Bonsoir
Suite à une discussion dans la rubrique actualités j’ai pensé à un texte que je vous livre tel quel.
Je pense que nos historiens, sans esprit partisan, devraient davantage se pencher sur les épisodes sombres de la révolution et apporter des éclaircissements à même de permettre de réduire les crises cycliques que nous vivons. Je dis bien nos historiens et non pas nos intellectoman
............
Peu de temps après son retour du Caire en Algérie dans l’été 1963, l’écrivain algérien Malek Bennabi, que J. Déjeux trouvait « unique en son genre », a formulé des jugements d’une grande sévérité sur le GPRA. Dans une conférence publique prononcée à Alger en février 1964, il a en effet inséré des incidents très polémiques dont les auditeurs, puis les lecteurs ne connaissaient pas toutes les raisons : « pour la vérité historique, il faudrait ajouter que ce sont les membres du GPRA qui avaient donné l’exemple de cette course éperdue. Les uns lâchant tout un plan à Tripoli où la rédaction du programme n’était même pas achevée, rejoignent Tunis pour s’occuper de leurs “affaires personnelles” et mettre au point leurs combines, avant de remettre les pieds sur le sol natal, en libérateurs. Gouverner, c’est prévoir, dit-on. Le GPRA non seulement n’a pas prévu la situation qui a suivi le cessez-le-feu, mais il l’a précipitée par le comportement de ses membres [...]. Jusqu’au jour où les libérateurs s’étaient précipités au Rocher noir pour s’emparer du pouvoir, ils n’avaient en tête qu’une idée : réoccuper l’Algérie à mesure que le colonialisme évacuerait ses propres forces, afin que le peuple algérien n’ait aucune possibilité de leur demander des comptes sur leur gestion » [1]
Textes inédits et écrits censurés
Sans doute pour démentir l’impression de prendre parti pour les contestataires du GPRA, l’auteur rédige, en 1967, un article exposant ses critiques sur l’ensemble de la conduite de la guerre par le FLN depuis la création du CCE et du CNRA en septembre 1956. Mais la publication de cet article non conformiste a été refusée par la rédaction de l’organe du FLN Révolution africaine où l’auteur tenait une chronique hebdomadaire.
En 1970, Bennabi est revenu sur un sujet qui lui tenait à cœur, en publiant dans un ouvrage théorique des passages très critiques sur le rôle de Abane Ramdane qu’il juge beaucoup plus sévèrement que Messali Hadj [2] Les méthodes de celui-ci n’étaient déjà pas bien vues par Bennabi qui l’avait connu de près dans les années 1930 à Paris [3]
C’est au moment de la parution, en 1980, de la traduction française du Problème des idées dans le monde musulman, que j’ai eu une copie d’un texte inédit écrit en arabe au Caire juste après la signature des accords d’Évian, dans lequel l’écrivain énumère ses dures critiques du FLN [4] . En 1983, Salah Bensaï, qui était très lié avec Bennabi, m’a remis des copies d’une partie de la correspondance de l’écrivain avec le FLN, commencée en 1956 et interrompue en 1958 [5]
L’examen de ces inédits permet de se faire une idée plus exacte des appréciations négatives de l’auteur sur les dirigeants du FLN, de trouver les raisons de cette sévérité pour dégager des enseignements sur le conflit entre le pouvoir algérien naissant avec un intellectuel engagé, de façon à compléter la connaissance des nombreuses crises internes du FLN. Pour expliquer ce conflit, il convient de mentionner, brièvement, le séjour de Bennabi au Caire de 1956 à 1963.
Le départ du Luat-Clairet au Caire du théoricien de la « colonisabilité »
À la fin du mois d’avril 1956, Malek Bennabi [6] décide de quitter la France où il vivait depuis 1930 pour se rendre au Caire où était installée la Délégation extérieure du FLN. Cet intellectuel difficilement classable qui partageait le sentiment nationaliste depuis 1925 [7], et que les rapports du SLNA (Service des liaisons nord-africaines) du colonel Schœn citaient à la rubrique « réformisme », faute de mieux,- avait derrière lui un quart de siècle d’activités intellectuelles et politiques qui l’avaient mis en contact avec les cheikhs Ben Badis et Tébessi, le Dr Bendjelloul et Messali Hadj, et des membres clandestins de l’OS du Constantinois, où il a été interpellé lors du démantèlement de cette organisation para-militaire du MTLD en 1950. Son départ a lieu après son refus d’occuper un poste politique important proposé par le gouvernement Guy Mollet [8] 7Il est accompagné par son ami de toujours, l’agronome Salah Bensaï [9], venu spécialement du Maroc pour l’aider à traverser les Alpes, puis la Méditerranée via Gênes pour Alexandrie.
Les deux intellectuels avaient le sentiment d’une certaine légitimité nationaliste, malgré une attitude critique vis-à-vis des partis algériens et également de l’association des Oulémas dont ils étaient proches, tout en déplorant les insuffisances de certains de ses dirigeants. Bennabi avait sévèrement reproché à Ben Badis d’avoir mis, à l’occasion du Congrès musulman algérien de 1936, une formation religieuse à la disposition de politiciens dont il contestait la légitimité et les méthodes. Il avait cinglé ces amateurs de « boulitigue » (mot péjoratif de l’arabe parlé algérien désignant « la politique politicienne », mâtinée de combiazione italienne) ainsi que la « démagogie » attribuée à Messali-Hadj. « Le devoir est aussi une politique », rappelait-il aux tribuns qui faisaient régulièrement la quête pour aller réclamer « les droits à Paris » [10]
Tout en vilipendant le colonialisme [11], Bennabi condamnait la politique qui se limitait à un réquisitoire anticolonialiste en négligeant d’aborder les sérieux problèmes internes de la société musulmane et en faisant l’économie d’un effort éducatif conséquent. La notion de « colonisabilité » lui sert à résumer tous les complexes paralysants nés de la crise interne de l’Islam qui avait rendu possibles les conquêtes coloniales. Pour être à la hauteur des responsabilités postcoloniales, les ex-colonisés lui paraissaient devoir se débarrasser de tous ces obstacles psychologiques. Toute politique qui négligerait cet effort pédagogique préalable lui paraissait vaine. Les commentaires favorables à ce concept de « colonisabilité » dans les revues et journaux français faisaient croire aux militants nationalistes avides d’apologie que son auteur faisait le « jeu du colonialisme », consciemment ou non [12]
Mais le concept avait créé des malentendus avec les dirigeants des formations nationalistes qui empêcheront Bennabi de jouer un rôle actif au service de la révolution algérienne, comme il voulait le faire en quittant définitivement le Luat-Clairet [13], ce village de la vallée de Chérisy où il avait pris l’habitude de méditer, d’écrire, de cultiver son jardin et de recevoir ses amis Bensaï et Khaldi avec lesquels il avait de longues discussions sur l’actualité, et les personnalités drouaises liées à sa belle-famille [14]
Depuis l’aggravation de la situation en Algérie, une voiture des Renseignements généraux suivait ses déplacements du haut de la colline qui surplombe sa petite maison [15]. Il a préféré se soustraire à cette surveillance pour s’engager dans le combat anticolonial plus activement que dans ses articles critiques [16]
Suite à une discussion dans la rubrique actualités j’ai pensé à un texte que je vous livre tel quel.
Je pense que nos historiens, sans esprit partisan, devraient davantage se pencher sur les épisodes sombres de la révolution et apporter des éclaircissements à même de permettre de réduire les crises cycliques que nous vivons. Je dis bien nos historiens et non pas nos intellectoman
............
Peu de temps après son retour du Caire en Algérie dans l’été 1963, l’écrivain algérien Malek Bennabi, que J. Déjeux trouvait « unique en son genre », a formulé des jugements d’une grande sévérité sur le GPRA. Dans une conférence publique prononcée à Alger en février 1964, il a en effet inséré des incidents très polémiques dont les auditeurs, puis les lecteurs ne connaissaient pas toutes les raisons : « pour la vérité historique, il faudrait ajouter que ce sont les membres du GPRA qui avaient donné l’exemple de cette course éperdue. Les uns lâchant tout un plan à Tripoli où la rédaction du programme n’était même pas achevée, rejoignent Tunis pour s’occuper de leurs “affaires personnelles” et mettre au point leurs combines, avant de remettre les pieds sur le sol natal, en libérateurs. Gouverner, c’est prévoir, dit-on. Le GPRA non seulement n’a pas prévu la situation qui a suivi le cessez-le-feu, mais il l’a précipitée par le comportement de ses membres [...]. Jusqu’au jour où les libérateurs s’étaient précipités au Rocher noir pour s’emparer du pouvoir, ils n’avaient en tête qu’une idée : réoccuper l’Algérie à mesure que le colonialisme évacuerait ses propres forces, afin que le peuple algérien n’ait aucune possibilité de leur demander des comptes sur leur gestion » [1]
Textes inédits et écrits censurés
Sans doute pour démentir l’impression de prendre parti pour les contestataires du GPRA, l’auteur rédige, en 1967, un article exposant ses critiques sur l’ensemble de la conduite de la guerre par le FLN depuis la création du CCE et du CNRA en septembre 1956. Mais la publication de cet article non conformiste a été refusée par la rédaction de l’organe du FLN Révolution africaine où l’auteur tenait une chronique hebdomadaire.
En 1970, Bennabi est revenu sur un sujet qui lui tenait à cœur, en publiant dans un ouvrage théorique des passages très critiques sur le rôle de Abane Ramdane qu’il juge beaucoup plus sévèrement que Messali Hadj [2] Les méthodes de celui-ci n’étaient déjà pas bien vues par Bennabi qui l’avait connu de près dans les années 1930 à Paris [3]
C’est au moment de la parution, en 1980, de la traduction française du Problème des idées dans le monde musulman, que j’ai eu une copie d’un texte inédit écrit en arabe au Caire juste après la signature des accords d’Évian, dans lequel l’écrivain énumère ses dures critiques du FLN [4] . En 1983, Salah Bensaï, qui était très lié avec Bennabi, m’a remis des copies d’une partie de la correspondance de l’écrivain avec le FLN, commencée en 1956 et interrompue en 1958 [5]
L’examen de ces inédits permet de se faire une idée plus exacte des appréciations négatives de l’auteur sur les dirigeants du FLN, de trouver les raisons de cette sévérité pour dégager des enseignements sur le conflit entre le pouvoir algérien naissant avec un intellectuel engagé, de façon à compléter la connaissance des nombreuses crises internes du FLN. Pour expliquer ce conflit, il convient de mentionner, brièvement, le séjour de Bennabi au Caire de 1956 à 1963.
Le départ du Luat-Clairet au Caire du théoricien de la « colonisabilité »
À la fin du mois d’avril 1956, Malek Bennabi [6] décide de quitter la France où il vivait depuis 1930 pour se rendre au Caire où était installée la Délégation extérieure du FLN. Cet intellectuel difficilement classable qui partageait le sentiment nationaliste depuis 1925 [7], et que les rapports du SLNA (Service des liaisons nord-africaines) du colonel Schœn citaient à la rubrique « réformisme », faute de mieux,- avait derrière lui un quart de siècle d’activités intellectuelles et politiques qui l’avaient mis en contact avec les cheikhs Ben Badis et Tébessi, le Dr Bendjelloul et Messali Hadj, et des membres clandestins de l’OS du Constantinois, où il a été interpellé lors du démantèlement de cette organisation para-militaire du MTLD en 1950. Son départ a lieu après son refus d’occuper un poste politique important proposé par le gouvernement Guy Mollet [8] 7Il est accompagné par son ami de toujours, l’agronome Salah Bensaï [9], venu spécialement du Maroc pour l’aider à traverser les Alpes, puis la Méditerranée via Gênes pour Alexandrie.
Les deux intellectuels avaient le sentiment d’une certaine légitimité nationaliste, malgré une attitude critique vis-à-vis des partis algériens et également de l’association des Oulémas dont ils étaient proches, tout en déplorant les insuffisances de certains de ses dirigeants. Bennabi avait sévèrement reproché à Ben Badis d’avoir mis, à l’occasion du Congrès musulman algérien de 1936, une formation religieuse à la disposition de politiciens dont il contestait la légitimité et les méthodes. Il avait cinglé ces amateurs de « boulitigue » (mot péjoratif de l’arabe parlé algérien désignant « la politique politicienne », mâtinée de combiazione italienne) ainsi que la « démagogie » attribuée à Messali-Hadj. « Le devoir est aussi une politique », rappelait-il aux tribuns qui faisaient régulièrement la quête pour aller réclamer « les droits à Paris » [10]
Tout en vilipendant le colonialisme [11], Bennabi condamnait la politique qui se limitait à un réquisitoire anticolonialiste en négligeant d’aborder les sérieux problèmes internes de la société musulmane et en faisant l’économie d’un effort éducatif conséquent. La notion de « colonisabilité » lui sert à résumer tous les complexes paralysants nés de la crise interne de l’Islam qui avait rendu possibles les conquêtes coloniales. Pour être à la hauteur des responsabilités postcoloniales, les ex-colonisés lui paraissaient devoir se débarrasser de tous ces obstacles psychologiques. Toute politique qui négligerait cet effort pédagogique préalable lui paraissait vaine. Les commentaires favorables à ce concept de « colonisabilité » dans les revues et journaux français faisaient croire aux militants nationalistes avides d’apologie que son auteur faisait le « jeu du colonialisme », consciemment ou non [12]
Mais le concept avait créé des malentendus avec les dirigeants des formations nationalistes qui empêcheront Bennabi de jouer un rôle actif au service de la révolution algérienne, comme il voulait le faire en quittant définitivement le Luat-Clairet [13], ce village de la vallée de Chérisy où il avait pris l’habitude de méditer, d’écrire, de cultiver son jardin et de recevoir ses amis Bensaï et Khaldi avec lesquels il avait de longues discussions sur l’actualité, et les personnalités drouaises liées à sa belle-famille [14]
Depuis l’aggravation de la situation en Algérie, une voiture des Renseignements généraux suivait ses déplacements du haut de la colline qui surplombe sa petite maison [15]. Il a préféré se soustraire à cette surveillance pour s’engager dans le combat anticolonial plus activement que dans ses articles critiques [16]
Commentaire