Économie et hégémonie néolibérale
Publié par LSA
le 07.09.2019 , 11h00
251 lectures
«Tout a déjà été pensé. L'important c'est d'y penser de nouveau.»
(Goethe)
Par Amirouche Moussaoui
Le néolibéralisme sert aujourd’hui à désigner la résurgence, dans les années 1970 et 1980, d’une forme radicalisée de libéralisme économique que l’on oppose à l’interventionnisme étatique. Mouvement idéologique et politique, il a fait émerger les prescriptions contenues dans les politiques d'austérité, de privatisation et de rigueur budgétaire qui se sont mises à dominer l’ensemble du champ politique contemporain. Il a continuellement tendu à l'établissement d'un environnement favorable au capital et à la spéculation financière.
D'Aristote aux classiques, de la morale à la politique
La réflexion sur l'économie s'est engagée avec Platon et Aristote alors que la cité grecque est traversée par une crise morale et politico-sociale précédée par une période de prospérité.
L'expansion des échanges et l'usage de la monnaie ont creusé les inégalités, engendré des conflits d'intérêts et finalement brisé la cohésion de la cité grecque.
Dans la république de Platon, on peut lire : «La vertu et le désir de richesse sont les deux plateaux opposés d'une même balance.» Platon pense que la politique peut et doit conduire les hommes à la préférence de la sagesse et de la justice. Pour lui, c'est l'avidité matérielle qui pervertit la cité. Aristote, quant à lui, distingue une bonne et une mauvaise économie. L'art d'acquérir et d'utiliser les richesses en vue de satisfaire les besoins de l'homme en est la première. La seconde est celle qui conduit à l'enrichissement et aux profits monétaires. On est resté à l'économie d'Aristote pendant des siècles.
Incontestablement marqué par les progrès de la navigation permettant l'exploitation de nouvelles routes commerciales vers les Indes et l'Amérique, le XVIe siècle est celui d'une compétition géopolitique accrue entre les Etats européens. Ce nouveau contexte va profondément influencer la pensée économique. Celle-ci est désormais animée par la recherche de la prospérité du pays ou du souverain et n'est plus intéressée par la quête des comportements individuels, moralement recommandables.
Ce tournant culturel consacre l'entrée de l'économie dans l'âge politique au même moment où le capitalisme commercial et financier prend son envol. Pour être en phase avec cette expansion de la sphère du commerce, il y a eu nécessité de repenser l'économie et l'impact de celle-ci sur la société. La nouvelle pensée économique servira à légitimer et promouvoir les activités commerciales pour leur contribution à la prospérité et à la grandeur des Etats.
De la macro à la microéconomie
La vision d'une société divisée en classes sociales aux intérêts divergents, jusque-là partagée par les économistes classiques (A. Smith, D. Ricardo et T. Malthus) et K. Marx, est remise en cause par l'économiste français Jean-Baptiste Say. Ce dernier considère que les revenus ne sont pas partagés entre les catégories sociales mais rémunèrent des facteurs de production (capital, travail, terre) proportionnellement à la contribution de chacun d'eux. L'acte de produire peut se décider entre individus, indépendamment de leurs origines sociales et de leurs fortunes, offrant l'un ou l'autre des facteurs de production. Il s'agit pour Say de combiner ces trois facteurs et de les lier de façon impersonnelle.
La conception de Say efface les divisions et les inégalités sociales. Ainsi donc sont gommés les rapports sociaux, et les relations économiques sont réduites à de simples relations d'échange à l'échelle des individus.
Jusque-là, et depuis Aristote, l'économie se définissait par un objet concret : la production, la répartition et l'échange des biens. Mais avec le courant néoclassiques(1) elle devient la science des choix rationnels. Elle explique comment les «individus affectent les ressources rares à des emplois alternatifs en vue de satisfaire au mieux leurs besoins», définition consacrée de l'économie que l'on peut lire dans les manuels des étudiants dans les facultés d'économie.
En somme, l'idée essentielle est le primat radical de l'analyse microéconomique. Les phénomènes macroéconomiques devraient désormais être compris et analysés uniquement à partir d'une théorie des comportements individuels et de leurs interactions.
La route de l'hégémonie
À la faveur de l'éclipse des politiques keynésiennes(2) au cours des années 1970, des politiques favorisant la baisse des charges et des impôts des entreprises sont appliquées par des gouvernements néolibéraux comme celui de R. Reagan à partir de 1981.
L'ambition du néolibéralisme est de restaurer un capitalisme déréglementé où plus rien ne lui fait obstacle. Son merveilleux idéal est d'étendre la libre concurrence à toutes les sphères de la société et en imbiber toutes les strates de la vie sociale. Pour les doctrinaires du néolibéralisme, les crises temporaires devant se résorber seules grâce à ce mécanisme autorégulateur du marché qui rend tout aussi impensable une crise majeure et durable du système économique. La récurrence des crises économiques(3), leur fréquence mais aussi la fulgurance de celle de 2008 rendent friables de tels énoncés que tout bon recul critique suffit à mettre en lambeaux.
En revanche, le discours néolibéral a pu construire peu à peu ses positions médiatiques et transformer la critique radicale de l’interventionnisme étatique en un courant visible et dominant. La société du Mont-Pèlerin, fondée par F. Hayek en 1947, a été l'un des principaux points d'appui pour la reconquête de l'agenda politique du courant néolibéral.
Sous les auspices de M. Friedman, le département d’économie de l’université de Chicago devient de son côté un autre foyer intellectuel mondial pour la promotion des thèses néolibérales. Ces deux figures de proue du néolibéralisme se voient distinguées du prix Nobel d’économie : Hayek d’abord, en 1974 ; Friedman ensuite, deux ans plus tard.
Toutefois, le néolibéralisme s’empara pour la première fois d’un Etat à la faveur du coup de force de Pinochet au Chili en 1973. Les anciens élèves de M. Friedman (appelés les Chicago Boys) ont essaimé le monde, mais c'est au Chili qu'ils étrennent l'expérience politique concrète du néolibéralisme en pilotant une ligne de droite dure faite de privatisations et de licenciements massifs de fonctionnaires, sur fond de répression politique meurtrière. L'économie chilienne a connu un recul de 15%, le chômage est passé de 3% à 20% et près de la moitié des Chiliens (40%) se retrouvent sous le seuil de pauvreté.(4) Malgré ce désastre politique, économique et social, M. Friedman, obnubilé qu'il est par le seul indicateur de réussite économique à ses yeux — maintenir une très faible inflation — qualifie les performances économiques du pays de «miracle du Chili». Lors de la dernière conférence qu'il donna dans ce pays, il avait notamment préconisé «un traitement de choc» pour mettre fin à l'inflation. Il entre à la Maison-Blanche en qualité de conseiller économique du président R. Reagan.
Au Royaume-Uni, c'est M. Thatcher, portée à la tête du gouvernement en 1979, qui inaugure la longue série du renouveau politique néolibéral. Les Etats-Unis se dotent à leur tour d’un gouvernement d’inspiration néolibérale, avec l’élection de R. Reagan à la Maison-Blanche en 1981. Ce dernier débute son mandat en affirmant d'emblée que «l'Etat n'est pas la solution, c'est le problème».
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Publié par LSA
le 07.09.2019 , 11h00
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«Tout a déjà été pensé. L'important c'est d'y penser de nouveau.»
(Goethe)
Par Amirouche Moussaoui
Le néolibéralisme sert aujourd’hui à désigner la résurgence, dans les années 1970 et 1980, d’une forme radicalisée de libéralisme économique que l’on oppose à l’interventionnisme étatique. Mouvement idéologique et politique, il a fait émerger les prescriptions contenues dans les politiques d'austérité, de privatisation et de rigueur budgétaire qui se sont mises à dominer l’ensemble du champ politique contemporain. Il a continuellement tendu à l'établissement d'un environnement favorable au capital et à la spéculation financière.
D'Aristote aux classiques, de la morale à la politique
La réflexion sur l'économie s'est engagée avec Platon et Aristote alors que la cité grecque est traversée par une crise morale et politico-sociale précédée par une période de prospérité.
L'expansion des échanges et l'usage de la monnaie ont creusé les inégalités, engendré des conflits d'intérêts et finalement brisé la cohésion de la cité grecque.
Dans la république de Platon, on peut lire : «La vertu et le désir de richesse sont les deux plateaux opposés d'une même balance.» Platon pense que la politique peut et doit conduire les hommes à la préférence de la sagesse et de la justice. Pour lui, c'est l'avidité matérielle qui pervertit la cité. Aristote, quant à lui, distingue une bonne et une mauvaise économie. L'art d'acquérir et d'utiliser les richesses en vue de satisfaire les besoins de l'homme en est la première. La seconde est celle qui conduit à l'enrichissement et aux profits monétaires. On est resté à l'économie d'Aristote pendant des siècles.
Incontestablement marqué par les progrès de la navigation permettant l'exploitation de nouvelles routes commerciales vers les Indes et l'Amérique, le XVIe siècle est celui d'une compétition géopolitique accrue entre les Etats européens. Ce nouveau contexte va profondément influencer la pensée économique. Celle-ci est désormais animée par la recherche de la prospérité du pays ou du souverain et n'est plus intéressée par la quête des comportements individuels, moralement recommandables.
Ce tournant culturel consacre l'entrée de l'économie dans l'âge politique au même moment où le capitalisme commercial et financier prend son envol. Pour être en phase avec cette expansion de la sphère du commerce, il y a eu nécessité de repenser l'économie et l'impact de celle-ci sur la société. La nouvelle pensée économique servira à légitimer et promouvoir les activités commerciales pour leur contribution à la prospérité et à la grandeur des Etats.
De la macro à la microéconomie
La vision d'une société divisée en classes sociales aux intérêts divergents, jusque-là partagée par les économistes classiques (A. Smith, D. Ricardo et T. Malthus) et K. Marx, est remise en cause par l'économiste français Jean-Baptiste Say. Ce dernier considère que les revenus ne sont pas partagés entre les catégories sociales mais rémunèrent des facteurs de production (capital, travail, terre) proportionnellement à la contribution de chacun d'eux. L'acte de produire peut se décider entre individus, indépendamment de leurs origines sociales et de leurs fortunes, offrant l'un ou l'autre des facteurs de production. Il s'agit pour Say de combiner ces trois facteurs et de les lier de façon impersonnelle.
La conception de Say efface les divisions et les inégalités sociales. Ainsi donc sont gommés les rapports sociaux, et les relations économiques sont réduites à de simples relations d'échange à l'échelle des individus.
Jusque-là, et depuis Aristote, l'économie se définissait par un objet concret : la production, la répartition et l'échange des biens. Mais avec le courant néoclassiques(1) elle devient la science des choix rationnels. Elle explique comment les «individus affectent les ressources rares à des emplois alternatifs en vue de satisfaire au mieux leurs besoins», définition consacrée de l'économie que l'on peut lire dans les manuels des étudiants dans les facultés d'économie.
En somme, l'idée essentielle est le primat radical de l'analyse microéconomique. Les phénomènes macroéconomiques devraient désormais être compris et analysés uniquement à partir d'une théorie des comportements individuels et de leurs interactions.
La route de l'hégémonie
À la faveur de l'éclipse des politiques keynésiennes(2) au cours des années 1970, des politiques favorisant la baisse des charges et des impôts des entreprises sont appliquées par des gouvernements néolibéraux comme celui de R. Reagan à partir de 1981.
L'ambition du néolibéralisme est de restaurer un capitalisme déréglementé où plus rien ne lui fait obstacle. Son merveilleux idéal est d'étendre la libre concurrence à toutes les sphères de la société et en imbiber toutes les strates de la vie sociale. Pour les doctrinaires du néolibéralisme, les crises temporaires devant se résorber seules grâce à ce mécanisme autorégulateur du marché qui rend tout aussi impensable une crise majeure et durable du système économique. La récurrence des crises économiques(3), leur fréquence mais aussi la fulgurance de celle de 2008 rendent friables de tels énoncés que tout bon recul critique suffit à mettre en lambeaux.
En revanche, le discours néolibéral a pu construire peu à peu ses positions médiatiques et transformer la critique radicale de l’interventionnisme étatique en un courant visible et dominant. La société du Mont-Pèlerin, fondée par F. Hayek en 1947, a été l'un des principaux points d'appui pour la reconquête de l'agenda politique du courant néolibéral.
Sous les auspices de M. Friedman, le département d’économie de l’université de Chicago devient de son côté un autre foyer intellectuel mondial pour la promotion des thèses néolibérales. Ces deux figures de proue du néolibéralisme se voient distinguées du prix Nobel d’économie : Hayek d’abord, en 1974 ; Friedman ensuite, deux ans plus tard.
Toutefois, le néolibéralisme s’empara pour la première fois d’un Etat à la faveur du coup de force de Pinochet au Chili en 1973. Les anciens élèves de M. Friedman (appelés les Chicago Boys) ont essaimé le monde, mais c'est au Chili qu'ils étrennent l'expérience politique concrète du néolibéralisme en pilotant une ligne de droite dure faite de privatisations et de licenciements massifs de fonctionnaires, sur fond de répression politique meurtrière. L'économie chilienne a connu un recul de 15%, le chômage est passé de 3% à 20% et près de la moitié des Chiliens (40%) se retrouvent sous le seuil de pauvreté.(4) Malgré ce désastre politique, économique et social, M. Friedman, obnubilé qu'il est par le seul indicateur de réussite économique à ses yeux — maintenir une très faible inflation — qualifie les performances économiques du pays de «miracle du Chili». Lors de la dernière conférence qu'il donna dans ce pays, il avait notamment préconisé «un traitement de choc» pour mettre fin à l'inflation. Il entre à la Maison-Blanche en qualité de conseiller économique du président R. Reagan.
Au Royaume-Uni, c'est M. Thatcher, portée à la tête du gouvernement en 1979, qui inaugure la longue série du renouveau politique néolibéral. Les Etats-Unis se dotent à leur tour d’un gouvernement d’inspiration néolibérale, avec l’élection de R. Reagan à la Maison-Blanche en 1981. Ce dernier débute son mandat en affirmant d'emblée que «l'Etat n'est pas la solution, c'est le problème».
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