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    Alger*: Récit d'une nuit de défiance liquide
    par Par Hamdi Baala, huffpostmaghreb.com
    22 novembre 2019 05:41
    Comme de l’eau insaisissable avec une poignée, des centaines de manifestants ont marché jeudi 21 novembre à Alger contre l’élection du 12 décembre, défiant les arrestations, la répression de la part d’un étouffant dispositif policier. Déterminés à imiter Sétif, Béjaïa, Jijel et d’autres villes où le mouvement populaire du 22 février a intensifié la contestation avec des rassemblements quotidiens, les Algérois se sont déversés dans la soirée, dans les ruelles comme entre les véhicules coincés dans les bouchons sur la rue Didouche Mourad.

    Pas que jeudi soir mais depuis son début, le mouvement est devenu comme l’eau. Son horizontalité, son pacifisme, son refus de confronter la police malgré la répression et les provocations. La contestation a changé de cours de nombreuses fois, elle a stagné parfois pour éroder patiemment les barrages du pouvoir avec son pacifisme. Et depuis mercredi, à l’approche de la présidentielle contestée, les manifestants tentent de submerger Alger chaque jour pour faire annuler le scrutin, leurs mouvements comparables à ceux d’un corps liquide.

    18 heures. La nuit commence à tomber et la police boucle déjà le périmètre entre la place Maurice Audin et la Grande Poste. Après la manifestation réprimée la veille et l’interpellation de plus de 150 personnes, les autorités s’attendent à une nouvelle marche. D’autant plus que la soirée du jeudi est devenue depuis plus d’un mois le rendez-vous « Mehress » (mortier et pilon) : faire du bruit en solidarité avec les détenus d’opinion.

    «Un policier en civil m’a arrêté hier. On m’a relâché du commissariat à 2 heures du matin», me raconte un jeune homme. « Il a l’air jeune alors il se la joue étudiant. Sac à dos et tout. Et là ils sont partout », ajoute-t-il en face du dispositif autour de la place Audin.

    Il faut attendre 20 heures pour voir le premier rassemblement. La police occupe complètement la place Audin et interpelle plusieurs personnes. « Ils provoquent les passants pour les embarquer », me dit un collègue sur place. « J’étais à Bab El Oued tout à l’heure, c’est quadrillé », ajoute-t-il pour expliquer que les habitants du plus symbolique quartier populaire d’Alger ont été empêchés de venir manifester au centre.

    Plus loin, un premier rassemblement commence à se former près de la Grande Poste. Le lourd dispositif policier près du monument pousse les manifestants à se tenir à distance. « Doula madaniya, machi aâskariya » (un État civil et non militaire ), entonnent-ils, le slogan ponctué de coups de « Mehress ».


    Photo by: Ramzi Boudina / Reuters
    « Dégage Gaïd Salah, il n’y aura pas d’élection cette année », rappellent, convaincus, les contestataires au chef d’état-major de l’armée. Devenu la cible principale du mouvement populaire depuis plusieurs mois, le général de corps d’armée s’est attiré les foudres de la rue notamment avec ses discours répétitifs et son ardent soutien à une élection vue comme une opération de recyclage du régime en place.

    « Be water, my friend »
    Un cordon anti-émeutes avance depuis la Grande Poste et les manifestants commencent à remonter le long de la rue Didouche. Au niveau de la faculté centrale, ils s’aperçoivent que d’autres rangées de la police avancent depuis la place Audin dans le sens contraire. Pris en sandwich, les contestataires ruissellent sur les trottoirs. Tout le monde tente de s’éloigner des agents. Des policiers foncent. Plusieurs interpellations. Des coups de matraque. Des gifles et des coups de pieds.

    Quelques gouttes de pluie commencent à tomber mais le ciel renonce vite à ajouter de l’eau à une manifestation déjà liquide. Ici, la célèbre métaphore de Bruce Lee me vient à l’esprit. « Be water, my friend ». « Sois comme l’eau, mon ami. Sois sans forme et sans contours. Tu mets de l’eau dans un verre et elle devient le verre », disait-il dans un entretien pour expliquer une philosophie de souplesse appliquée aux arts martiaux comme à la vie, d’éviter la confrontation directe avec un problème.

    « Les généraux à la poubelle, wel Djazaïr teddi l’istiqlal (et l’Algérie obtiendra son indépendance)», lance comme seule réponse et avec hargne un groupe de manifestants en remontant la rue Didouche, après avoir réussi à contourner la répression. Beaucoup de passants les rejoignent et une marche dégouline entre les véhicules coincés dans le bouchon créé par l’intervention policière plus bas.


    Photo by: RYAD KRAMDI via Getty Images
    Le cortège aperçoit un nouveau cordon policier plus loin sur Didouche. Trois hommes se concertent au milieu de la foule. Ils décident de descendre les escaliers pour quitter la rue Didouche Mourad. Ils font signe au reste des manifestants de les suivre. Ces derniers s’exécutent et le cortège coule sur les marches pour rejoindre l’étroite partie de la rue Khelifa Boukhalfa, laissant derrière un énième bouclier de la police.

    «Nodo ya El Assima nodo », (habitants de la capitale, réveillez-vous ! », répètent-ils pour mobiliser Alger et faire comme les autres villes. « Pas d’élections avec la gang au pouvoir», scandent les manifestants encore, l’étroite rue servant d’amplificateur à leurs voix avant de remonter vers Didouche en passant par le marché Réda Houhou (ex Clausel).

    Des dizaines d’agents anti-émeute sont là, matraques et boucliers en main. Ils lancent l’assaut. La foule se dissipe encore une fois, beaucoup fuient pour ne pas se faire interpeller. « Djib, djib ! » (ramène-le!), crie un policier derrière moi. Son collègue attrape un homme au hasard. « C’est bon, c’est dispersé », dit un autre agent.

    Au milieu du cortège qui fuit, je croise une militante. Je lui demande si elle a vu des interpellations. « Trois ou quatre. Des amis m’ont dit qu’ils en ont vu une quinzaine. Tu n’as pas vu Djaafar et Bouzid ? », me demande-t-elle à son tour. « Non ». J’apprends plus tard que les deux confrères ont été interpellés et bien plus tard qu’ils ont été libérés. Que plus de 80 personnes ont été interpellées jeudi soir, selon le CNLD (Comité pour la libération des détenus).


    Photo by: RYAD KRAMDI via Getty Images
    « Vous attendez quoi ? »
    Je ne retrouve plus les manifestants alors je redescends vers Audin. Ici une foule rassemblée sur le trottoir observe la police qui occupe toujours la place. Ni slogans ni chants. La police ne les attaque pas. L’eau stagne. Les présents discutent.

    « Gaid Salah a dit aujourd’hui qu’ils vont être sans pitié avec ceux qui sont contre l’élection.», affirme un homme, dos au mur. «Sans pitié ? Et il te fait peur ? », ironise un homme âgé à côté. « Non, je te dis juste ce qu’il a dit. Ça explique toute cette répression», explique le premier. « Moi je ne l’écoute même pas », répond le deuxième.

    Une femme arrive. Elle parle à la foule et tente d’amorcer la contestation. « Vous attendez quoi ? Les gens de Bab El Oued ? Ils ne viendront pas. La police les bloque. C’est à vous de faire quelque chose ! », balance-t-elle.

    Cheveux teints et les cavalières noires allant jusqu’aux genoux au dessus d’un pantalon en simili cuir, la dame dit qu’elle a 52 ans. Elle s’approche d’un groupe d’hommes barbus et se lance : « Ils nous ont fait détester nos frères. Vous êtes mes frères même si nous ne sommes pas d’accord. Lakoum dinoukoum wa liya dini (vous avez votre religion et j’ai la mienne. C’est la démocratie ! ». Elle ne prononce jamais le mot « islamiste » mais tout le monde a compris. « Qui aurait cru qu’un jour je pourrais toucher un de vous », dit-elle en tapant sur l’épaule d’un de ses interlocuteurs. Ces derniers, gênés, acquiescent en souriant.

    Un fourgon cellulaire, « galoufa » pour les intimes, s’apprête à quitter la place Audin et les interpellés tapent sur l’intérieur du véhicule et scandent des slogans. Le conducteur démarre puis s’arrête car un policier lui fait signe. Il a interpellé un autre manifestant. Un dernier pour la route. La foule en face observe dans le calme. Des automobilistes passent et klaxonnent en soutien. « Ya Ali !», crient en réponse des passants.

    Peu avant 22 heures, de nombreux fourgons de la police traversent le tunnel des facultés et remontent le boulevard Mohamed V. « Ya Ali! », leur lancent des voix dans la foule. Un policier leur fait un doigt d’honneur à travers la vitre d’un des véhicules. Un autre leur crache dessus. Certains répondent avec des insultes. Les slogans reprennent peu à peu.

    La police se retire de la place Audin et les manifestants la réinvestissent. Des véhicules de la police garés depuis l’après-midi quittent le tunnel et quelques manifestants leur lancent des injures alors que d’autres tentent de calmer l’ambiance. La dame aux cheveux teints sort un drapeau de l’Algérie et s’approche des véhicules qui passent pour leur crier sa colère.


    Photo by: RYAD KRAMDI via Getty Images
    Au bout de quelques minutes, le tunnel est libre. Un flot de quelques dizaines de manifestants le reprend dans l’euphorie. Ils chantent et répètent les slogans contre la tenue de l’élection. La police est partie pour de bon ?

    Non. Un changement d’équipe seulement. Les nouveaux débarquent. Ils sont frais et plus violents. Les manifestants fuient, cette fois vers la Grande Poste. Ils courent et imitent les aboiements des chiens pour railler les policiers qui foncent vers eux. Certains se font attraper. Les coups des matraques audibles à une centaine de mètres. De nombreuses interpellations encore.

    Il est 22h30 et face à la violente répression les manifestants s’évaporent pour revenir le lendemain et inonder les lieux, à l’occasion du quarantième vendredi consécutif de manifestations.

    « Nous allons gagner parce que nous avons raison », me dit un homme plus tôt sur Didouche, « Mehress » à la main. Grand de taille, la cinquantaine, drapeau national sur les épaules. « Si nous avions tort, ils auraient réussi à nous arrêter dès les premières semaines », ajoute-t-il avant d’accélérer pour éviter de se faire arrêter.

    Ses mots me rappellent ceux d’un retraité, neuf mois plus tôt, à propos des manifestations populaires du 11 décembre 1960. « Rien ne peut arrêter ce peuple quand il décide de bouger. Je les ai vu en 1960. J’ai vu leur détermination face aux rafales du colonialisme. Et nous avons fini par gagner », me dit l’homme le 24 février, deux jours après le début du mouvement. Face à la répression, la défiance a coulé sur Didouche ce jour-là aussi.
    “Les mensonges sont nécessaires quand la vérité est très difficile à croire”
    Pablo Escobar après avoir brûlé le tribunal qui devait le juger.
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