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Vivre à Bagdad, c'est vivre comme un enterré vivant

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  • Vivre à Bagdad, c'est vivre comme un enterré vivant

    Le silence n’existe pas à Bagdad. Quand cessent les explosions, les coups de feu ou le hurlement des sirènes des ambulances, ce sont celles de la police qui prennent le relais et viennent troubler le moindre début de calme. Le ciel est saturé du vacarme des hélicoptères qui transportent les gradés américains et qui volent le plus bas possible pour ne pas être pris pour cible. Sur terre, le paysage urbain est méconnaissable. La ville a été divisée en zones accessibles seulement à ceux qui s’en sont rendus maîtres et seigneurs, le plus souvent par les armes. La forteresse militaire dans laquelle vivent les diplomates et les entrepreneurs nord-américains et britanniques, et qui abrite la majorité des institutions gouvernementales du nouvel Irak, se veut imprenable. Cette zone a été baptisée Zone verte en référence à ses jardins, mais surtout par opposition à la Zone rouge, synonyme de danger, où vivent les 6 millions d’habitants de cette capitale maudite.

    Vue depuis mon balcon de l’hôtel Al-Mansour, Bagdad ressemble encore à cette ville où je suis venue pour la première fois en 1985, pendant la guerre contre l’Iran. Le soleil matinal fait miroiter les eaux tranquilles du Tigre, et la circulation est fluide sur le pont de Sinak. Un regard plus attentif suffit pourtant pour découvrir les blessures infligées à la ville par la dernière bataille. Quatre années d’occupation ont fait de Bagdad un labyrinthe de sang et de peur. De l’autre côté du fleuve, le central téléphonique d’Al-Rachid est troué de part en part comme du gruyère. On n’a même pas remplacé les vitres de l’ancien ministère de la Planification. Mais ce sont surtout les bruits qui permettent de mieux appréhender le traumatisme vécu par cette ville, baptisée autrefois “ville de la paix”.

    Personne n’arrose plus les palmiers, et une épaisse couche de poussière vieillit bâtiments et habitants de quelque cent ans. Disparus, les couples de fiancés qui se faisaient prendre en photo au pied du monument de la Liberté sur la place Tahrir ; disparus, les artisans qui martelaient le cuivre dans le souk Al-Rachid, à l’ombre du palais abbasside et de l’université Al-Moustansiriya. Rusafa, la rive orientale où battait le véritable cœur de la ville, est aujourd’hui un cadavre en décomposition qu’évitent la majorité des Bagdadis. Les postes de contrôle policiers ont transformé Saadoun, l’artère principale de Bagdad, en un parcours du combattant, et le voisinage souffre d’embouteillages permanents jusqu’au couvre-feu.

    Mais c’est surtout à Mansour, sur la berge occidentale, que la détérioration est la plus visible. Ce quartier résidentiel par excellence, où vivaient les grandes familles bourgeoises, regorgeait encore, à la veille de l’invasion, de belles villas aux jardins soigneusement entretenus : malgré dix ans de sanctions, le quartier avait réussi à conserver une certaine allure. Aujourd’hui, non seulement les rues sont coupées par des barrages, des obstacles divers et des postes de contrôle, mais, en de nombreux endroits, les résidants (hommes politiques, ambassadeurs ou dirigeants d’entreprise) sont barricadés derrière des murs de huit mètres de haut, et il faut montrer patte blanche pour que s’ouvrent les lourds portails de fer. Dans la large avenue Mansour, où se trouvaient, avant l’occupation, les meilleurs restaurants de la ville, tout est fermé. Najwa, qui avait supporté avec un sourire rempli d’espoir les bombardements américains, a fermé son échoppe de fleuriste il y a déjà plusieurs mois. Quant à l’agence de voyage Delta, elle a également disparu, et, avec elle, Jawad Al-Dalal et sa famille, qui, très probablement, ont rejoint les 2 millions d’Irakiens réfugiés dans les pays voisins, ou ont fui à l’intérieur des terres avec 2 millions d’autres. La violence communautaire, exacerbée depuis l’attentat contre le sanctuaire chiite de Samarra en février 2006, a remis en question les fondements de la vie sociale. La capitale était jusqu’à présent la seule ville véritablement irakienne, puisqu’elle ne se contentait pas d’accueillir les représentants de toutes confessions et ethnies, elle les faisait vivre ensemble dans des quartiers mixtes et mélangés, avec quelques exceptions comme le quartier chiite de Sadr City, un ghetto où l’exclusion économique et sociale était déjà une réalité du temps de Saddam Hussein.
    Cette aggravation de la situation n’est pas une impression. On peut la chiffrer.

    Avant la mise en place du nouveau plan de sécurité, le 14 février, l’Irak a été la cible chaque semaine de 1 047 attentats au début de 2007, de 904 pendant les six derniers mois de 2006 ou encore de 408 en 2004. Ces chiffres du Pentagone ne comptabilisent pas les morts irakiens, mais le nombre des victimes va lui aussi croissant. D’après les estimations les plus mesurées, 34 500 civils ont trouvé la mort en 2006, ce qui porte à 65 000 le nombre de civils tués depuis le début de l’invasion (un chiffre auquel il faut ajouter les 6 500 agents des forces de sécurité).

    “Il n’y a pas de véritable désir de vivre ensemble, résume Mohammed Abou Baker, porte-parole du Parlement irakien. Hussein Abdoulhadi, lui, ne se résout pas à l’accepter. Ce chiite originaire de Bassorah, qui considère Bagdad comme sa ville d’adoption, a déménagé à Al-Qadisiya, un quartier majoritairement sunnite où il a noué de bonnes relations avec la majorité de ses voisins. “Qu’est ce que je dois faire ? M’enfermer chez moi ? Je ne veux pas être enterré vivant. Nous sommes tous irakiens et si nous avons peur les uns des autres nous courons à notre perte”, estime-t-il.
    Il reconnaît cependant qu’il ne fait pas confiance au fils cadet des Al-Douleimi, qui vivent deux maisons plus loin. “Il a été demandé à des amis de mon fils quelle serait ma réaction si l’armée du Mahdi [chiite] nous attaquait. Je lui ai dit qu’il ne s’agissait que d’une hypothèse et qu’il verrait le moment venu.” Mais la présence des sadristes, les partisans de Moqtada Al-Sadr, est loin d’être une hypothèse. Les haut-parleurs de la mosquée voisine d’Al-Bayaaeq, sous contrôle sadriste, se chargent tous les vendredis, avec des discours tout sauf conciliants, de rappeler qui a le pouvoir. Cette rhétorique déplaît fortement à Abdoulhadi, homme religieux mais modéré, et elle résonne comme une provocation pour ses voisins sunnites.

    Le soir, à 18 h 30, alors qu’un calme étrange règne sur Bagdad, entre le passage de plusieurs hélicoptères et le crépitement des mitraillettes, on entend l’appel du muezzin. Il reste une demi-heure avant le couvre-feu. La ville sera alors déserte. Nous nous retrouvons entre amis autour d’un masgouf, la carpe grillée du Tigre, un plat typique de Bagdad. Nous ne pouvons malheureusement pas nous retrouver sur les berges du fleuve, dans la célèbre rue Abou-Nawas. Là, il y a longtemps que les cantines et les restaurants ont fermé, faute de clients. C’est Ammar, un collègue irakien, qui a apporté à l’hôtel ce poisson devenu l’emblème des Bagdadis. Son goût déclenche les souvenirs. “Saddam était un criminel mais on vivait en sécurité,” ne peut-on s’empêcher de penser.

    Par Ángeles Espinosa, El País
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