Ce que l'Occident doit à l'islam
Gabriel Martinez-Gros dans mensuel 342
daté mai 2009 -
Quel est l'apport des Arabes dans la transmission de la pensée grecque à l'Occident ? Au-delà des polémiques, Gabriel Martinez-Gros nous délivre une belle leçon d'histoire culturelle. En 2008, le livre Aristote au Mont-Saint-Michel de Sylvain Gouguenheim, professeur à l'École normale supérieure de Lyon, créait la polémique. Il remettait en cause une idée admise par les historiens selon laquelle la science grecque avait été transmise au Moyen Age à l'Occident grâce aux Arabes, eux-mêmes grands traducteurs du grec. Rappelant que l'Occident n'a jamais perdu le contact avec ses racines antiques grâce à des foyers intellectuels comme le Mont-Saint-Michel, actif centre de traduction du grec, l'auteur réduit à presque rien l'apport des Arabes. Il conclut même que les Arabes n'auraient rien fait eux-mêmes de cet héritage tant il leur était inassimilable. Cette thèse a été combattue avec force. Un an plus tard, un grand colloque à l'ENS-Lyon a fait le point sur la transmission des savoirs entre philosophie antique, Islam et Occident.
Le monde méditerranéen, au Moyen Age, a connu deux grands mouvements de traduction scientifique : d'une part celui qui fait passer en langue arabe la science antique, grecque surtout, à Bagdad entre 750 et 950 ; et d'autre part celui qui livre la science gréco-arabe à l'Occident latin entre 1100 et 1300, pour l'essentiel en Espagne, puis en Sicile, voire dans les territoires byzantins occupés par les Latins après la quatrième croisade 1204. A l'issue de cette croisade qui s'achève par le sac de Constantinople, les savants latins vont vérifier, sur des originaux grecs quand ils existent encore, la qualité des traductions que leurs prédécesseurs ont réalisées depuis l'arabe au siècle précédent en Espagne.
LA CULTURE COMME BUTIN
Ces deux mouvements massifs de transfert de culture ont duré à peu près deux siècles chacun. Dans les deux cas surtout, la science qu'on acquiert, ou qu'on reconquiert, est d'abord un butin, l'un des trophées de la victoire qu'on vient de remporter sur les Perses et Byzantins pour l'Islam du IXe siècle ; sur les Arabes pour les Latins du XIIe-XIIIe siècle. Dans un cas comme dans l'autre, les nouveaux sujets conquis chrétiens d'Orient à Bagdad, Juifs en Espagne participent activement à l'entreprise.
Une première différence cependant : dans le cas des traductions exécutées dans le monde arabe, le pouvoir politique joue le rôle décisif ; la dynastie abbasside qui s'empare du califat en 749 et s'établit à Bagdad en 762 est à l'origine du mouvement qui ranime une activité scientifique largement engourdie dans le monde romain, puis byzantin, depuis le IIIe siècle. Entre 750 et 850, le califat et ses serviteurs les plus proches gardent l'initiative des traductions. Le calife Al-Mamun 813-833 aurait ainsi exigé des manuscrits scientifiques grecs parmi les conditions d'une trêve conclue avec les Byzantins. Entre 850 et 950, une fois assuré l'essor des sciences, les traductions sont poursuivies par un milieu bagdadien plus large de lettrés, d'amateurs et de savants, comme les frères Banu Musa, banquiers et mathématiciens. Le mouvement est à peu près inverse en Occident : au XIIe siècle, les commanditaires et protecteurs des traducteurs sont des clercs, hommes d'Église, comme l'archevêque Raymond de Tolède. Il faut attendre le XIIIe siècle pour que des souverains, l'empereur Frédéric II ou le roi Alphonse X de Castille, interviennent en commanditant des traductions.
Pour l'Islam, la science grecque est un des signes de l'empire, un de ces grands héritages humains que le califat entend faire converger vers sa capitale. En Europe, au XIIe siècle, les traductions ont en revanche la saveur des retrouvailles avec un héritage culturel perdu depuis la grande fracture du monde antique, entre Ve et VIIe siècle entre la part latine et la part grecque de l'Empire romain d'abord ; entre la Méditerranée orientale passée aux Arabes et l'Europe, ensuite. En conséquence, le palais restera le refuge naturel des sciences des Anciens en terre d'Islam ; c'est au contraire l'Université - c'est-à-dire une institution d'Église - qui recevra le dépôt de la science gréco-arabe en Europe.
Ainsi, dans un premier temps, les traductions déboucheront en Europe, à la fin du XIIIe siècle, sur la construction d'une théologie ; tandis que l'Islam y travaillera bien davantage l'apport proprement mathématique et astronomique.
Il faut cependant attendre le VIIIe siècle pour que l'Islam s'intéresse à l'héritage antique. Auparavant, à l'époque des califes omeyyades établis à Damas 660-750, le milieu chrétien orthodoxe syrien, culturellement hégémonique en ce premier siècle de l'Islam, se serait montré, selon Dimitri Gutas cf.Pour en savoir plus, p. 15 , aussi peu favorable aux sciences de l'Antiquité que son modèle byzantin. Pour que le mouvement d'intérêt pour les sciences, et donc pour les traductions, s'amorce il aura fallu que le centre de l'empire islamique se déplace après 750 vers l'Irak où s'établit la nouvelle dynastie des Abbassides, dans un milieu certes hellénisé mais moins fermement charpenté par une orthodoxie culturelle et religieuse chrétienne. Là se combinaient en effet, avec le matériau grec, la tradition perse de la traduction et l'existence de communautés jugées hérétiques en terre byzantine, comme les nestoriens1 ou les sabéens de Harran sud-est de la Turquie actuelle, une petite secte d'adorateurs des étoiles. C'est dans ces milieux où la connaissance du grec s'était maintenue que les califes trouvèrent plusieurs de leurs traducteurs, comme le grand astronome Thabit ibn Qurra.
Enfin, après le Xe siècle, la culture islamique, d'abord presque essentiellement concentrée en Irak, essaime dans quelques grands foyers « provinciaux » avec le déclin politique du califat abbasside : Asie centrale, Iran occidental, Égypte sous la domination de la dynastie fatimide et Al-Andalus, l'Espagne musulmane. Au XIIe-XIIIe siècle, avec la Reconquista la reconquête de l'Espagne musulmane par les Espagnols chrétiens, ces derniers s'emparent de l'un de ces quatre ou cinq centres majeurs de la culture islamique. C'est alors au tour des Occidentaux d'entrer en contact avec la pensée grecque par l'intermédiaire des traductions arabes. Ils sont nombreux à se rendre en Espagne pour traduire des manuscrits, venant de toute l'Europe : d'Angleterre comme Daniel de Morley, d'Italie comme Gérard de Crémone, d'Europe centrale comme Hermann de Carinthie. L'essor économique de l'Occident, son urbanisation suscitent un intérêt nouveau pour les problèmes philosophiques et scientifiques, intérêt qui débouchera sur les grandes synthèses du XIIIe siècle, celle d'Albert le Grand et de Thomas d'Aquin.
LES SCIENCES DURES ET LES AUTRES
Dans les deux phases de traduction, leur chronologie en fait foi, ce qu'on cherche d'abord, c'est l'astrologie, et d'abord l'horoscope des empires et des religions : ils font espérer l'accès à la connaissance du sens du monde, de sa durée avant son terme apocalyptique. Ils entraînent avec eux l'appareil astronomique et mathématique nécessaire à leur pratique. Du Grec Claude Ptolémée IIe siècle on traduit l'ouvrage astrologique - le Centiloquium - avant même l' Almageste , son grand oeuvre astronomique.
Ainsi, les sciences les plus abstraites - et par là même les mieux susceptibles de franchir l'épreuve de la traduction - sont largement privilégiées au détriment des sciences religieuses, et plus encore du droit ou de l'histoire.
Cette double traduction du grec en arabe, puis de l'arabe en latin, institue ainsi un corpus de connaissances qu'on peut dire universelles - puisqu'elles ont franchi à deux reprises la ligne de partage des langues et des religions : mathématiques, astronomie et astrologie, mais aussi médecine et physique, où il faut ranger l'alchimie et la magie, et enfin philosophie.
Cet ensemble, nous en reconnaissons encore aujourd'hui la relative cohésion sous le nom de sciences « exactes » ou « dures ». C'est bien ainsi que les sciences sont réparties dans les nombreuses classifications islamiques médiévales des sciences qui fleurissent à partir de la fin du Xe siècle : d'une part les sciences traduites des Anciens, communes à tous les hommes, virtuellement partout pratiquées, à la seule condition d'un certain degré de raffinement de l'organisation sociale et politique ; et d'autre part les sciences particulières à chaque « nation » umma c'est-à-dire à chaque empire et à chaque religion - dont chacun se singularise par sa loi religieuse et donc par son droit, mais aussi par sa langue et par son histoire.
Cette distinction des deux ordres de science, qu'on ne retrouve pas selon les mêmes lignes de partage en Occident, a été creusée en Islam par et pour la défense de l'orthodoxie. C'est là une autre différence importante entre les deux mouvements de traduction : celui de Bagdad survient au moment même où la religion musulmane affermit ses dogmes dans une controverse virulente, contre les vérités du christianisme et du manichéisme2. Le christianisme, entre autres, a été pour l'Islam une de ces hérésies fondatrices contre lesquelles se consolide l'orthodoxie. Au contraire, dans l'histoire du christianisme, l'orthodoxie a affronté les querelles les plus cruciales dès le IVe-VIe siècle. L'islam y est considéré comme une version à peine renouvelée d'hérésies depuis longtemps condamnées. Le Coran, pense-t-on dans l'Église du XIIe-XIIIe siècle, a sans doute égaré des peuples entiers. Cependant, ni Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, qui le fait traduire en 1144, ni Raymond Lulle3 à la fin du XIIIe siècle, n'y voient véritablement un défi théologique neuf.
Au contraire donc, à partir de la fin du IXe siècle, l'orthodoxie sunnite4 établit en Islam un barrage efficace contre la pénétration de la pensée « étrangère » ou universelle en lui interdisant l'accès aux domaines pour elle décisifs du droit et des sciences religieuses. Le meilleur exemple en serait le rejet de la réforme du dogme musulman imposée par Al-Mamun et inspirée par la pensée grecque ce qu'on appelle le mutazilisme. Mais, ce faisant, elle libère à l'inverse la réflexion dans les domaines qui sont indifférents à la religion : la médecine, les mathématiques, l'astronomie, et qui, du coup, resteront vierges de toute empreinte religieuse.
La thèse récurrente d'une culture islamique qui « n'aurait pas assimilé » l'héritage grec, à la différence de l'Occident du XIIe-XIIIe siècle pose donc mal la question. La proposition est vraie dans les sciences religieuses, mais totalement fausse pour les sciences universelles. D'ailleurs, un même individu peut pratiquer à des moments différents, pour des publics ou des besoins différents, les unes ou les autres. Beaucoup des meilleurs esprits de l'Islam, un Ghazali, un Averroès, un Ibn Khaldun, sont des passeurs des unes aux autres.
Cette division des sciences, typiquement islamique, arrive de fait en Occident avec les traductions du XIIe-XIIIe siècle. C'est même elle qui a permis aux universités occidentales d'adopter avec aisance une science gréco-arabe remarquablement peu marquée par la religion musulmane.
Gabriel Martinez-Gros dans mensuel 342
daté mai 2009 -
Quel est l'apport des Arabes dans la transmission de la pensée grecque à l'Occident ? Au-delà des polémiques, Gabriel Martinez-Gros nous délivre une belle leçon d'histoire culturelle. En 2008, le livre Aristote au Mont-Saint-Michel de Sylvain Gouguenheim, professeur à l'École normale supérieure de Lyon, créait la polémique. Il remettait en cause une idée admise par les historiens selon laquelle la science grecque avait été transmise au Moyen Age à l'Occident grâce aux Arabes, eux-mêmes grands traducteurs du grec. Rappelant que l'Occident n'a jamais perdu le contact avec ses racines antiques grâce à des foyers intellectuels comme le Mont-Saint-Michel, actif centre de traduction du grec, l'auteur réduit à presque rien l'apport des Arabes. Il conclut même que les Arabes n'auraient rien fait eux-mêmes de cet héritage tant il leur était inassimilable. Cette thèse a été combattue avec force. Un an plus tard, un grand colloque à l'ENS-Lyon a fait le point sur la transmission des savoirs entre philosophie antique, Islam et Occident.
Le monde méditerranéen, au Moyen Age, a connu deux grands mouvements de traduction scientifique : d'une part celui qui fait passer en langue arabe la science antique, grecque surtout, à Bagdad entre 750 et 950 ; et d'autre part celui qui livre la science gréco-arabe à l'Occident latin entre 1100 et 1300, pour l'essentiel en Espagne, puis en Sicile, voire dans les territoires byzantins occupés par les Latins après la quatrième croisade 1204. A l'issue de cette croisade qui s'achève par le sac de Constantinople, les savants latins vont vérifier, sur des originaux grecs quand ils existent encore, la qualité des traductions que leurs prédécesseurs ont réalisées depuis l'arabe au siècle précédent en Espagne.
LA CULTURE COMME BUTIN
Ces deux mouvements massifs de transfert de culture ont duré à peu près deux siècles chacun. Dans les deux cas surtout, la science qu'on acquiert, ou qu'on reconquiert, est d'abord un butin, l'un des trophées de la victoire qu'on vient de remporter sur les Perses et Byzantins pour l'Islam du IXe siècle ; sur les Arabes pour les Latins du XIIe-XIIIe siècle. Dans un cas comme dans l'autre, les nouveaux sujets conquis chrétiens d'Orient à Bagdad, Juifs en Espagne participent activement à l'entreprise.
Une première différence cependant : dans le cas des traductions exécutées dans le monde arabe, le pouvoir politique joue le rôle décisif ; la dynastie abbasside qui s'empare du califat en 749 et s'établit à Bagdad en 762 est à l'origine du mouvement qui ranime une activité scientifique largement engourdie dans le monde romain, puis byzantin, depuis le IIIe siècle. Entre 750 et 850, le califat et ses serviteurs les plus proches gardent l'initiative des traductions. Le calife Al-Mamun 813-833 aurait ainsi exigé des manuscrits scientifiques grecs parmi les conditions d'une trêve conclue avec les Byzantins. Entre 850 et 950, une fois assuré l'essor des sciences, les traductions sont poursuivies par un milieu bagdadien plus large de lettrés, d'amateurs et de savants, comme les frères Banu Musa, banquiers et mathématiciens. Le mouvement est à peu près inverse en Occident : au XIIe siècle, les commanditaires et protecteurs des traducteurs sont des clercs, hommes d'Église, comme l'archevêque Raymond de Tolède. Il faut attendre le XIIIe siècle pour que des souverains, l'empereur Frédéric II ou le roi Alphonse X de Castille, interviennent en commanditant des traductions.
Pour l'Islam, la science grecque est un des signes de l'empire, un de ces grands héritages humains que le califat entend faire converger vers sa capitale. En Europe, au XIIe siècle, les traductions ont en revanche la saveur des retrouvailles avec un héritage culturel perdu depuis la grande fracture du monde antique, entre Ve et VIIe siècle entre la part latine et la part grecque de l'Empire romain d'abord ; entre la Méditerranée orientale passée aux Arabes et l'Europe, ensuite. En conséquence, le palais restera le refuge naturel des sciences des Anciens en terre d'Islam ; c'est au contraire l'Université - c'est-à-dire une institution d'Église - qui recevra le dépôt de la science gréco-arabe en Europe.
Ainsi, dans un premier temps, les traductions déboucheront en Europe, à la fin du XIIIe siècle, sur la construction d'une théologie ; tandis que l'Islam y travaillera bien davantage l'apport proprement mathématique et astronomique.
Il faut cependant attendre le VIIIe siècle pour que l'Islam s'intéresse à l'héritage antique. Auparavant, à l'époque des califes omeyyades établis à Damas 660-750, le milieu chrétien orthodoxe syrien, culturellement hégémonique en ce premier siècle de l'Islam, se serait montré, selon Dimitri Gutas cf.Pour en savoir plus, p. 15 , aussi peu favorable aux sciences de l'Antiquité que son modèle byzantin. Pour que le mouvement d'intérêt pour les sciences, et donc pour les traductions, s'amorce il aura fallu que le centre de l'empire islamique se déplace après 750 vers l'Irak où s'établit la nouvelle dynastie des Abbassides, dans un milieu certes hellénisé mais moins fermement charpenté par une orthodoxie culturelle et religieuse chrétienne. Là se combinaient en effet, avec le matériau grec, la tradition perse de la traduction et l'existence de communautés jugées hérétiques en terre byzantine, comme les nestoriens1 ou les sabéens de Harran sud-est de la Turquie actuelle, une petite secte d'adorateurs des étoiles. C'est dans ces milieux où la connaissance du grec s'était maintenue que les califes trouvèrent plusieurs de leurs traducteurs, comme le grand astronome Thabit ibn Qurra.
Enfin, après le Xe siècle, la culture islamique, d'abord presque essentiellement concentrée en Irak, essaime dans quelques grands foyers « provinciaux » avec le déclin politique du califat abbasside : Asie centrale, Iran occidental, Égypte sous la domination de la dynastie fatimide et Al-Andalus, l'Espagne musulmane. Au XIIe-XIIIe siècle, avec la Reconquista la reconquête de l'Espagne musulmane par les Espagnols chrétiens, ces derniers s'emparent de l'un de ces quatre ou cinq centres majeurs de la culture islamique. C'est alors au tour des Occidentaux d'entrer en contact avec la pensée grecque par l'intermédiaire des traductions arabes. Ils sont nombreux à se rendre en Espagne pour traduire des manuscrits, venant de toute l'Europe : d'Angleterre comme Daniel de Morley, d'Italie comme Gérard de Crémone, d'Europe centrale comme Hermann de Carinthie. L'essor économique de l'Occident, son urbanisation suscitent un intérêt nouveau pour les problèmes philosophiques et scientifiques, intérêt qui débouchera sur les grandes synthèses du XIIIe siècle, celle d'Albert le Grand et de Thomas d'Aquin.
LES SCIENCES DURES ET LES AUTRES
Dans les deux phases de traduction, leur chronologie en fait foi, ce qu'on cherche d'abord, c'est l'astrologie, et d'abord l'horoscope des empires et des religions : ils font espérer l'accès à la connaissance du sens du monde, de sa durée avant son terme apocalyptique. Ils entraînent avec eux l'appareil astronomique et mathématique nécessaire à leur pratique. Du Grec Claude Ptolémée IIe siècle on traduit l'ouvrage astrologique - le Centiloquium - avant même l' Almageste , son grand oeuvre astronomique.
Ainsi, les sciences les plus abstraites - et par là même les mieux susceptibles de franchir l'épreuve de la traduction - sont largement privilégiées au détriment des sciences religieuses, et plus encore du droit ou de l'histoire.
Cette double traduction du grec en arabe, puis de l'arabe en latin, institue ainsi un corpus de connaissances qu'on peut dire universelles - puisqu'elles ont franchi à deux reprises la ligne de partage des langues et des religions : mathématiques, astronomie et astrologie, mais aussi médecine et physique, où il faut ranger l'alchimie et la magie, et enfin philosophie.
Cet ensemble, nous en reconnaissons encore aujourd'hui la relative cohésion sous le nom de sciences « exactes » ou « dures ». C'est bien ainsi que les sciences sont réparties dans les nombreuses classifications islamiques médiévales des sciences qui fleurissent à partir de la fin du Xe siècle : d'une part les sciences traduites des Anciens, communes à tous les hommes, virtuellement partout pratiquées, à la seule condition d'un certain degré de raffinement de l'organisation sociale et politique ; et d'autre part les sciences particulières à chaque « nation » umma c'est-à-dire à chaque empire et à chaque religion - dont chacun se singularise par sa loi religieuse et donc par son droit, mais aussi par sa langue et par son histoire.
Cette distinction des deux ordres de science, qu'on ne retrouve pas selon les mêmes lignes de partage en Occident, a été creusée en Islam par et pour la défense de l'orthodoxie. C'est là une autre différence importante entre les deux mouvements de traduction : celui de Bagdad survient au moment même où la religion musulmane affermit ses dogmes dans une controverse virulente, contre les vérités du christianisme et du manichéisme2. Le christianisme, entre autres, a été pour l'Islam une de ces hérésies fondatrices contre lesquelles se consolide l'orthodoxie. Au contraire, dans l'histoire du christianisme, l'orthodoxie a affronté les querelles les plus cruciales dès le IVe-VIe siècle. L'islam y est considéré comme une version à peine renouvelée d'hérésies depuis longtemps condamnées. Le Coran, pense-t-on dans l'Église du XIIe-XIIIe siècle, a sans doute égaré des peuples entiers. Cependant, ni Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, qui le fait traduire en 1144, ni Raymond Lulle3 à la fin du XIIIe siècle, n'y voient véritablement un défi théologique neuf.
Au contraire donc, à partir de la fin du IXe siècle, l'orthodoxie sunnite4 établit en Islam un barrage efficace contre la pénétration de la pensée « étrangère » ou universelle en lui interdisant l'accès aux domaines pour elle décisifs du droit et des sciences religieuses. Le meilleur exemple en serait le rejet de la réforme du dogme musulman imposée par Al-Mamun et inspirée par la pensée grecque ce qu'on appelle le mutazilisme. Mais, ce faisant, elle libère à l'inverse la réflexion dans les domaines qui sont indifférents à la religion : la médecine, les mathématiques, l'astronomie, et qui, du coup, resteront vierges de toute empreinte religieuse.
La thèse récurrente d'une culture islamique qui « n'aurait pas assimilé » l'héritage grec, à la différence de l'Occident du XIIe-XIIIe siècle pose donc mal la question. La proposition est vraie dans les sciences religieuses, mais totalement fausse pour les sciences universelles. D'ailleurs, un même individu peut pratiquer à des moments différents, pour des publics ou des besoins différents, les unes ou les autres. Beaucoup des meilleurs esprits de l'Islam, un Ghazali, un Averroès, un Ibn Khaldun, sont des passeurs des unes aux autres.
Cette division des sciences, typiquement islamique, arrive de fait en Occident avec les traductions du XIIe-XIIIe siècle. C'est même elle qui a permis aux universités occidentales d'adopter avec aisance une science gréco-arabe remarquablement peu marquée par la religion musulmane.
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