Un peu partout en Occident, les électeurs se détournent des urnes et des partis. Pour résoudre la crise, la réforme des institutions n’est plus suffisante. Ce qu’il faut, c’est inventer des passerelles entre système représentatif et participation directe, plaide le chercheur britannique Paul Skidmore.
Le problème du désengagement politique a commencé à attirer l’attention au Royaume-Uni, à la suite des élections générales de 2001, marquées par une faible participation [59,4 % de votants, le chiffre le plus bas depuis 1918]. On a souvent dit qu’il s’agissait d’une situation ponctuelle liée au fait que les électeurs étaient globalement satisfaits du New Labour ou, plus vraisemblablement, que les conservateurs n’étaient pas en état de se faire élire.
Aujourd’hui, la conjoncture n’est plus la même, et, pourtant, seuls les plus optimistes imaginent que la politique puisse redevenir ce qu’elle était.
Le rapport final de l’enquête sur les citoyens et le pouvoir [connue sous le nom de Power inquiry], rendu public en mars 2006, rend compte de l’ampleur de cette crise. Le rapport pointe un système politique “en net décalage par rapport aux valeurs, aux attentes et aux intérêts des individus et des nombreux groupes qui composent la société britannique”.
En rassemblant en un seul document les nombreuses critiques adressées ces derniers temps à la démocratie britannique, le rapport “Power to the People” [Le pouvoir au peuple] oblige à se poser des questions bien plus fondamentales sur la nature de la démocratie elle-même.
Cela suffit à en faire une contribution importante mais, paradoxalement, c’est cela aussi qui le rend décevant.
Les auteurs du rapport ont consacré trop de temps et d’efforts à tenter de faire le tour de la question, et pas assez à envisager les conclusions à tirer de la masse de données produites. Ses recommandations – représentation proportionnelle, financement public des partis, conventions entre Etat central et collectivités locales – ne sont pas à la mesure de la crise qu’elles sont censées résoudre.
Il suffit de regarder ce qui se fait dans d’autres pays pour comprendre par où pèche cette analyse. Le rapport Power en convient, le malaise démocratique n’est pas propre au Royaume-Uni de Blair. Il se fait sentir dans la plupart des démocraties, jeunes ou matures. Les pays connaissent un problème de désengagement politique qu’ils aient ou non un système proportionnel, qu’ils aient ou non un Parlement doté de pouvoirs, que les partis soient financés ou non par l’Etat, que les collectivités locales jouissent ou non d’un grand degré d’autonomie et de compétences clairement définies.
Qu’autant de systèmes différents souffrent du même mal profond devrait nous inciter à nous méfier des remèdes purement institutionnels. C’est pourtant ce que propose le rapport Power.
Quelle que soit la valeur intrinsèque des mesures qu’il préconise, on voit mal comment elles pourraient résoudre les problèmes de la démocratie britannique alors qu’elles ont échoué à le faire dans les pays où elles ont déjà été adoptées.
Le rapport a deux principaux défauts.
Le premier, c’est qu’il échoue à expliquer de façon crédible d’où pourraient provenir les énergies porteuses de changement. Tout au long de l’Histoire, la réforme est passée par une série de compromis imposés à la classe politique par l’émergence de puissants courants d’idées et la mobilisation de la société. Pourtant, le rapport Power sous-entend que la solution réside dans les institutions mêmes. Son second défaut c’est qu’il n’aborde pas la relation entre le système représentatif et des formes de démocratie plus participatives. Même s’il innove en réfléchissant à de nouvelles formes de participation, le rapport Power n’évoque pas du tout le rôle qu’elles pourraient jouer dans la revitalisation de la vie politique. La question n’est pas de choisir entre démocratie représentative et démocratie participative mais de voir comment elles peuvent s’articuler.
Après avoir cherché en vain une réponse à ce problème de démocratie dans le rapport Power, j’ai lu le livre de [l’historien britannique] Paul Ginsborg, The Politics of Everyday Life*. Ginsborg lui aussi est consterné par l’état de la démocratie dans les pays riches, mais il estime qu’il revient aux citoyens de proposer des alternatives. Il imagine un monde dans lequel chacun d’entre nous peut accroître les possibilités de la démocratie par de petites gestes.
Tandis que le rapport Power s’occupe principalement de la démocratie représentative, Ginsborg s’intéresse aux modes de participation informels, c’est-à-dire à ce que nous faisons en dehors des “soixante-douze minutes que nous passons à voter au cours de notre vie”. Ginsborg n’a pas tort quand il dit que la démocratie a besoin d’être plus ancrée dans le quotidien. Mais sa prescription n’est guère convaincante : les familles devraient moins regarder la télévision, l’Etat devrait développer davantage le covoiturage, les consommateurs devraient acheter plus de produits du commerce équitable et les citoyens devraient assister plus souvent aux réunions politiques.
Le livre de Ginsborg a exactement le défaut inverse du rapport Power.
Ce dernier compte sur les élites représentatives pour réformer la démocratie mais ne dit pas comment la participation citoyenne peut contribuer à déclencher le processus. Ginsborg veut qu’une forte dose de participation citoyenne au quotidien transforme la démocratie, mais il n’explique pas de façon crédible comment cette participation va se développer ou comment elle va exercer une pression sur les institutions par lesquelles la gouvernance doit encore en grande partie transiter. Ginsborg n’aide pas non plus à comprendre les liens qui unissent représentation, participation et culture politique dans sa globalité, comment ces liens ont changé au cours des dernières décennies et comment on pourrait les transformer pour qu’ils répondent aux besoins actuels.
Notre problème aujourd’hui vient de ce que le lien entre la politique représentative classique et des formes de participation plus informelles a été rompu. Les sondages montrent régulièrement que les gens s’intéressent toujours autant à la politique. Mais cet intérêt n’est plus synonyme d’action concrète ni même de confiance dans le système. Les torts sont partagés. Beaucoup des anciennes instances associatives qui incitaient à la participation sont sur le déclin. Il est vrai que toute une série de nouvelles associations ont fait leur apparition, surtout des ONG et des mouvements défendant une cause unique. Pourtant, on aurait tort de déduire du nombre d’adhérents de Greenpeace ou de la Société royale de protection des oiseaux (RSPB) que la culture citoyenne se porte bien et que seules les institutions sont en panne. Tout d’abord, comme l’a montré la sociologue américaine Theda Skocpol, le mouvement associatif s’est professionnalisé et a plus recours aujourd’hui aux campagnes de presse et au lobbying qu’à la participation de masse. Du coup, ces associations ne forment plus leurs membres comme avant à l’organisation, à la négociation et la recherche de consensus. Enfin, les mouvements qui en appellent aux valeurs des individus plutôt qu’à leur identité de classe, ont tendance à être plus puristes, moins enclins au compromis. L’effet cumulé de ces évolutions est l’émergence d’une citoyenneté active mais composée de ce que [le professeur de science politique] Gerry Stoker appelle des “démocrates immatures”.
Le problème du désengagement politique a commencé à attirer l’attention au Royaume-Uni, à la suite des élections générales de 2001, marquées par une faible participation [59,4 % de votants, le chiffre le plus bas depuis 1918]. On a souvent dit qu’il s’agissait d’une situation ponctuelle liée au fait que les électeurs étaient globalement satisfaits du New Labour ou, plus vraisemblablement, que les conservateurs n’étaient pas en état de se faire élire.
Aujourd’hui, la conjoncture n’est plus la même, et, pourtant, seuls les plus optimistes imaginent que la politique puisse redevenir ce qu’elle était.
Le rapport final de l’enquête sur les citoyens et le pouvoir [connue sous le nom de Power inquiry], rendu public en mars 2006, rend compte de l’ampleur de cette crise. Le rapport pointe un système politique “en net décalage par rapport aux valeurs, aux attentes et aux intérêts des individus et des nombreux groupes qui composent la société britannique”.
En rassemblant en un seul document les nombreuses critiques adressées ces derniers temps à la démocratie britannique, le rapport “Power to the People” [Le pouvoir au peuple] oblige à se poser des questions bien plus fondamentales sur la nature de la démocratie elle-même.
Cela suffit à en faire une contribution importante mais, paradoxalement, c’est cela aussi qui le rend décevant.
Les auteurs du rapport ont consacré trop de temps et d’efforts à tenter de faire le tour de la question, et pas assez à envisager les conclusions à tirer de la masse de données produites. Ses recommandations – représentation proportionnelle, financement public des partis, conventions entre Etat central et collectivités locales – ne sont pas à la mesure de la crise qu’elles sont censées résoudre.
Il suffit de regarder ce qui se fait dans d’autres pays pour comprendre par où pèche cette analyse. Le rapport Power en convient, le malaise démocratique n’est pas propre au Royaume-Uni de Blair. Il se fait sentir dans la plupart des démocraties, jeunes ou matures. Les pays connaissent un problème de désengagement politique qu’ils aient ou non un système proportionnel, qu’ils aient ou non un Parlement doté de pouvoirs, que les partis soient financés ou non par l’Etat, que les collectivités locales jouissent ou non d’un grand degré d’autonomie et de compétences clairement définies.
Qu’autant de systèmes différents souffrent du même mal profond devrait nous inciter à nous méfier des remèdes purement institutionnels. C’est pourtant ce que propose le rapport Power.
Quelle que soit la valeur intrinsèque des mesures qu’il préconise, on voit mal comment elles pourraient résoudre les problèmes de la démocratie britannique alors qu’elles ont échoué à le faire dans les pays où elles ont déjà été adoptées.
Le rapport a deux principaux défauts.
Le premier, c’est qu’il échoue à expliquer de façon crédible d’où pourraient provenir les énergies porteuses de changement. Tout au long de l’Histoire, la réforme est passée par une série de compromis imposés à la classe politique par l’émergence de puissants courants d’idées et la mobilisation de la société. Pourtant, le rapport Power sous-entend que la solution réside dans les institutions mêmes. Son second défaut c’est qu’il n’aborde pas la relation entre le système représentatif et des formes de démocratie plus participatives. Même s’il innove en réfléchissant à de nouvelles formes de participation, le rapport Power n’évoque pas du tout le rôle qu’elles pourraient jouer dans la revitalisation de la vie politique. La question n’est pas de choisir entre démocratie représentative et démocratie participative mais de voir comment elles peuvent s’articuler.
Après avoir cherché en vain une réponse à ce problème de démocratie dans le rapport Power, j’ai lu le livre de [l’historien britannique] Paul Ginsborg, The Politics of Everyday Life*. Ginsborg lui aussi est consterné par l’état de la démocratie dans les pays riches, mais il estime qu’il revient aux citoyens de proposer des alternatives. Il imagine un monde dans lequel chacun d’entre nous peut accroître les possibilités de la démocratie par de petites gestes.
Tandis que le rapport Power s’occupe principalement de la démocratie représentative, Ginsborg s’intéresse aux modes de participation informels, c’est-à-dire à ce que nous faisons en dehors des “soixante-douze minutes que nous passons à voter au cours de notre vie”. Ginsborg n’a pas tort quand il dit que la démocratie a besoin d’être plus ancrée dans le quotidien. Mais sa prescription n’est guère convaincante : les familles devraient moins regarder la télévision, l’Etat devrait développer davantage le covoiturage, les consommateurs devraient acheter plus de produits du commerce équitable et les citoyens devraient assister plus souvent aux réunions politiques.
Le livre de Ginsborg a exactement le défaut inverse du rapport Power.
Ce dernier compte sur les élites représentatives pour réformer la démocratie mais ne dit pas comment la participation citoyenne peut contribuer à déclencher le processus. Ginsborg veut qu’une forte dose de participation citoyenne au quotidien transforme la démocratie, mais il n’explique pas de façon crédible comment cette participation va se développer ou comment elle va exercer une pression sur les institutions par lesquelles la gouvernance doit encore en grande partie transiter. Ginsborg n’aide pas non plus à comprendre les liens qui unissent représentation, participation et culture politique dans sa globalité, comment ces liens ont changé au cours des dernières décennies et comment on pourrait les transformer pour qu’ils répondent aux besoins actuels.
Notre problème aujourd’hui vient de ce que le lien entre la politique représentative classique et des formes de participation plus informelles a été rompu. Les sondages montrent régulièrement que les gens s’intéressent toujours autant à la politique. Mais cet intérêt n’est plus synonyme d’action concrète ni même de confiance dans le système. Les torts sont partagés. Beaucoup des anciennes instances associatives qui incitaient à la participation sont sur le déclin. Il est vrai que toute une série de nouvelles associations ont fait leur apparition, surtout des ONG et des mouvements défendant une cause unique. Pourtant, on aurait tort de déduire du nombre d’adhérents de Greenpeace ou de la Société royale de protection des oiseaux (RSPB) que la culture citoyenne se porte bien et que seules les institutions sont en panne. Tout d’abord, comme l’a montré la sociologue américaine Theda Skocpol, le mouvement associatif s’est professionnalisé et a plus recours aujourd’hui aux campagnes de presse et au lobbying qu’à la participation de masse. Du coup, ces associations ne forment plus leurs membres comme avant à l’organisation, à la négociation et la recherche de consensus. Enfin, les mouvements qui en appellent aux valeurs des individus plutôt qu’à leur identité de classe, ont tendance à être plus puristes, moins enclins au compromis. L’effet cumulé de ces évolutions est l’émergence d’une citoyenneté active mais composée de ce que [le professeur de science politique] Gerry Stoker appelle des “démocrates immatures”.
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