A chaque fois qu’ils ont rejeté un accord que nous avions établi pour feindre de résoudre le conflit qui nous oppose à eux, peu de temps après, ils ont amèrement regretté leur choix. Le minimum que nous leur proposions à un moment donné (sans engagement de notre part) nous le déclarions peu après dorénavant inacceptable pour nous et ainsi inaccessible pour eux. Une telle roue de faits accomplis successifs à notre avantage et de grignotage de ce qu’ils pensaient être leurs droits, tourne depuis plusieurs décennies. Pendant ce temps, grâce à nos puissants soutiens et à leurs faux alliés, nous n’avons pas cessé de les obliger à réduire leurs prétentions. Ils n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes. La règle dans ce jeu est : « Que sa mère pleure plutôt que la mienne. »
A force de persévérance et en déployant une débauche d’humanisme et de charité, nous sommes finalement arrivés à formuler une solution définitive. Nos adversaires ne sont même plus en mesure de la contester et nous en sommes heureux pour eux et pour nous. Ils ont payé cher en vies humaines, en incarcérations, en expropriations, en démolition d’habitations et autres punitions, tous les rejets et contestations passés des mesures que nous leur avions suggérées. Nous avons ainsi été obligés, la mort dans l’âme, de durcir progressivement notre attitude à leur égard dans l’unique but de les déradicaliser et les amener à accepter l’idée que nous avions tous le droits et eux, aucun si ce n’est celui de partir loin sans rien demander. Nous avons dû éliminer, souvent à titre préventif, des hommes et des femmes de tout âge qui nous apparaissaient être les moins conciliants parmi eux et qui pouvaient même dans un long terme représenter un danger pour nous... On ne les châtiait pas pour le plaisir de les voir souffrir, mais pour les remettre sur la bonne voie, les préserver de dérives dangereuses pour eux-mêmes et pour nous, et surtout pour donner l’exemple et leur apprendre à redouter notre colère et à solliciter en rampant notre bienveillance. C’est que nous sommes guidés dans nos actions par la raison, l’altruisme, la générosité, la justice et le bon sens.
La solution, terminale celle-là, va donc être mise en œuvre aujourd’hui même. C’est pour cela que partout dans notre foyer national, l’air est à la fête. Une belle journée en perspective sur tous les plans. Le ciel est bleu avec un beau soleil qui prodigue tout juste assez de chaleur pour rendre l’ambiance agréable. De la mer vient une légère et douce brise qui nous invite à nous laisser aller à la joie. Même la nature semble vouloir participer à notre allégresse. C’est la preuve que nos actions et objectifs sont bénis par la Providence.
Un écho d’une lointaine fanfare me presse de m’habiller pour sortir de mon logis. Mon impatience me fait pester contre mes chaussettes que je ne retrouve pas et contre mes souliers que je lace fébrilement.
Je suis ébloui par ce que je vois dehors. Ils sont tous beaux ces gens-là. Pas un qui ne sourit et qui ne respire la bonhomie. Je sens des larmes me picoter le fond des yeux. Un élan me pousse à me fondre dans cette foule si humaine, si accueillante. Je ne suis qu’un atome, aussi petit soit-il, qui participe à donner sa force et sa dureté au diamant qu’est ce pays et qui sera ce soir enfin débarrassé de toute impureté.
Je me remplis les yeux par le spectacle qu’offre la grande place centrale. Notre drapeau flotte partout. Tous les magasins alentour sont ouverts mais ne proposent rien à vendre. Leurs portes sont entourées de branches de palmiers, les murs intérieurs sont couverts de beaux tapis et un espace en leur milieu est occupé par des buffets qui proposent gracieusement aux passants des boissons, des gâteaux et autres gâteries. Dans les cafés, magnifiquement décorés pour la circonstance, des orchestres jouent une musique façonnée par des apports de centaines d’années et de milliers de lieux sans qu’elle ne perde rien de son caractère spécifiquement notre. Tout un chacun peut y entrer, s’y installer confortablement et consommer ce que bon lui semble sans avoir à payer.
Toute cette ambiance nous donne un avant-goût de ce que sera notre existence au paradis auquel nous sommes destinés dans l’au-delà. En attendant, nous allons finalement prendre entièrement et définitivement possession de la terre que le Tout Puissant nous a promise, comme cela figure dans les incontestables écritures qu’Il nous a destinées et que nos prophètes nous ont léguées.
Au milieu de la place, une foule considérable entoure un immense espace et semble absorbée par quelque spectacle attrayant. Je me dirige vers elle et sans difficulté, je me retrouve au premier rang. Ils sont là, formant un carré parfait : quelques dizaines de bus, proprets et confortables. Autour d’eux, les voyageurs qui vont les prendre sont alignés en rangs serrés. Ce sont des hommes et des femmes de tout âge, certains portent sur leurs bras des nourrissons ou de tous jeunes enfants. A leurs pieds, un maigre bagage.
Si au moins il y avait de la résignation dans leurs yeux, ils m’auraient certainement inspiré de la pitié et j’aurai même écrasé une larme ou deux sur leur sort. Mais là, comme ils sont, dans le regard qu’ils pointent sans ciller sur nous, nous percevons d’intenses lueurs de défi et d’espoir. Leur manière de se tenir debout et le port de leurs têtes ne sont pas celles de personnes qui ont été définitivement défaites. Leur attitude révèle plutôt la promesse ferme d’un retour triomphal mais pas en revanchards.
Malgré l’éclatante lumière du soleil, tout s’obscurcit devant mes yeux. Comment ai-je pu avoir un sentiment, même fugace, d’empathie envers ces gens ? Comment ai-je pu, même un court instant, penser qu’ils sont, presque comme nous, des humains et qu’ils méritent notre compassion, même s’ils nous sont inférieurs ? Je les regarde là et me voilà convaincu que nous avons tout à fait raison de les haïr, d’avoir peur d’eux, de voir en eux une souillure, de les chasser loin de nous. Ils ne nous seront même pas reconnaissants de les avoir emmenés vers leur exil dans des cars qui disposent de toutes les commodités alors qu’on aurait pu le faire en les fouettant comme des bêtes nuisibles.
On doit absolument les fouiller pour leur confisquer les clés des maisons qu’ils ont indûment occupées pendant des millénaires. Nous effacerons ainsi de leurs mémoires même le souvenir du projet de retour.
Ils montent enfin dans les bus, sans nous quitter des yeux. Nous nous écartons dans un silence de crypte et avec des mouvements d’automates pour laisser passer les bus. A ce moment-là, la fanfare commence à jouer une musique martiale et entrainante. Des acrobates sautent dans l’espace libre au milieu de la foule. Ils n’arrivent pas à détourner nos yeux des bus qui roulent vers leur lointaine destination.
Il n’y a plus trace d’eux chez nous. Un avenir radieux nous attend. Il n’y a plus personne pour nous contester cette terre.
Seulement voilà : pour arriver à écraser, à soumettre puis à chasser nos rivaux, on nous a appris depuis notre naissance, pratiquement à tout moment et en toute occasion à les haïr, à les mépriser, à nier leur humanité. Cette haine et ce mépris sont solidement ancrés en nous et nous ne pourrons peut-être jamais nous en défaire.
Dans le ciel, à l'opposé de la direction prise par les bus, de lourds nuages commencent à se rassembler et voilent progressivement la lumière du soleil. Une sourde appréhension s'est imprimée sur nos visages. A mesure que l'obscurité s'étale sur la ville, toute trace de convivialité est en train de s'étioler chez ceux qui étaient il y a un court instant de joyeux fêtards. La même force qui nous a amenés à nous rassembler depuis le matin pour rendre palpable l'exaltation de notre union contre ceux que nous avons chassés, semble nous pousser à nous disperser, à ne plus tolérer notre promiscuité dans la foule. Nous nous empressons de rentrer chez nous pour nous abriter du terrible orage qui s'annonce mais surtout pour fuir un indéfinissable danger qui semble surgir des fins fonds de notre être.
Les nuages, tonitruants et zébrés d'éclairs ne se sont toujours pas décidés à se faire pluie; alors comment se fait-il que mon visage soit tout mouillé... Bon Dieu... Et maintenant, bon Dieu ? Comment va être notre vie ? Maintenant que les bus sont loin, très loin, que nous sommes restés rien qu'entre nous, contre qui allons-nous tourner nos irrésistibles haines et mépris ?
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A force de persévérance et en déployant une débauche d’humanisme et de charité, nous sommes finalement arrivés à formuler une solution définitive. Nos adversaires ne sont même plus en mesure de la contester et nous en sommes heureux pour eux et pour nous. Ils ont payé cher en vies humaines, en incarcérations, en expropriations, en démolition d’habitations et autres punitions, tous les rejets et contestations passés des mesures que nous leur avions suggérées. Nous avons ainsi été obligés, la mort dans l’âme, de durcir progressivement notre attitude à leur égard dans l’unique but de les déradicaliser et les amener à accepter l’idée que nous avions tous le droits et eux, aucun si ce n’est celui de partir loin sans rien demander. Nous avons dû éliminer, souvent à titre préventif, des hommes et des femmes de tout âge qui nous apparaissaient être les moins conciliants parmi eux et qui pouvaient même dans un long terme représenter un danger pour nous... On ne les châtiait pas pour le plaisir de les voir souffrir, mais pour les remettre sur la bonne voie, les préserver de dérives dangereuses pour eux-mêmes et pour nous, et surtout pour donner l’exemple et leur apprendre à redouter notre colère et à solliciter en rampant notre bienveillance. C’est que nous sommes guidés dans nos actions par la raison, l’altruisme, la générosité, la justice et le bon sens.
La solution, terminale celle-là, va donc être mise en œuvre aujourd’hui même. C’est pour cela que partout dans notre foyer national, l’air est à la fête. Une belle journée en perspective sur tous les plans. Le ciel est bleu avec un beau soleil qui prodigue tout juste assez de chaleur pour rendre l’ambiance agréable. De la mer vient une légère et douce brise qui nous invite à nous laisser aller à la joie. Même la nature semble vouloir participer à notre allégresse. C’est la preuve que nos actions et objectifs sont bénis par la Providence.
Un écho d’une lointaine fanfare me presse de m’habiller pour sortir de mon logis. Mon impatience me fait pester contre mes chaussettes que je ne retrouve pas et contre mes souliers que je lace fébrilement.
Je suis ébloui par ce que je vois dehors. Ils sont tous beaux ces gens-là. Pas un qui ne sourit et qui ne respire la bonhomie. Je sens des larmes me picoter le fond des yeux. Un élan me pousse à me fondre dans cette foule si humaine, si accueillante. Je ne suis qu’un atome, aussi petit soit-il, qui participe à donner sa force et sa dureté au diamant qu’est ce pays et qui sera ce soir enfin débarrassé de toute impureté.
Je me remplis les yeux par le spectacle qu’offre la grande place centrale. Notre drapeau flotte partout. Tous les magasins alentour sont ouverts mais ne proposent rien à vendre. Leurs portes sont entourées de branches de palmiers, les murs intérieurs sont couverts de beaux tapis et un espace en leur milieu est occupé par des buffets qui proposent gracieusement aux passants des boissons, des gâteaux et autres gâteries. Dans les cafés, magnifiquement décorés pour la circonstance, des orchestres jouent une musique façonnée par des apports de centaines d’années et de milliers de lieux sans qu’elle ne perde rien de son caractère spécifiquement notre. Tout un chacun peut y entrer, s’y installer confortablement et consommer ce que bon lui semble sans avoir à payer.
Toute cette ambiance nous donne un avant-goût de ce que sera notre existence au paradis auquel nous sommes destinés dans l’au-delà. En attendant, nous allons finalement prendre entièrement et définitivement possession de la terre que le Tout Puissant nous a promise, comme cela figure dans les incontestables écritures qu’Il nous a destinées et que nos prophètes nous ont léguées.
Au milieu de la place, une foule considérable entoure un immense espace et semble absorbée par quelque spectacle attrayant. Je me dirige vers elle et sans difficulté, je me retrouve au premier rang. Ils sont là, formant un carré parfait : quelques dizaines de bus, proprets et confortables. Autour d’eux, les voyageurs qui vont les prendre sont alignés en rangs serrés. Ce sont des hommes et des femmes de tout âge, certains portent sur leurs bras des nourrissons ou de tous jeunes enfants. A leurs pieds, un maigre bagage.
Si au moins il y avait de la résignation dans leurs yeux, ils m’auraient certainement inspiré de la pitié et j’aurai même écrasé une larme ou deux sur leur sort. Mais là, comme ils sont, dans le regard qu’ils pointent sans ciller sur nous, nous percevons d’intenses lueurs de défi et d’espoir. Leur manière de se tenir debout et le port de leurs têtes ne sont pas celles de personnes qui ont été définitivement défaites. Leur attitude révèle plutôt la promesse ferme d’un retour triomphal mais pas en revanchards.
Malgré l’éclatante lumière du soleil, tout s’obscurcit devant mes yeux. Comment ai-je pu avoir un sentiment, même fugace, d’empathie envers ces gens ? Comment ai-je pu, même un court instant, penser qu’ils sont, presque comme nous, des humains et qu’ils méritent notre compassion, même s’ils nous sont inférieurs ? Je les regarde là et me voilà convaincu que nous avons tout à fait raison de les haïr, d’avoir peur d’eux, de voir en eux une souillure, de les chasser loin de nous. Ils ne nous seront même pas reconnaissants de les avoir emmenés vers leur exil dans des cars qui disposent de toutes les commodités alors qu’on aurait pu le faire en les fouettant comme des bêtes nuisibles.
On doit absolument les fouiller pour leur confisquer les clés des maisons qu’ils ont indûment occupées pendant des millénaires. Nous effacerons ainsi de leurs mémoires même le souvenir du projet de retour.
Ils montent enfin dans les bus, sans nous quitter des yeux. Nous nous écartons dans un silence de crypte et avec des mouvements d’automates pour laisser passer les bus. A ce moment-là, la fanfare commence à jouer une musique martiale et entrainante. Des acrobates sautent dans l’espace libre au milieu de la foule. Ils n’arrivent pas à détourner nos yeux des bus qui roulent vers leur lointaine destination.
Il n’y a plus trace d’eux chez nous. Un avenir radieux nous attend. Il n’y a plus personne pour nous contester cette terre.
Seulement voilà : pour arriver à écraser, à soumettre puis à chasser nos rivaux, on nous a appris depuis notre naissance, pratiquement à tout moment et en toute occasion à les haïr, à les mépriser, à nier leur humanité. Cette haine et ce mépris sont solidement ancrés en nous et nous ne pourrons peut-être jamais nous en défaire.
Dans le ciel, à l'opposé de la direction prise par les bus, de lourds nuages commencent à se rassembler et voilent progressivement la lumière du soleil. Une sourde appréhension s'est imprimée sur nos visages. A mesure que l'obscurité s'étale sur la ville, toute trace de convivialité est en train de s'étioler chez ceux qui étaient il y a un court instant de joyeux fêtards. La même force qui nous a amenés à nous rassembler depuis le matin pour rendre palpable l'exaltation de notre union contre ceux que nous avons chassés, semble nous pousser à nous disperser, à ne plus tolérer notre promiscuité dans la foule. Nous nous empressons de rentrer chez nous pour nous abriter du terrible orage qui s'annonce mais surtout pour fuir un indéfinissable danger qui semble surgir des fins fonds de notre être.
Les nuages, tonitruants et zébrés d'éclairs ne se sont toujours pas décidés à se faire pluie; alors comment se fait-il que mon visage soit tout mouillé... Bon Dieu... Et maintenant, bon Dieu ? Comment va être notre vie ? Maintenant que les bus sont loin, très loin, que nous sommes restés rien qu'entre nous, contre qui allons-nous tourner nos irrésistibles haines et mépris ?
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