réfléchi.
Cela commence par deux constats.
Premier constat : tout le monde admet qu’il y a une – ou des ? – différence(s) entre les deux sexes, et que c’est même pour cela qu’il y en a deux (tout le monde, sauf peut-être quelques personnes qui font tout ce qu’elles peuvent pour l’ignorer). Il y en a deux, notons-le : deux, et pas trois ou quatre : pourquoi ? Mais c’est somme toute bien venu, parce que c’est bien commode pour fonctionner comme une sorte d’organisateur universel de la différence, dans la pensée et dans le langage. Le latin a été particulièrement ingénieux à cet égard, et après lui les langues qui en ont hérité, dont la nôtre. Cela nous permet de sourire quand quelqu’un, de langue anglaise par exemple, dit « le chaise », ou « la fauteuil » : nous savons bien, nous, qu’il y a du masculin et du féminin là-dedans. Nous savons qu’un amour est masculin, mais que des amours sont féminines, et Tirésias en serait bien d’accord, lui qui pensait déjà, pour avoir éprouvé la chose des deux côtés, qu’un orgue accompagne un unique délice au masculin, mais que les délices multiples sont féminines et déclenchent les grandes orgues, etc.
Second constat : partout dans toutes les cultures ou presque, les hommes dominent les femmes. En tout cas officiellement, en public, dans les modes d’organisation sociale. En privé, ce peut être tout autre chose, mais alors Adam a l’impression qu’Ève se venge ; il a d’ailleurs le vague souvenir que quand il était petit... alors devenu grand il se venge aussi... Qui se venge le plus, le mieux, et comment ?
D’où la question : si Adam, reconnaissant la différence avec Ève, l’opprime, ne serait-ce pas parce qu’il en a peur ? Tout le livre va être consacré à explorer les facettes, les expressions, les racines de cette peur, tenue pour universelle, étant admis d’ailleurs qu’on peut aimer beaucoup ce qui cause cette peur ; sans doute faudrait-il aussi admettre qu’on peut aimer avoir peur, ce que peut-être ce livre n’envisage pas assez.
Premières réponses possibles à la question « pourquoi les hommes ont-ils peur des femmes ? » :
Parce qu’ils ont eu peur de leur mère, une mère archa ïque terrifiante, parce que subsistent en eux des fantasmes de fusion, d’engloutissement, de dévoration, etc.
Parce qu’elles incarnent, pensent-ils, une sexualité animale et sauvage. Lisant cela, j’ai pensé que peut-être cette peur s’enracine dans une peur plus fondamentale encore, la terreur liée à la pulsion elle-même : la terreur d’un débordement incontrôlé, non seulement chez la femme partenaire sexuelle, mais aussi en soi-même et de façon beaucoup plus terrifiante encore, car il s’agit alors de l’horreur d’un déferlement pulsionnel explosif qui brûlerait l’être d’un coup. La pulsion peut être ressentie comme mortelle, la clinique parfois donne cela à voir. La question serait de savoir si ce fantasme est, comme je le crois, antérieur à la différence des sexes, même s’il est ensuite remodelé défensivement par la différence des sexes. J’ai alors bien entendu pensé à la réflexion antérieure de Jean Cournut en ce qui concerne le débordement quantitatif.
Les hommes ont peur des femmes parce que, face à cette sexualité redoutée énorme, sans frein, envahissante, ils craignent de ne pouvoir jamais les satisfaire, sauf à s’épuiser au point d’en mourir... à tout le moins ont-ils peur que, insatisfaites, elles ne se vengent.
Parce que dès lors, et pour ces raisons, elles incarnent, pensent-ils, la mort. Ils hésitent à les aborder parce qu’ils les tiennent pour dangereuses, mais aussi parce qu’ils les idéalisent (s’agit-il d’une formation réactionnelle ? c’est probablement moins simple).
Bref, les femmes sont diaboliques. On pense bien sûr à la façon dont l’Église traitait les possédées du diable, toujours accusées de se livrer sous son influence à des pratiques sexuelles abominables et de perdre par là l’homme vertueux ; mais hélas il n’est pas besoin de remonter le temps pour voir fonctionner cette terrible machinerie psychique, il suffit d’interroger là-dessus n’importe quel extrémiste religieux : la femme, c’est bien le diable.
Voilà pour un premier tour d’horizon. Mais il est à cette peur des ressorts plus intimes, à rechercher dans la psychosexualité de l’homme lui-même. Car sans doute ce qu’il persécute chez la femme, c’est sa propre féminité, inacceptable, surtout en ce qu’elle implique à ses yeux de la jouissance à être passivement pénétré(e), une jouissance d’ailleurs qui peut alors donner la sensation que quand elle se déclenche cela ne va jamais s’arrêter ; quel effroi alors, mais aussi, comme Tirésias l’avait bien vu, quelle envie ! Serait-elle donc capable, dix fois plus que l’homme, de ce jaillissement d’une force vitale dont lui, l’homme, se voudrait seul capable ? Bien sûr, il se rassure en se disant (même inconsciemment) que ce qu’elle veut, c’est ce qu’elle n’a pas, et qu’il a, lui : son pénis, son phallus, de quelque nom qu’il le nomme, mais qu’il conçoit comme l’instrument et la source même de cette force vitale dont il se veut principal, voire seul détenteur. Il se rassure ainsi, ou tente de se rassurer, car il se peut bien que le doute le ronge : ne serait-il pas, précisément, en train de se rassurer ainsi, même si Freud l’approuve (après tout, pour être Sigmund Freud, on n’en est pas moins homme...). Et ce qui alimente son doute, c’est que les femmes semblent participer toutes d’un secret qu’elles lui rendent totalement opaque. Jean Cournut écrit à ce propos : « Nous voilà dans le registre du sacré, c’est-à-dire l’intouchable, le secret, ce qui échappe à la pensée rationnelle, ce que l’on a du mal à se représenter, et qui, peut-être, n’est pas représentable » (p. 17). Je me souviens d’avoir lu un jour une nouvelle de science fiction joliment tournée sur ce thème : les extraterrestres sont parmi nous, depuis longtemps, mais ils ont établi leur pouvoir, un pouvoir absolu, de façon subtile, en nous aveuglant de telle façon que nous ne pourrons jamais percer leur secret : ces extraterrestres, ce sont les femmes...
Voilà ce qui peut se penser, se vivre, se dire, et peut-être surtout ne pas se dire, du côté des hommes. Il faudra, et le livre y sera largement consacré, en explorer les racines et les développements fantasmatiques, autant que les conséquences dans les pratiques sociales, les institutions, les arts, etc.
Mais si on allait voir un peu du côté des femmes ? Jean Cournut rappelle cet aphorisme des militantes du MLF : « Un homme sur deux est une femme » ; et je me souviens de ce joli mythe des origines : « Quand Dieu a créé l’homme, elle a simplement voulu plaisanter... » Partons en promenade ; au gré des rencontres, nous saluons des biologistes, des sociologues, des anthropologues, des philosophes, des écrivains. Nous nous saluons et passons notre chemin. À la première lecture, j’ai eu l’impression un peu mélancolique d’une promenade d’automne dans un champ d’asphodèles. C’est en seconde lecture que j’ai compris pourquoi : c’est qu’il y est question de la différence : la différence des sexes fonde et signifie l’altérité. Et je me suis vu alors, avec tous ces compagnons de promenade, à la façon d’un satellite, exactement maintenu sur sa trajectoire elliptique par le jeu de deux forces antagonistes équilibrées : à savoir celle qui tend à la chute dans l’identique, et celle qui expulse vers l’hétérogène. L’identique est au foyer de l’ellipse : s’il l’emporte, je tombe sur ce trou noir central qui m’absorbe et dans lequel je disparais dans le grand flamboiement de la fusion. L’hétérogène m’attire en sens contraire vers l’extérieur : s’il l’emporte, je suis éjecté dans la solitude de ces espaces glacés qui effrayaient tant Blaise Pascal. Il est donc vital que je reste sur ma trajectoire, à distance équilibrée de l’identique et de l’hétérogène. Cette trajectoire, c’est celle du semblable, où je suis à la fois pareil et pas pareil ; celle où je suis moi, à nul autre pareil, et cependant identifié, identifiable, à l’Autre, que je dis, précisément, mon semblable. Je précise que cette métaphore, qui procède de mon expérience clinique avec les enfants autistes, est mienne, mais j’espère qu’elle ne sera pas désavouée par Jean Cournut. Car il dit bien, notamment vers la page 50, la double peur qui nous habite : nous avons peur de la différence, qui risque de mettre en cause ce que nous sommes, mais plus encore peur de la non-différence qui risque tout simplement de nous faire disparaître. Et s’il en est ainsi, qu’est-ce qui peut le mieux activer cette double peur que la plus visible des différences, la plus signifiante et la plus incompréhensible, la plus chargée de passions, d’amour et de haine : la différence des sexes ?
Il faut quand même revenir à Freud : voici le chapitre 2, « Psychanalyse de la vie amoureuse ». Deux jalons d’abord. Le premier pose que « c’est ce que l’homme ne parvient pas à mettre en représentations affectées, refoulables et symbolisables, qui déclenche en lui peur, angoisse, terreur » (p. 56). Le second jalon part des considérations freudiennes sur le narcissisme des petites différences ; et Jean Cournut demande : « Cette petite différence dérange les hommes ; serait-elle d’aventure difficile à se représenter, au point qu’ils en arrivent à se sentir agressés, à s’identifier à l’agresseur et même à agresser l’agresseur ? » (p. 56).
Voici donc opportune une visite aux textes de 1910, 1912, 1918 groupés par Freud sous le titre général « Contributions à la psychologie de la vie amoureuse ». Le premier décrit ce qu’on peut tenir comme une transformation de la peur de la femme : elle doit être sauvée avant d’être, si possible, possédée. Le second, consacré à l’impuissance masculine, et surtout le troisième, sur le tabou de la virginité, fondent cette peur dans l’angoisse de castration, mise en forme par l’interdit de l’inceste et les interdits culturels qui le signifient. Mais, à la base de cette dynamique, on trouve « la peur fondamentale qu’éprouvent les hommes devant la sexualité : peur de la sexualité en tant que poussée pulsionnelle débordante, difficile à maîtriser, et plus encore à sublimer ; peur de la sexualité en tant que fonction précaire, vulnérable, incontrôlable dans le meilleur et surtout dans le pire ; peur de la sexualité en tant que fonction insatisfaisante fondamentalement, par nature et en raison de l’interdit qui l’entrave » (p. 63). Or quel risque court-on, homme, à suivre la pente de la sexualité ? précisément le risque de laisser éclater l’angoisse de castration. Autrement dit, le danger est de devenir femme, comme M. Graf et « le Professeur » l’avaient bien expliqué au petit Hans. Or « les hommes refusent le féminin, chez les femmes et en eux-mêmes, parce que c’est du passif, du masochique et du châtré » (p. 65).
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