Durant ces derniers mois, le Maroc a entravé la contrebande avec les deux enclaves espagnoles de Ceuta et Mellila et suspendu le commerce légal avec cette dernière. Une manière de pousser Madrid à renoncer à sa souveraineté sur ces territoires.
> IGNACIO CEMBRERO > 16 AOÛT 2019
Elles transportent sur leur dos des paquets de dizaines de kilos et si à Ceuta (pas à Melilla) elles peuvent pousser un chariot, le colis peut alors peser plus de cent kilos. Elles se pressent, elles se bousculent avec leurs marchandises dans le couloir métallique du Barrio chino qui relie Melilla à Beni Enzar au Maroc. Elles essayent de traverser la frontière autant de fois que possible dans une même matinée pour, au total, gagner en fin de journée l’équivalent de quelques dizaines d’euros. Elles supportent le harcèlement verbal et physique de ceux qui sont chargés de surveiller la frontière, signale le rapport de la mission exploratoire de la chambre des représentants (chambre basse du Parlement marocain) publié le 9 juillet 2019. Les députés marocains se sont rendus au printemps à la lisière de la ville espagnole de Ceuta. Ils mentionnent sans plus de précision « les organisateurs » comme seuls responsables des tourments des contrebandières. Seul Abdelfattah El-Aouni, député du Parti authenticité et modernité (PAM), a signalé à la presse avoir entendu de ses propres oreilles « des insultes à leur égard proférées par les autorités marocaines ».
Elles sont entre 12 000 et 15 000, en majorité des femmes, à trimbaler des marchandises de contrebande entre Ceuta et le Maroc, et entre 3 000 et 5 000 à en faire autant entre Melilla et le Maroc, d’après une estimation du gouvernement espagnol qui remonte à mai 2017. Elles ont en général entre 30 et 60 ans, sont souvent analphabètes et nombre d’entre elles sont des mères célibataires originaires de provinces marocaines éloignées de deux villes espagnoles. Elles exercent probablement l’un des métiers les plus pénibles. En 2018, deux d’entre elles sont mortes en traversant la frontière et 84 ont été blessées d’après le rapport parlementaire marocain. Un chiffre qui sous-estime la réalité, selon des ONG espagnoles. Novact, Iridia ou l’association andalouse de défense des droits humains (Asociación Pro Derechos Humanos Andalucía, APDHA) dénoncent depuis des années les supplices qu’endurent les « femmes mules », comme les appelle la presse marocaine. Les forces de l’ordre espagnoles portent aussi leur part de responsabilité, car elles donnent facilement de la matraque.
UN « COMMERCE ATYPIQUE » QUI RAPPORTE
La contrebande s’effectue également en véhicules particuliers. Ceuta exporte annuellement pour 700 millions d’euros de marchandises au Maroc, selon l’estimation de Guillermo Martínez, un ancien conseiller municipal aux finances. Quant à Melilla, ses exportations seraient de l’ordre de 450 millions d’euros, selon le seul calcul, effectué il y a une douzaine d’années, par la délégation du gouvernement (préfecture) dans la ville. Nabil Lajdar, le directeur général des douanes du Maroc, a de son côté donné une fourchette qui oscille entre les 1 100 et les 1 460 millions d’euros lorsqu’il a comparu, en févier, devant le Parlement.
Grâce à ce « commerce atypique », comme le définissent les autorités locales, les deux villes enclavées sur la côte nord marocaine et qui n’ont ensemble que 170 000 habitants sur une superficie de 31 km2 vendent au Maroc presque l’équivalent des exportations espagnoles en Australie. Mille six cents emplois locaux en dépendent. Cela procure aussi des revenus fiscaux pour chacune des deux municipalités, de l’ordre de 40 millions d’euros. Certes la tendance est à la baisse, mais s’ils n’atteignent pas le niveau requis, l’État espagnol compense le déficit budgétaire. Ce commerce, « c’est le moteur économique de Melilla », affirme Enrique Alcoba, qui préside la plateforme des entrepreneurs de la ville.
Pour le Maroc, la contrebande revêt une importance bien plus grande. Elle donne du travail non seulement à 20 000 femmes et hommes « mules », mais également à plusieurs dizaines de milliers de personnes dans les provinces de Tétouan et de Nador. La chambre de commerce américaine à Casablanca avait estimé, dans un rapport publié il y a une quinzaine d’années, que jusqu’à 400 000 personnes vivaient de ce trafic, un calcul qui semble aujourd’hui exagéré.
C’est à cause de ce tohu-bohu commercial que ces deux frontières sont les plus traversées, et peut-être aussi les plus chaotiques d’Afrique. Plus de 6 millions de personnes passent annuellement à pied celle de Ceuta et presque autant celle de Melilla. Entre 15 000 et 20 000 voitures en moyenne les franchissent quotidiennement, surtout pendant l’été quand les immigrés marocains en Europe rentrent chez eux en vacances. Seule la frontière entre San Diego (Californie) et Tijuana (Mexique) dépasse de loin ces chiffres. À cela il faut ajouter les 223 500 Marocains qui, en 2018, se sont vu interdire l’accès à ces deux villes par la police, car leurs papiers n’étaient pas en ordre d’après le ministère de l’intérieur espagnol.
TRAFICS DE CANNABIS, BLANCHIMENT ET BAKCHICHS
La contrebande se fait pour l’essentiel en dirhams, une monnaie cotée à Ceuta et Melilla qui permet au Maroc d’épargner des devises. Elle facilite aussi le blanchiment d’une partie des 12 milliards de dollars (10,74 milliards d’euros) que génère selon l’estimation des Nations unies le trafic de résine de cannabis dont le Maroc est le premier exportateur mondial. C’est l’une des principales raisons de sa persistance dans le temps, d’après les explications fournies par de hauts responsables de la police et de la guardia civil (gendarmerie espagnole) qui ont accueilli dans les deux villes des délégations du Parlement européen.
Ce commerce « atypique » est aussi une source de revenus complémentaires pour les douaniers et policiers marocains qui travaillent sur place. Aux bakchichs qu’ils touchent des contrebandiers s’ajoute leur propre participation à ce négoce. Le rapport parlementaire marocain signalait que parmi les véhicules particuliers qui transportent aussi la contrebande à Ceuta, des centaines appartiennent à des agents de la police et de la douane. Ils ont droit, quand ils traversent la frontière, à un traitement « spécial ».
Dans la province de Nador, dont la population a rapidement crû jusqu’à dépasser les 600 000 habitants, l’arrivée d’une immigration originaire des régions de l’Oriental ou de Fès pour travailler dans la contrebande a aussi servi pour diluer son caractère rifain et donc contestataire. « Dommage, disait en privé un responsable sécuritaire marocain, que la province d’Al Hoceima, la plus rebelle de toutes celles du Rif, ne soit pas située sur la frontière de Melilla ».
ENTRAVER LE COMMERCE TERRESTRE AVEC L’ESPAGNE
Malgré l’importance économique, voire politique, de la contrebande, le Maroc semble petit à petit s’atteler à en finir avec tout le commerce terrestre avec l’Espagne. Le 1er août 2018 Rabat fermait, sans même en informer Madrid au préalable, la douane commerciale de Melilla par où passaient des exportations légales — 47 millions d’euros en 2017 — vers le Maroc. Son ouverture datait pourtant du traité de Fès de 1866 entre l’Espagne et le Maroc, et avait été reconfirmée, à la demande de Rabat, en 1956. Le royaume enfin indépendant avait besoin d’exporter les minerais du Rif et le seul port existant dans la région était celui de Melilla relié à l’époque par le train au Maroc.
> IGNACIO CEMBRERO > 16 AOÛT 2019
Elles transportent sur leur dos des paquets de dizaines de kilos et si à Ceuta (pas à Melilla) elles peuvent pousser un chariot, le colis peut alors peser plus de cent kilos. Elles se pressent, elles se bousculent avec leurs marchandises dans le couloir métallique du Barrio chino qui relie Melilla à Beni Enzar au Maroc. Elles essayent de traverser la frontière autant de fois que possible dans une même matinée pour, au total, gagner en fin de journée l’équivalent de quelques dizaines d’euros. Elles supportent le harcèlement verbal et physique de ceux qui sont chargés de surveiller la frontière, signale le rapport de la mission exploratoire de la chambre des représentants (chambre basse du Parlement marocain) publié le 9 juillet 2019. Les députés marocains se sont rendus au printemps à la lisière de la ville espagnole de Ceuta. Ils mentionnent sans plus de précision « les organisateurs » comme seuls responsables des tourments des contrebandières. Seul Abdelfattah El-Aouni, député du Parti authenticité et modernité (PAM), a signalé à la presse avoir entendu de ses propres oreilles « des insultes à leur égard proférées par les autorités marocaines ».
Elles sont entre 12 000 et 15 000, en majorité des femmes, à trimbaler des marchandises de contrebande entre Ceuta et le Maroc, et entre 3 000 et 5 000 à en faire autant entre Melilla et le Maroc, d’après une estimation du gouvernement espagnol qui remonte à mai 2017. Elles ont en général entre 30 et 60 ans, sont souvent analphabètes et nombre d’entre elles sont des mères célibataires originaires de provinces marocaines éloignées de deux villes espagnoles. Elles exercent probablement l’un des métiers les plus pénibles. En 2018, deux d’entre elles sont mortes en traversant la frontière et 84 ont été blessées d’après le rapport parlementaire marocain. Un chiffre qui sous-estime la réalité, selon des ONG espagnoles. Novact, Iridia ou l’association andalouse de défense des droits humains (Asociación Pro Derechos Humanos Andalucía, APDHA) dénoncent depuis des années les supplices qu’endurent les « femmes mules », comme les appelle la presse marocaine. Les forces de l’ordre espagnoles portent aussi leur part de responsabilité, car elles donnent facilement de la matraque.
UN « COMMERCE ATYPIQUE » QUI RAPPORTE
La contrebande s’effectue également en véhicules particuliers. Ceuta exporte annuellement pour 700 millions d’euros de marchandises au Maroc, selon l’estimation de Guillermo Martínez, un ancien conseiller municipal aux finances. Quant à Melilla, ses exportations seraient de l’ordre de 450 millions d’euros, selon le seul calcul, effectué il y a une douzaine d’années, par la délégation du gouvernement (préfecture) dans la ville. Nabil Lajdar, le directeur général des douanes du Maroc, a de son côté donné une fourchette qui oscille entre les 1 100 et les 1 460 millions d’euros lorsqu’il a comparu, en févier, devant le Parlement.
Grâce à ce « commerce atypique », comme le définissent les autorités locales, les deux villes enclavées sur la côte nord marocaine et qui n’ont ensemble que 170 000 habitants sur une superficie de 31 km2 vendent au Maroc presque l’équivalent des exportations espagnoles en Australie. Mille six cents emplois locaux en dépendent. Cela procure aussi des revenus fiscaux pour chacune des deux municipalités, de l’ordre de 40 millions d’euros. Certes la tendance est à la baisse, mais s’ils n’atteignent pas le niveau requis, l’État espagnol compense le déficit budgétaire. Ce commerce, « c’est le moteur économique de Melilla », affirme Enrique Alcoba, qui préside la plateforme des entrepreneurs de la ville.
Pour le Maroc, la contrebande revêt une importance bien plus grande. Elle donne du travail non seulement à 20 000 femmes et hommes « mules », mais également à plusieurs dizaines de milliers de personnes dans les provinces de Tétouan et de Nador. La chambre de commerce américaine à Casablanca avait estimé, dans un rapport publié il y a une quinzaine d’années, que jusqu’à 400 000 personnes vivaient de ce trafic, un calcul qui semble aujourd’hui exagéré.
C’est à cause de ce tohu-bohu commercial que ces deux frontières sont les plus traversées, et peut-être aussi les plus chaotiques d’Afrique. Plus de 6 millions de personnes passent annuellement à pied celle de Ceuta et presque autant celle de Melilla. Entre 15 000 et 20 000 voitures en moyenne les franchissent quotidiennement, surtout pendant l’été quand les immigrés marocains en Europe rentrent chez eux en vacances. Seule la frontière entre San Diego (Californie) et Tijuana (Mexique) dépasse de loin ces chiffres. À cela il faut ajouter les 223 500 Marocains qui, en 2018, se sont vu interdire l’accès à ces deux villes par la police, car leurs papiers n’étaient pas en ordre d’après le ministère de l’intérieur espagnol.
TRAFICS DE CANNABIS, BLANCHIMENT ET BAKCHICHS
La contrebande se fait pour l’essentiel en dirhams, une monnaie cotée à Ceuta et Melilla qui permet au Maroc d’épargner des devises. Elle facilite aussi le blanchiment d’une partie des 12 milliards de dollars (10,74 milliards d’euros) que génère selon l’estimation des Nations unies le trafic de résine de cannabis dont le Maroc est le premier exportateur mondial. C’est l’une des principales raisons de sa persistance dans le temps, d’après les explications fournies par de hauts responsables de la police et de la guardia civil (gendarmerie espagnole) qui ont accueilli dans les deux villes des délégations du Parlement européen.
Ce commerce « atypique » est aussi une source de revenus complémentaires pour les douaniers et policiers marocains qui travaillent sur place. Aux bakchichs qu’ils touchent des contrebandiers s’ajoute leur propre participation à ce négoce. Le rapport parlementaire marocain signalait que parmi les véhicules particuliers qui transportent aussi la contrebande à Ceuta, des centaines appartiennent à des agents de la police et de la douane. Ils ont droit, quand ils traversent la frontière, à un traitement « spécial ».
Dans la province de Nador, dont la population a rapidement crû jusqu’à dépasser les 600 000 habitants, l’arrivée d’une immigration originaire des régions de l’Oriental ou de Fès pour travailler dans la contrebande a aussi servi pour diluer son caractère rifain et donc contestataire. « Dommage, disait en privé un responsable sécuritaire marocain, que la province d’Al Hoceima, la plus rebelle de toutes celles du Rif, ne soit pas située sur la frontière de Melilla ».
ENTRAVER LE COMMERCE TERRESTRE AVEC L’ESPAGNE
Malgré l’importance économique, voire politique, de la contrebande, le Maroc semble petit à petit s’atteler à en finir avec tout le commerce terrestre avec l’Espagne. Le 1er août 2018 Rabat fermait, sans même en informer Madrid au préalable, la douane commerciale de Melilla par où passaient des exportations légales — 47 millions d’euros en 2017 — vers le Maroc. Son ouverture datait pourtant du traité de Fès de 1866 entre l’Espagne et le Maroc, et avait été reconfirmée, à la demande de Rabat, en 1956. Le royaume enfin indépendant avait besoin d’exporter les minerais du Rif et le seul port existant dans la région était celui de Melilla relié à l’époque par le train au Maroc.
Commentaire