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Où en est le rêve algérien ? par Kamel Daoud

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  • Où en est le rêve algérien ? par Kamel Daoud

    Comment le soulèvement populaire du 22 février 2019 a-t-il pu échouer ? L’écrivain tente de comprendre en revisitant l’année écoulée.

    • Le Point
    • 9 Jan 2020
    • PAR KAMEL DAOUD

    Vingt-trois décembre 2019. Près du Palais du peuple à Alger, les télévisions du pays insistent sur le défilé de milliers d’Algériens dans les rues. Pour une fois, la foule ne « marche » pas contre un régime mais pour jeter un « dernier regard » sur la dépouille du général Gaïd Salah, mort il y a quelques jours. Effet de loupe sur les sanglots et les hommages au « Sauveur », oraisons, salut militaire maladroitement imité par des civils en pleurs, poésie patriotique et serments de fidélité. La mort inattendue du général est montrée comme une émotion nationale, sincère souvent, que le régime a su faire fructifier face à une opposition de rue, tenace mais dont la légitimité s’érode faute de lucidité politique.



    Cette armée algérienne reste un mythe fondateur en Algérie avec une mystique de protection, de propriété, d’arbitre ultime. Née avant le pays avec la guerre d’indépendance, elle convoque souvent ce droit d’aînesse malgré les contestations. En octobre 1988, elle n’avait pas hésité à tirer sur la foule, faisant des centaines de morts. En 1992, elle annule des élections et s’engage dans une guerre civile avec des centaines de milliers de morts. En 2019, elle s’en est sortie avec le prestige dopé d’une gardienne de la République, saluée par une partie de la population.


    «L’armée a accompagné le soulèvement sans faire couler une seule goutte de sang » a été l’argument répété des jours durant, avec fierté, par ceux qui comparent légitimement les printemps arabes et leurs crashs.



    Un constat difficilement contestable, mais à usage biaisé. ■


    Du coup, l’enterrement du général offre, en climax de dix mois de tension, l’émotion manquante pour souder un nouveau consensus politique qui, après la présidentielle du 12 décembre, veut contourner la contestation.
    Mais comment est-on arrivé à cette victoire par les images sur une révolution miraculeuse? Pour faire basculer l’opinion en sa faveur, réussir un enterrement digne d’un chef d’État pour son général suprême – que les généraux (emprisonnés, exilés ou décédés) des années 1990 doivent jalouser –, le nouveau régime a dû travailler au corps l’opinion et la contestation, s’offrant même les artifices d’une nouvelle épopée messianique. Quelques clés pour mieux comprendre.


    La décolonisation réinventée


    Étrange atmosphère algérienne depuis des mois : la propagande du régime, mais autant la férocité des réseaux sociaux, et une partie de la population sensible à la théorie du complot et au souvenir puissamment entretenu de la colonisation, ont imposé la réalité virtuelle d’une vraie guerre imaginaire contre la France. Généraux filmés scrutant les frontières avec des jumelles, arrestations d’« agents » supposés, intox sur un complot international et la « main étrangère », films, trolls, procès et diffamations, tout est bon pour faire revivre l’épopée sclérosée de la guerre d’indépendance contre l’ex-puissance coloniale.



    Surprenant spectacle pour celui qui ne connaît pas la primauté de la mémoire sur le réel en Algérie, les banderoles antifrançaises fleurissent partout. Autant que les tags qui dénoncent la mainmise de la colonisation sur les richesses locales qui pourtant ont largement profité à des pays tiers comme la Chine, cliente des Bouteflika. Dans la fougue de cette guerre de libération fantasmée, on efface même les enseignes en français sur les devantures, on impose l’arabe et l’anglais, les logos des chaînes de télévision ne s’affichent plus en français et le «grand remplacement linguistique » du français par l’anglais est annoncé par l’un des candidats, Bengrina (islamiste), comme priorité de sa première semaine après la victoire.



    Ce n’est pas seulement un argument de campagne repris par tous après la décision du ministre de l’Enseignement supérieur de lancer une croisade contre le français comme langue d’impuissance selon lui, mais un véritable délire collectif. Le nouveau président, Abdelmadjid Tebboune, n’a pas échappé aux critiques virulentes lorsqu’on le surprit à parler en français lors de sa première sortie publique. Dans le jeu de ce remake fou, la France est accusée de tous les maux : complicité avec l’ancien régime des Bouteflika, prédation du gaz « gratuit », barbouzeries, entreprises d’effacement de l’identité nationale, contrôle des écoles pour détruire l’âme algérienne… L’ambassade de France a dépensé beaucoup de son temps à démentir les infox, mais elles sont intarissables.



    Les journaux islamistes, comme Echourouk, publient quotidiennement un article sur la « dé-francisation de l’école » qui, elle, n’enseigne qu’en arabe depuis vingt ans ! A huis clos, loin des comptes rendus « clubbing » des médias étrangers, le pays vit un remake fantasmé de la guerre de libération et mène bataille contre une France zombie. Le pays d’en face, fantôme mémoriel, parti depuis si longtemps, laisse un vide de casting et qu’on investit de toutes les fables paranoïaques. Ce délire, même bouffon, laisse deviner cependant l’essentiel : l’Algérie ne sait vivre une union sacrée, une émotion vive, que dans l’adversité, l’épopée de la guerre de libération.



    La guerre a été son moment historique de ferveur et le seul moyen de redevenir uni, c’est de refaire la guerre et donc de la refaire à la France. L’Hexagone est le pays qui incarne, pour son malheur, l’Autre pour les Algériens et leur lien difficile et tourmenté à l’altérité. Guérir ce lien équivaut à soigner le rapport avec le reste du monde mais on ne le veut pas. Car que faire si on ne refait pas la guerre ?


    Le 28 novembre 2019, cette guerre chimérique a pris des accents de fièvre nationale avec le vote symbolique d’une résolution du Parlement de l’Union européenne condamnant les atteintes aux libertés en Algérie. Ce fut même une aubaine pour le régime et les conservateurs qui déclenchèrent, immédiatement, une véritable campagne contre le « complot occidental ». On vit défiler dans le pays profond des milliers de personnes contre la…France et son « protectorat », dénonçant Emmanuel Macron et la France, la néocolonisation, l’invasion imminente… Les échanges sur les réseaux, faute de sérénité pour débattre, se font désormais sur le mode binaire: vous êtes un « rejeton de la France » ou l’« enfant d’Ibn Badis », un théologien au patriotisme pourtant tiède de l’époque coloniale et qui aujourd’hui, longtemps après sa mort, se retrouve investi de la paternité rétrospective de la guerre de libération du 1er novembre 1954. « Novembriste badissiste » (en référence à novembre et au théologien) est devenu le sigle informel d’une partie des élites arabophones, conservatrices, islamistes.


    Le révisionnisme islamiste du récit de la décolonisation avait été entamé il y a des années, mais il trouvera là son triomphe : désormais, la décolonisation est présentée comme un djihad, une guerre sainte, pas une guerre laïque.


    L’Algérie ne sait vivre une union sacrée, une émotion vive, que dans l’adversité, l’épopée de la guerre de libération.


    Sa déclinaison contemporaine serait une autre guerre contre les laïques, les modernistes, les zouaves (recrues de l’armée coloniale, supplétifs locaux), kabyles, antirégime. Cette bipolarisation, travaillée, de la société algérienne est désormais plus marquante que celle que la presse étrangère, paresseuse, voit entre régime et protestataires de la rue, les « hirakistes ».


    Le souvenir est l’avenir


    Captant les résistances conservatrices de l’Algérie rurale, rejouant la scène hypermnésique de la guerre de libération, s’appuyant sur des médias islamistes sinon clients de la rente, le régime a su pousser, peu à peu, en radicalisant la révolte et avec l’usage de la répression, à un équation algérienne qui lui sera favorable après dix mois de contestation. D’un côté, des protestataires passionnés, admirables mais piégés dans les grands centres urbains et, de l’autre, une offre de « solution » avec une élection présidentielle qui pare le vide, l’instabilité et donc le cauchemar à la libyenne. Épuisés et sans visibilité sur l’avenir, beaucoup, dans l’Algérie profonde, feront le choix pragmatique entre la démocratie et la sécurité. Le 12 décembre 2019, un nouveau président est finalement élu malgré les appels au boycott : Tebboune, un cadre du système depuis tou


    L’armée algérienne reste un mythe fondateur, avec une mystique de protection, de propriété, d’arbitre ultime.


    jours, mais qui gagne malgré la participation réservée. On expliquera son succès par son caractère d’outsider face à des candidats qui ont tous le malheur d’avoir été associé à un… parti politique. Le régime gagne avec la formule d’une présidentielle contrôlée, ouverte sur un choix de candidats déjà restreint à une pluralité politiquement correcte. Il y a deux ans, l’élu avait été disgracié et lynché par les télévisions du régime parce qu’il s’était opposé au clan au pouvoir. Aujourd’hui, il revient en sauveur, acclamé. Lors de sa première conférence de presse, réagissant à une question sur Macron qui « avait pris note du résultat », il lancera un « je ne lui répondrai pas ! » sous les ovations des présents. Tebboune avait compris l’avenir que se réserve encore le passé en Algérie.

    L’obsession française et la guerre virtuelle au Maroc ■ semblent avoir encore de beaux jours à vivre.


    Comment expliquer la puissance de ce délire, surtout auprès des jeunes? Peut-être par le mythe de l’union, encore une fois. Mis à part cette fausse guerre à la France qui donne un sens surréaliste de vieux vétérans aux plus jeunes justement, l’Algérie ne semble pas pouvoir imaginer un nouveau consensus fondé sur la pluralité, la multiculturalité et les différences. Le jour des élections, un étranger aurait été surpris par le ton et les mots employés pour lever les enthousiasmes dans les médias du régime et dans les échanges sur les réseaux : les formules verbales d’un engagement armé. D’ailleurs, on convoque encore en Algérie, pour débattre, les figures du « traître », harkis, invasion, menaces, juste pour parler… d’élections.



    L’ennemi, dans une métaphore favorite, vient toujours « d’outre-mer », alias la France et l’Occident. Même dans la bouche des démocrates et laïques, binationaux ou modernistes, cette habitude du procès en mode justice martiale est prégnante. Au plus obscur, on retrouve auprès du régime comme auprès de ses opposants cette envie de rejouer, absurdement, le martyr, le colon, le moudjahid, le maquis et l’oppresseur. Ténébreuse incapacité à dépasser un traumatisme ancien, reconduit en figurations creuses contemporaines. On s’étonnera de voir des vidéos sur la guerre le jour d’une élection présidentielle, autant que de lire, sur les murs d’un village oranais, un poème se concluant par « Nous ne serons jamais français » écrit en 2019 comme s’il s’agissait d’un référendum d’autodétermination en 1962 !


    Le régime a-t-il gagné ?


    Oui, provisoirement. C’est aussi conclure que la contestation a perdu, provisoirement. Comment alors un mouvement d’une telle ampleur, soudé par un souci aussi transcendant de pacifisme, a-t-il pu échouer ? Pour envisager une réponse, il faut remonter à la veille du 22 février. Depuis plusieurs semaines, un personnage franco-algérien, agitateur en one-manshow, né des réseaux sociaux et des facilités que permet Internet, parcourt les villages et les petites villes algériennes.

  • #2
    Rachid Nekkaz, autoparachuté opposant en Algérie après des déboires en France, s’invente un destin à la Gandhi à la rencontre des jeunes Algériens désemparés, oubliés, et sans possibilité de convertir le sport de l’émeute (des milliers par an, selon les statistiques) en contestation politique. L’étrangeté du rite est que Nekkaz n’a aucun discours, pas de programme et aucun passé militant. Juste une veste, un smartphone et… l’idée, révolutionnaire en soi, d’aller vers l’Algérie rurale, rencontrer les jeunes de la décennie Internet, écrasés par les vétérans de la guerre de libération, gérontocrates et infanticides.


    C’est, au contraire, la foule qui « parle » lors de ces meetings sauvages. Le personnage met en rage le régime. On tente partout de l’arrêter, on s’y harasse, en vain. Le régime se rappelait brusquement cet enjeu que les élites urbaines algériennes opposantes ont négligé : le contrôle de la ruralité est la clé du pouvoir en Algérie. Nekkaz fait ce porte-à-porte qui coupe l’herbe sous le pied du vieux FLN, appareil du régime, et recrute ces Algériens du pays profond qui votent « bien » et que les intellectuels délaissent. Nekkaz sera harcelé, accusé d’« atteinte à l’unité nationale» et d’«incitation à attroupement armé », puis arrêté la veille de l’élection du 12 décembre. Le verdict possible est une quinzaine d’années de prison.



    La menace de cet amuseur n’était pas une plaisanterie pour un régime maître en l’art du cloisonnement linguistique, urbain/ rural, ethnique ou autres.
    Alger souffre en effet d’un nombrilisme qui déteint souvent sur les contestataires. On y croit ce que les journalistes étrangers perpétuent eux aussi, qu’Alger c’est l’Algérie. On le verra le 12 décembre. Il suffisait d’habiter d’autres villes pour suivre, avec surprise, des comptes rendus de presse internationale mettant en avant l’abstention absolue, le refus de vote massif, juste par confusion entre la capitale et le pays. Hors d’Alger, des Algériens ont voté dans le calme et sans scène de violence. L’abstention était palpable, mais les votants n’étaient pas tous des « militaires déguisés » ou des illusions de propagande.



    Avoir voté est un choix, un conditionnement, une liberté, mais surtout une réalité. La ruralité a été perdue par la contestation dès juin, et c’est un constat que les Algérois refusent, souvent avec agressivité. Incapables de sortir de la capitale, d’imaginer un leadership décentralisé et une contestation qui reconnaît au monde rural la paternité de la révolution. Cette myopie trompera lourdement les médias étrangers et les analystes sous influence de militants locaux, ou eux-mêmes correspondants militants non déclarés. Une ceinture de militants-témoins habituels, l’effet de foule sur place, et un accès difficile au pays consacreront cette illusion.


    La réalité est que Nekkaz, faux héros de ce soulèvement, a saisi que l’Algérie n’est pas la place Maurice-Audin, ni les escaliers de la Grande-Poste, et que l’urbain était un ghetto politique. Secoué, le régime a repris la main dans le pays profond et a offert une formule plus lisible pour la ruralité : je propose une élection, la stabilité et la protection contre le complot étranger. L’opposition s’est enfoncée dans les luttes intestines, le « dégagisme » et l’illisibilité. Les villages, pour oser la formule, ne comprenaient plus ce que voulait la capitale. « Une révolution, c’est deux ou trois mots, me disait un ami, immense chroniqueur des années 1990, si elle devient des phrases, elle est déjà perdue. » La sentence reste vraie.


    Dans les villages, dès juin, la fenêtre se refermait sur un constat refusé par les plus radicaux à Alger ou Paris : l’Algérie profonde ne comprenait pas ce que la contestation exigeait puisque Bouteflika était démis, son gang en prison. La solidarité envers les prisonniers politiques en partie relâchés récemment, très nombreux dans les geôles, n’était même plus un devoir national pour certains qui justifiaient la répression par la nécessité de l’ordre. Pis, l’ultracentralisme du régime a provoqué un ultranarcissisme inconscient chez certains militants de la rue algéroise, déclassant la passion sincère et le sacrifice de beaucoup. C’est peutêtre même par un constat simple qu’on peut analyser l’échec actuel : la transformation de la révolution en politique a été rejetée et l’idée d’une transition négociée a été confondue avec le souvenir douloureux de la trahison. On aboutit, comme le concluent certains Algériens, à la figure du « révolté assisté », c’est-à-dire qui a besoin, sans se l’avouer, que le régime reste, comme pour mieux vivre indéfiniment l’épopée de la lutte.



    Une conclusion majoritairement injuste mais que le refus de toute issue politique pour le mouvement conforte aux yeux d’une partie de l’opinion.
    La révolution n’a pas gagné notamment à cause de ce « dégagisme » incapable de penser la négociation avec un régime qui tient encore l’essentiel des leviers : la rente pétrolière, l’armée, les armes, les moyens de répression et l’assentiment international d’Etats voisins ou partenaires, refroidis par les révolutions des foules. Entre le régime et les contestataires se jouait, en sourdine, une lutte de survie qui allait se solder, de manière stérile, par l’infanticide ou le parricide.


    D’autres pistes


    Juin 2019 : un journal américain publie une analyse fine sur le cas algérien. L’auteur note que l’armée n’a pas tiré sur la foule pour deux raisons : la contestation n’était ni islamiste ni kabyle. Difficile de la criminaliser comme d’habitude. Le régime le comprit vite et sut surmonter cette union adverse en divisant à tout-va. Juin, déjà… On décréta illégal le port de l’emblème amazigh, qui ne gênait personne depuis des mois, affirmation d’une région martyrisée et porteuse d’une fronde et d’un capital identitaire réprimé dans le sang. Le piège fonctionna parfaitement puisque la contestation répondit par une exhibition d’emblèmes plus massive. Suivra la séquence calculée: arrestations, condamnations à des peines de prison lourdes et déplacement de la revendication et sa régionalisation. Les uns se retrouvèrent à marcher pour libérer des prisonniers, les autres se firent convaincre, par la télévision, par Internet et par les réseaux sociaux, de complot de

    « Une révolution, c’est deux ou trois mots, me disait un ami, immense chroniqueur des années 1990, si elle devient des phrases, elle est déjà perdue. »

    division dans un pays qui vit l’union et l’unanimisme ■ comme une sécurité presque utérine. Le régime opéra, après la reprise en main de la ruralité, à la division dite «identitaire ». Quelques mois plus tard, on se retrouva même avec des flashs sur des arrestations de « comploteurs scissionnistes kabyles », à parler d’infiltration. Le régime recourra, en escarmouches d’appui, aux vieilles douleurs et vieilles batailles : francophones traîtres, arabophones authentiques, musulmans/laïques, Kabyles/Arabes… Au fil des semaines, la contestation perdait du terrain en perdant l’image d’un mouvement transcendant, national, uni. L’union changeait de camp, en quelque sorte. Elle se créait, par abus, par propagande et par convictions sincères, entre armée/peuple, plutôt qu’entre peuple/contestation. Le révolutionnaire avait son portrait défavorable: kabyle mais pas seulement, traître, francophile, manipulé et antimusulman, venu « d’ailleurs » et détestant « l’armée algérienne qui nous protège ». Par contraste, l’opposant au « Hirak » se dressait le portrait contraire : protecteur, nationaliste, soucieux de l’intérêt de tous, musulman, antifrançais et respectant la filiation et le lien avec les martyrs.


    « Le Désert des Tartares » et la Némésis


    La première semaine de décembre 2019, cette guerre d’images connut un virage : on vit, en France, des chibanis, personnes âgées, insultés et hués à l’entrée des bureaux de vote. Une aubaine pour présenter les révoltés comme des « gens incapables de respecter la liberté des autres ». Le manque de leadership pour le « Hirak » se fit ressentir là aussi comme un désastre. Il aurait pu empêcher ces tristes dérives et surtout la folklorisation idiote du mouvement par certains. Dans la presse, on avait déjà ce choix malsain entre des journaux prorégime, zélés dans le déni de la contestation, et une presse démocrate cédant au militantisme qui lui fit écrire « une marée humaine hier à… » là où l’auteur ne vit que des centaines de manifestants. Les voix politiques raisonnables étaient ignorées.
    Coupé de possibilité d’extension vers la ruralité, régionalisé, sans relais médiatiques puissants, acculé à la radicalité et trompé par le virtuel de Facebook, le mouvement perdait du terrain alors que sa revendication d’une Algérie libre, démocratique et ouverte à tous, était le rêve de tous. Le régime avait su transformer sa défaite en épopée, et la contestation avait réussi à faire basculer sa victoire dans l’impasse.




    Le constat est dur, provisoire certes, fait rager les radicaux sur les réseaux sociaux. D’ailleurs, un effet collatéral de la radicalité fait que toute analyse non militante est violemment refusée. Les bilans d’étape sont perçus comme les signes de la contrerévolution et la réflexion sur un échec provisoire sont les « preuves » d’un ralliement au régime. Sans généraliser, on peut expliquer ce déni comme la source de l’aveuglement, concomitant, sur la montée vigoureuse du néo-islamisme qui propose déjà à l’armée d’être son bras politique, alléché par la perspective de prise de contrôle économique et politique du pays. Pour l’élection du 12 décembre, on vit sans étonnement les salafistes et les anciens de l’armée islamique appeler à voter, massivement. Pour eux, un régime conservateur est moins nocif qu’une démocratie moderniste. Impasse provisoire cependant.



    Une négociation muette est à l’oeuvre, entre un président faible qui doit construire son pouvoir face au vide radical de la « rue », mais aussi face aux tuteurs militaires, aux vétérans et aux conservateurs rentiers derrière son dos. C’est-à-dire entre un régime qui sait qu’il est mortel malgré ses dénégations et une contestation qui a déjà signé l’irréversibilité de la dictature, malgré son échec de maturité, malgré les dizaines de prisonniers injustement incarcérés, malgré la foklorisation par le « selfie » qui la guette.
    Étranges réalités d’un pays fermé sur lui-même, isolé du reste du monde, difficile à comprendre et encore traversé par les houles de sa mémoire dévorante. La mort du général Gaïd Salah, chef des armées, redistribue légèrement les rôles mais consolide encore plus les castings symboliques de l’Algérie. Le général est aujourd’hui présenté comme le « père » perdu du soulèvement contre Bouteflika, le protecteur. Dans la conviction ou l’excès, on retrouve ce lien oedipien avec l’armée, figure de paternité sécurisante, l’entrave paralysante de la mémoire et le trauma d’une guerre dont le souvenir est devenu une identité en soi. En boucle, l’Algérie, c’est le fils qui s’aveugle en tuant le père, le père qui tue le fils en l’égarant dans le labyrinthe des revendications. On peut se perdre à déchiffrer des mythes dans cette réalité algérienne à la fois politique et largement symbolique.


    D’ailleurs, il faut vivre en Algérie, aller au-delà des articles de presse confondant réalité et convictions militantes de ses rédacteurs, pour comprendre les extensions de ce « Frexit » algérien permanent, ce jeu de rôles de la guerre d’indépendance, cette passion mortelle pour l’union, cette fabrication cyclique de l’ennemi. L’amateur de littérature que je suis y voit le cas d’un postcolonial qui a créé, par effet de huis clos, un fascinant mélange de genres entre Le Désert des Tartares et la Némésis grecque. Les étrangers repartent souvent d’Algérie avec des sentiments mélangés : on ne comprend pas comment la splendeur et le ridicule, la beauté et la neurasthénie, la richesse et l’oisiveté, le ciel et les cimetières, la mémoire et les nouveau-nés, l’impasse et l’horizon, le vieillissement raide et l’éternelle jeunesse, l’agressivité et la générosité s’y mélangent si dangereusement



    Étranges réalités d’un pays fermé sur lui-même, isolé du reste du monde, difficile à comprendre et encore traversé par les houles de sa mémoire dévorante.


    Le Point.

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