Récit d’un échec franco-africain · Longtemps oubliés par le régime de Niamey, les éleveurs du Nord-Tillaberi se sont petit à petit engagés dans la lutte armée. Les erreurs des militaires de la région, appuyés par l’opération française Barkhane, permettent à l’État islamique dans le grand Sahara (EIGS) de contrôler un vaste territoire aux confins du Niger et du Burkina Faso. Récit d’un échec politico-militaire franco-africain.
RÉMI CARAYOL > 18 DÉCEMBRE 2019
Ingall, dans la région d’Agadez
Alice Mutasa/Alamy Stock Photo
Instant solennel vendredi 13 décembre 2019, à la base aérienne 101 de Niamey. Sous le regard éploré des familles des victimes, Mahamadou Issoufou, le président nigérien, s’incline devant chacun des 71 sacs mortuaires contenant les dépouilles des soldats tués lors de l’attaque de leur camp, à Inates, trois jours plus tôt. Revendiquée par la branche locale de l’organisation de l’État islamique (OEI), cette attaque qui a, semble-t-il, mobilisé plusieurs centaines de combattants lourdement armés, parmi lesquels au moins 57 auraient été tués, a suscité une immense émotion dans le pays et au-delà. Jamais l’armée nigérienne n’avait subi d’aussi lourdes pertes depuis que le pays est confronté à la menace des groupes djihadistes armés.
Fidèle au discours qu’il tient depuis des années, le président nigérien, s’adressant aux défunts lors de la cérémonie d’hommage, s’est exprimé en chef de guerre : « Vous avez consenti le sacrifice de vos vies pour protéger le Niger de la barbarie de ceux qui, tels des vampires, n’aspirent qu’à s’abreuver de sang, de ceux qui détruisent non seulement des vies, mais notre religion. »
DES ENFANTS DU PAYS
Ces « vampires » qui se battent dans les rangs de l’État islamique dans le grand Sahara (EIGS) et qui ont infligé de très nombreuses pertes ces derniers mois aux armées du Niger, du Mali et du Burkina Faso sont, pour un grand nombre d’entre eux, des enfants du pays : des Peuls de la région du Nord-Tillaberi pour la plupart, avec lesquels il était possible, encore récemment, de discuter. Leur engagement dans la voie armée, qu’ils ont bien souvent subi, est le fruit de choix politiques anciens et de stratégies militaires récentes qui les ont petit à petit marginalisés et poussés dans les bras de ceux qui prônent le djihad armé dans la région. « Avant d’être des bourreaux, ils ont été des victimes », affirme un proche du président Issoufou, lui-même issu de cette communauté.
Comme ailleurs dans le Sahel, les nomades du Nord-Tillaberi, région située au nord de Niamey et frontalière avec le Mali et le Burkina, ont longtemps été les principaux oubliés des politiques de développement menées depuis les indépendances. Selon un rapport officiel, en 2009, le pastoralisme ne représentait que 1 % des investissements de l’État nigérien.
Soumis à une forte pression démographique dès les années 1960, les cultivateurs de cette zone ont, au fil du temps et avec la complicité des autorités, sans cesse grappillé sur les terres originellement dévolues au pastoralisme. Les éleveurs, des Toleebe (Peuls du Niger) pour la plupart, ont été contraints à se déplacer avec leur bétail toujours plus au nord, là où l’herbe est moins verte. Nombre d’entre eux se sont retrouvés en territoire malien. Ils ont dû faire face à la concurrence des éleveurs touaregs — daoussahak pour la plupart — installés de longue date dans la région de Menaka, et à l’arbitraire des forces de sécurité et de l’administration maliennes.
Inévitablement, les conflits se sont multipliés. Les vols de bétail aussi. Selon une estimation du Conseil des éleveurs du Nord-Tillaberi, 316 éleveurs peuls auraient été tués dans la région de Gao au Mali et dans la région de Tillaberi au Niger entre 1990 et 2007.
En mars 1997, un conflit autour d’un puits entre éleveurs peuls et daoussahak dans le cercle de Menaka, au Mali, aboutit à un carnage : une cinquantaine de Peuls sont tués, et une grande partie de leur bétail est volé. De nombreux Peuls du Niger décident alors de quitter le Mali et de retourner dans leur pays d’origine. Pour protéger leur communauté, mais aussi pour se venger, certains d’entre eux créent une milice avec le soutien implicite de l’État.
Rapidement, les razzias diminuent. Mais un autre problème apparaît : que faire de ces hommes armés ? Pendant plus d’une décennie, des initiatives seront menées pour tenter d’associer ces miliciens au processus de désarmement initié à la fin de la première rébellion touarègue. En vain. Si la milice est en sommeil, elle n’est pas dissoute. Certains de ses membres se recyclent dans le banditisme ou dans le mercenariat.
« QUAND ON EST FAIBLE, ON REJOINT UN PLUS FORT »
Début 2012, les Peuls vivant de part et d’autre de la frontière voient avec inquiétude les Daoussahak rejoindre le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA). Ce groupe malien, issu de l’alliance entre deux mouvements politiques indépendantistes et les combattants touaregs revenus de Libye en 2011, dispose d’un arsenal important : fusils AK-47, lance-roquettes RPG-7… En février 2012, alors que le MNLA est en train de chasser l’armée malienne des principales villes du septentrion, et avant qu’il n’en soit chassé à son tour par les groupes djihadistes affiliés à Al-Qaida, un ancien membre de la milice peule est tué. Ses ex-compagnons d’armes se sentent menacés. « Ils se sont dit : ‟nos ennemis sont devenus très forts, nous devons réagir” », souligne un de leurs anciens chefs. Mais plutôt que de réactiver leur milice, ils décident de rejoindre des groupes armés maliens pour se protéger d’éventuelles représailles. « Quand on est faible, on rejoint un plus fort, et si possible l’ennemi de votre ennemi », explique un responsable politique nigérien proche des anciens miliciens.
Certains s’engagent dans la milice d’autodéfense Ganda Izo, constituée de Peuls et de Songhaï et basée à Gao. D’autres, plus nombreux, rejoignent le Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (Mujao). Ce groupe djihadiste, né d’une scission au sein d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), est dirigé par des Sahraouis et des Arabes de la région de Gao qui ont la main sur une partie des trafics illicites. Ils recrutent des combattants dans les communautés les plus fragiles, en tête desquelles figurent les Toleebe du Niger. Parmi ces derniers, rares sont ceux qui rejoignent le Mujao pour des motivations religieuses. « La plupart ne sont pas allés à l’école, ni même à l’école coranique, rapporte un de leurs anciens chefs. Ils n’avaient aucune idée extrémiste. Ils étaient seulement guidés par la volonté de défendre leur communauté ».
RÉMI CARAYOL > 18 DÉCEMBRE 2019
Ingall, dans la région d’Agadez
Alice Mutasa/Alamy Stock Photo
Instant solennel vendredi 13 décembre 2019, à la base aérienne 101 de Niamey. Sous le regard éploré des familles des victimes, Mahamadou Issoufou, le président nigérien, s’incline devant chacun des 71 sacs mortuaires contenant les dépouilles des soldats tués lors de l’attaque de leur camp, à Inates, trois jours plus tôt. Revendiquée par la branche locale de l’organisation de l’État islamique (OEI), cette attaque qui a, semble-t-il, mobilisé plusieurs centaines de combattants lourdement armés, parmi lesquels au moins 57 auraient été tués, a suscité une immense émotion dans le pays et au-delà. Jamais l’armée nigérienne n’avait subi d’aussi lourdes pertes depuis que le pays est confronté à la menace des groupes djihadistes armés.
Fidèle au discours qu’il tient depuis des années, le président nigérien, s’adressant aux défunts lors de la cérémonie d’hommage, s’est exprimé en chef de guerre : « Vous avez consenti le sacrifice de vos vies pour protéger le Niger de la barbarie de ceux qui, tels des vampires, n’aspirent qu’à s’abreuver de sang, de ceux qui détruisent non seulement des vies, mais notre religion. »
DES ENFANTS DU PAYS
Ces « vampires » qui se battent dans les rangs de l’État islamique dans le grand Sahara (EIGS) et qui ont infligé de très nombreuses pertes ces derniers mois aux armées du Niger, du Mali et du Burkina Faso sont, pour un grand nombre d’entre eux, des enfants du pays : des Peuls de la région du Nord-Tillaberi pour la plupart, avec lesquels il était possible, encore récemment, de discuter. Leur engagement dans la voie armée, qu’ils ont bien souvent subi, est le fruit de choix politiques anciens et de stratégies militaires récentes qui les ont petit à petit marginalisés et poussés dans les bras de ceux qui prônent le djihad armé dans la région. « Avant d’être des bourreaux, ils ont été des victimes », affirme un proche du président Issoufou, lui-même issu de cette communauté.
Comme ailleurs dans le Sahel, les nomades du Nord-Tillaberi, région située au nord de Niamey et frontalière avec le Mali et le Burkina, ont longtemps été les principaux oubliés des politiques de développement menées depuis les indépendances. Selon un rapport officiel, en 2009, le pastoralisme ne représentait que 1 % des investissements de l’État nigérien.
Soumis à une forte pression démographique dès les années 1960, les cultivateurs de cette zone ont, au fil du temps et avec la complicité des autorités, sans cesse grappillé sur les terres originellement dévolues au pastoralisme. Les éleveurs, des Toleebe (Peuls du Niger) pour la plupart, ont été contraints à se déplacer avec leur bétail toujours plus au nord, là où l’herbe est moins verte. Nombre d’entre eux se sont retrouvés en territoire malien. Ils ont dû faire face à la concurrence des éleveurs touaregs — daoussahak pour la plupart — installés de longue date dans la région de Menaka, et à l’arbitraire des forces de sécurité et de l’administration maliennes.
Inévitablement, les conflits se sont multipliés. Les vols de bétail aussi. Selon une estimation du Conseil des éleveurs du Nord-Tillaberi, 316 éleveurs peuls auraient été tués dans la région de Gao au Mali et dans la région de Tillaberi au Niger entre 1990 et 2007.
En mars 1997, un conflit autour d’un puits entre éleveurs peuls et daoussahak dans le cercle de Menaka, au Mali, aboutit à un carnage : une cinquantaine de Peuls sont tués, et une grande partie de leur bétail est volé. De nombreux Peuls du Niger décident alors de quitter le Mali et de retourner dans leur pays d’origine. Pour protéger leur communauté, mais aussi pour se venger, certains d’entre eux créent une milice avec le soutien implicite de l’État.
Rapidement, les razzias diminuent. Mais un autre problème apparaît : que faire de ces hommes armés ? Pendant plus d’une décennie, des initiatives seront menées pour tenter d’associer ces miliciens au processus de désarmement initié à la fin de la première rébellion touarègue. En vain. Si la milice est en sommeil, elle n’est pas dissoute. Certains de ses membres se recyclent dans le banditisme ou dans le mercenariat.
« QUAND ON EST FAIBLE, ON REJOINT UN PLUS FORT »
Début 2012, les Peuls vivant de part et d’autre de la frontière voient avec inquiétude les Daoussahak rejoindre le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA). Ce groupe malien, issu de l’alliance entre deux mouvements politiques indépendantistes et les combattants touaregs revenus de Libye en 2011, dispose d’un arsenal important : fusils AK-47, lance-roquettes RPG-7… En février 2012, alors que le MNLA est en train de chasser l’armée malienne des principales villes du septentrion, et avant qu’il n’en soit chassé à son tour par les groupes djihadistes affiliés à Al-Qaida, un ancien membre de la milice peule est tué. Ses ex-compagnons d’armes se sentent menacés. « Ils se sont dit : ‟nos ennemis sont devenus très forts, nous devons réagir” », souligne un de leurs anciens chefs. Mais plutôt que de réactiver leur milice, ils décident de rejoindre des groupes armés maliens pour se protéger d’éventuelles représailles. « Quand on est faible, on rejoint un plus fort, et si possible l’ennemi de votre ennemi », explique un responsable politique nigérien proche des anciens miliciens.
Certains s’engagent dans la milice d’autodéfense Ganda Izo, constituée de Peuls et de Songhaï et basée à Gao. D’autres, plus nombreux, rejoignent le Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (Mujao). Ce groupe djihadiste, né d’une scission au sein d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), est dirigé par des Sahraouis et des Arabes de la région de Gao qui ont la main sur une partie des trafics illicites. Ils recrutent des combattants dans les communautés les plus fragiles, en tête desquelles figurent les Toleebe du Niger. Parmi ces derniers, rares sont ceux qui rejoignent le Mujao pour des motivations religieuses. « La plupart ne sont pas allés à l’école, ni même à l’école coranique, rapporte un de leurs anciens chefs. Ils n’avaient aucune idée extrémiste. Ils étaient seulement guidés par la volonté de défendre leur communauté ».
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