Entre deux rives (3/5). Après plus de deux décennies en France, cette Algéroise a toujours la sensation qu’on l’a arrachée à sa terre natale.
Par Mustapha Kessous Publié hier à 18h00
Khadidja à Alger, en 2019. DR « Ah, l’Algérie », soupire-t-elle. Elle en parle comme si elle fredonnait Ya Zina, emblématique chanson de Raïna Raï. Tout comme ce groupe « made in Algeria », Khadidja (qui n’a pas souhaité donner son nom de famille) porte en elle un amour irrationnel pour ce vaste pays. Et la blessure d’un exil forcé loin de ses rives. Après plus de deux décennies en France, elle a l’éternelle sensation qu’on l’a arrachée à sa terre natale. « Cette déchirure, je la ressens même physiquement », dit-elle.
Elle n’a pas fui Alger pour échapper à la misère ou à la « hogra » du pouvoir, un terme redoutable qui, en arabe, signifie à la fois le mépris et l’injustice. Elle n’a jamais voulu tourner le dos à ce côté de la Méditerranée, mais le « mektoub » (« destin » en arabe) en a décidé autrement et la guerre civile des années 1990 l’a condamnée à se déraciner.
Khadidja a fait partie de la « tchi-tchi », cette expression qui désigne une jeunesse algérienne à l’abri du besoin. Classe moyenne, bourgeoisie intellectuelle, elle est née dans une grande famille, composée d’illustres moudjahidin (anciens combattants), de politiques, de PDG, d’écrivains… Son enfance était si heureuse dans son quartier d’Hydra, coin huppé de la capitale où, petite fille, elle s’amusait à escalader un mur donnant sur l’ambassade de… France. « J’étais une privilégiée », répète-t-elle.
La quarantaine bien entamée, la voix tendre, une silhouette d’apparence fragile et toujours soignée, cette professionnelle de la communication est assise à une table du Café Beaubourg, dans le IVe arrondissement de Paris, à deux pas de son bureau. Elle a hésité avant de se livrer, car raconter « mon pays », comme elle le souligne, c’est appuyer sur une plaie toujours à vif.
« C’est l’appel des tripes »
Le Hirak, ce mouvement populaire qui secoue l’Algérie depuis le 22 février, l’a reconnectée avec le bled. Et réconciliée aussi. Naturellement, elle s’est rendue à Alger pour marcher et dénoncer le « système ». « C’est l’appel des tripes, raconte-t-elle. La diaspora est rentrée pour manifester. Il y a un espoir fou. » Et voilà qu’elle s’arrête sur le mot « espoir ». Silence. « Il y a un truc terrible en Algérie, c’est qu’on te donne de l’espoir pour mieux te l’enlever », souffle-t-elle.
La première fois qu’elle a éprouvé ce sentiment, c’était après les émeutes populaires réprimées dans le sang en octobre 1988, lorsque le pouvoir avait consenti à s’ouvrir à la démocratie. « Le multipartisme est autorisé, les jeunes ont des tas de projets et, moi, je deviens majeur. Une élection présidentielle est organisée : c’est mon premier vote », se souvient-elle.
Au début des années 1990, Khadidja débarque à Paris pour ses études en journalisme et communication. Ses parents lui ont pris un studio dans le Ve arrondissement. Au pays, le Front islamique du salut (FIS) remporte le premier tour des élections législatives en 1991 : face à cette menace, l’armée annule le scrutin. S’ensuit une décennie de guerre civile qui fera 200 000 morts.
Des personnalités – chanteurs, journalistes, écrivains… – sont assassinées. Certains tentent de fuir l’Algérie. « Moi, je faisais des allers-retours. J’avais la chance de vivre cette période par intermittence, précise-t-elle. Chaque semaine, il y avait quelqu’un que je connaissais qui se faisait exécuter. » Cette laïqueassumées’engage alors dans des mouvements démocratiques de la société civile et assiste, en juin 1994 à Alger, à un attentat lors d’une marche organisée pour commémorer la mort du président Mohamed Boudiaf, tué deux ans plus tôt.
« Confisquer tous nos rêves »
En France, son réseau l’amène à rencontrer des journalistes. Cette féministe participe à des émissions de télévision dans lesquelles elle assène ne pas vouloir « assumer les problèmes de libido des hommes ». Cette petite médiatisation traverse la Méditerranée, ses proches lui disent qu’elle est menacée. Elle n’en est pas convaincue : « Je n’avais pas reçu de lettre ou de savonnette [référence à la toilette mortuaire] », indique-t-elle. Elle continue à se rendre à Alger. « J’avais appris à me servir d’une arme et à ne pas me retourner si on m’appelait dans la rue, confie-t-elle. Mais un jour, on me dit : “Ne rentre pas”. Alors, je ne rentre pas. »
Ses études sont terminées et son titre de séjour vient d’expirer. Pendant deux années, elle se retrouve sans papiers à Paris et travaille au noir dans un sous-sol pour une société de télémarketing avec d’autres intellectuels algériens. « Les responsables ont eu une main-d’œuvre superqualifiée », rigole-t-elle. Il a fallu l’intervention d’une personnalité auprès des autorités pour qu’elle soit régularisée.
Elle rêve de voyager loin, très loin et s’envole pour un morceau de France, situé à l’autre bout du monde. A Tahiti, Khadidja est la bienvenue. « On m’a dit que je faisais partie de la communauté. Je suis acceptée, adoptée. Il y a des points communs aussi entre l’Algérie et la Polynésie française : la colonisation, les essais nucléaires », argumente-t-elle. Elle écrit des articles pour la presse locale, commence à réaliser des documentaires mais, avec son passeport vert, difficile de découvrir la région. Après tant d’années passées sur le territoire français, il est temps pour elle de formuler une demande de naturalisation. C’est en 2009 qu’elle devient officiellement française. Et pourtant « j’ai pleuré de rage le jour où j’ai reçu mes papiers, parce que je trouve injuste de devoir changer de nationalité pour voyager », lance-t-elle.
A presque 50 ans, et après avoir passé maintenant plus de la moitié de sa vie en France, elle ne pourrait plus vivre en Algérie, « même si le pays et l’humour des gens me manquent. J’ai trop pris goût à la liberté ici, clame-t-elle. La personne qui partage ma vie me dit que je n’ai rien d’une Algérienne. J’ai l’impression que c’est tout le contraire. Je sais, c’est paradoxal ». La France a toujours fait partie de sa vie, elle a même fréquenté le lycée français de New York. Mais l’exil reste une douleur. Son cousin, l’écrivain Y. B. (Allah superstar), lui avait écrit ces vers qui résument son état d’esprit : « Lorsque j’ouvre les yeux voilà Alger qui part / Au loin du parfum blond des rêves citronniers / Serais-tu de ceux qui épurent la mémoire / Des bâtards de l’histoire et des anciens Algers. »
De la décennie noire au Hirak, pas grand-chose n’a changé en Algérie pour elle. « On nous a laissés croire au changement pour mieux confisquer tous nos rêves. Chez nous, la hogra est institutionnalisée, c’est de la maltraitance. » Désormais, la jeunesse algérienne se bat pour arracher sa liberté. « Le peuple algérien est un phénix, assure Khadidja. Je suis une supportrice des Fennecs [surnom de la sélection nationale de football]. C’est pour cela que je dis avec l’accent que, chez nous, l’espoir c’est un “Fennix”. »
Sommaire de notre série « France-Algérie : entre deux rives »
Ils ont quitté l’Algérie pour la France dans les années 1990. Eux ou leurs parents pour fuir les menaces, ou pouvoir vivre comme ils l’entendaient. Ils ont fait leur vie, ou une partie, dans l’Hexagone, entretenant avec leur pays d’origine des sentiments complexes, faits de nostalgie, d’amour et parfois de colère. Aujourd’hui, tous voient cette double appartenance bousculée par le mouvement de contestation, le Hirak, qui secoue l’Algérie depuis neuf mois, lui redonnant l’espoir d’un avenir meilleur. Alors qu’une élection présidentielle doit se tenir le 12 décembre, poussée par les autorités, Le Monde Afrique livre cinq regards de Franco-Algériens sur leur histoire entre deux rives.
Lem(a)nde
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