Algérie*: «*Abdelmadjid Tebboune peut encore saisir cette chance historique pour le pays*»
lemonde.fr | 30 janvier 2020 12:00
Le président algérien Abdelmadjid Tebboune à Alger, le 19 décembre 2019. Ramzi Boudina / REUTERS
Quelques semaines après son élection, le 12 décembre 2019, le nouveau président algérien Abdelmadjid Tebboune multiplie les consultations et les promesses d’apaisement. Mais à moins d’un mois du premier anniversaire du soulèvement populaire algérien, une partie de l’opposition dénonce une continuité des entraves aux libertés publiques.
Vice-président de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme (LADDH) et membre du Collectif de la société civile pour la transition démocratique, Saïd Salhi estime que l’acquittement des détenus d’opinion et l’ouverture des champs politique et médiatique « ne sont plus des préalables, mais des évidences qui ne doivent même pas être discutées ».
Le nouveau président, Abdelmadjid Tebboune, vous semble-t-il prêt à entamer un dialogue avec le Hirak, le mouvement populaire ?
Saïd Salhi Le président de fait – mal élu –, M. Tebboune, n’a pas fait d’offre explicite de dialogue. En revanche, à la recherche d’une nouvelle caution, il lance des consultations avec des personnalités qu’il choisit lui-même. C’est une manœuvre pour éviter de traiter directement avec le Hirak en tant qu’interlocuteur majoritaire dans la société, qui détient encore le rapport de force dans la rue. Il continue d’ignorer le mouvement et ses revendications, notamment celle d’une transition démocratique. A la place, M. Tebboune propose un dialogue sectoriel qu’il délègue à ses ministres.
Quel est, selon vous, son objectif ?
Diviser et faire éclater le Hirak, en ressuscitant les revendications corporatistes. On le voit bien avec le dialogue engagé avec les syndicats, les médias et d’autres secteurs. Il agit à deux niveaux. Au niveau politique en tentant encore d’imposer sa propre feuille de route, avec une ouverture contrôlée qui devrait lui garantir la régénération du système.
Au niveau sécuritaire, le pouvoir tente d’étouffer ou, à défaut, d’affaiblir les marches du mardi et du vendredi. Au moment où il procède à la libération « provisoire » des détenus du Hirak, il en interpelle d’autres pour les mêmes chefs d’inculpation.
Article réservé à nos abonnés Lire aussi En Algérie, le mouvement populaire continue de défier le régime en place
La situation sur le plan des libertés publiques n’a pas évolué, les violations sont toujours là, d’où la pertinence de la revendication d’une solution à la crise qui ne peut avoir lieu que dans le cadre d’une ouverture démocratique. Laquelle implique la libération et l’acquittement de l’ensemble des détenus d’opinion et politiques et l’ouverture des champs politique et médiatique. Ce ne sont plus des préalables, mais des évidences qui ne doivent même être discutées.
Que pensez-vous des annonces d’une réforme de la Constitution avec la mise en place d’une commission qui devra remettre des propositions au président d’ici à deux mois ?
Pour notre part, nous avions dès le mois de mars [2019] affirmé la nécessité d’une solution démocratique, pacifique et négociée. Nous avons tenté de traduire politiquement les revendications du Hirak pour un changement radical du système, et non dans le système. Ce changement doit passer par une refondation de l’édifice constitutionnel afin de garantir à la société le droit de s’autoréguler, de fonctionner démocratiquement dans la diversité, la médiation des conflits et la stabilité.
La Constitution est la pierre angulaire de toute solution politique. Dès le 22 février 2019, la société a exprimé ce besoin d’aller vers un nouveau contrat politique pour redéfinir les rapports dans la société, avec le pouvoir et dans le pouvoir. Il s’agit en fait de rendre au peuple sa souveraineté à travers un processus démocratique.
Lire aussi Algérie*: les ressorts de la résilience du Hirak
Mais ce qui est proposé aujourd’hui est un processus autoritaire, toujours contrôlé par le pouvoir, et qui exclut encore une fois le peuple. La Constitution ne peut avoir de force, donc être vraiment contraignante, que si elle est le fruit de ce compromis libre et consenti. Il faut rappeler que la Constitution de 2016 n’a jamais été effective et que les institutions prévues n’ont jamais vu le jour, notamment la cour constitutionnelle. Il y a aujourd’hui un consensus : la crise n’est pas celle des hommes, mais celle des institutions du régime, défaillantes, inopérantes et de façade. L’Etat a été instrumentalisé par le système.
Pensez-vous que M. Tebboune a les mains libres ou qu’il sera entravé par des forces à l’intérieur du système ?
C’est le représentant du système, la façade civile du pouvoir réel. Il a été porté au pouvoir non par le peuple, mais contre le peuple au terme d’un coup de force. Président avec une légitimité écorchée face à un mouvement populaire qui n’est pas encore près de rentrer chez lui, il est clair qu’il n’a pas les coudées franches.
Après la disparition de Gaïd Salah, ex-chef de l’état-major qui l’a porté aux commandes, il est un peu libéré, mais aussi démuni. Il ne faut pas oublier que le système est divisé et fortement ébranlé par le mouvement populaire. Son premier défi est de recomposer le système en interne pour pouvoir affronter le Hirak, et c’est ce qu’il tente de faire.
Lire aussi En Algérie, les manifestants s’interrogent sur la suite de la mobilisation
Nous avons pris acte du fait que M. Tebboune est le représentant du système, il lui incombe donc toute la responsabilité d’engager un processus politique, authentique et sincère. Nous attendons encore des gestes de bonne foi, des signaux forts. Nous souhaitons que le 22 février, date anniversaire du Hirak, soit l’opportunité d’amorcer un nouveau processus. M. Tebboune peut encore se rattraper, saisir cette chance historique pour le pays et ouvrir cette transition attendue vers une nouvelle République. Dans le cas contraire, s’il casse cet élan et cet espoir, il ne fera qu’aggraver la crise, au risque d’exposer le pays à tous les dérapages.
Quelle doit être, selon vous, la réponse de l’opposition et de la société civile à la démarche du pouvoir ?
Il n’y a pas mille chemins. Il faut renforcer le Hirak, maintenir la mobilisation, son cadre pacifique et unitaire et surtout le traduire en rapport de force politique. En réponse à la feuille de route du pouvoir, le Hirak doit vite élaborer la sienne et reprendre l’initiative. L’objectif est d’imposer un processus politique via des négociations sérieuses et transparentes. Cela passera bien évidement par un processus constituant.
L’idée d’une conférence nationale fait son chemin doucement, mais sûrement. Il s’agit de rassembler toutes les forces du changement fidèles au Hirak, des forces qui doivent souscrire aux préalables démocratiques du respect des libertés individuelles et collectives, de la diversité et du vivre-ensemble. Autant de valeurs qui s’expriment chaque vendredi depuis onze mois d’une mobilisation historique et sans failles. Le combat sera encore long, c’est le propre de toute transition pacifique, nous devons nous armer de la patience. Mais notre révolution vaincra, je n’en doute pas.
Algérie*: «*Abdelmadjid Tebboune peut encore saisir cette chance historique pour le pays*»
lemonde.fr | 30 janvier 2020 12:00
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Quelques semaines après son élection, le 12 décembre 2019, le nouveau président algérien Abdelmadjid Tebboune multiplie les consultations et les promesses d’apaisement. Mais à moins d’un mois du premier anniversaire du soulèvement populaire algérien, une partie de l’opposition dénonce une continuité des entraves aux libertés publiques.
Vice-président de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme (LADDH) et membre du Collectif de la société civile pour la transition démocratique, Saïd Salhi estime que l’acquittement des détenus d’opinion et l’ouverture des champs politique et médiatique « ne sont plus des préalables, mais des évidences qui ne doivent même pas être discutées ».
Le nouveau président, Abdelmadjid Tebboune, vous semble-t-il prêt à entamer un dialogue avec le Hirak, le mouvement populaire ?
Saïd Salhi Le président de fait – mal élu –, M. Tebboune, n’a pas fait d’offre explicite de dialogue. En revanche, à la recherche d’une nouvelle caution, il lance des consultations avec des personnalités qu’il choisit lui-même. C’est une manœuvre pour éviter de traiter directement avec le Hirak en tant qu’interlocuteur majoritaire dans la société, qui détient encore le rapport de force dans la rue. Il continue d’ignorer le mouvement et ses revendications, notamment celle d’une transition démocratique. A la place, M. Tebboune propose un dialogue sectoriel qu’il délègue à ses ministres.
Quel est, selon vous, son objectif ?
Diviser et faire éclater le Hirak, en ressuscitant les revendications corporatistes. On le voit bien avec le dialogue engagé avec les syndicats, les médias et d’autres secteurs. Il agit à deux niveaux. Au niveau politique en tentant encore d’imposer sa propre feuille de route, avec une ouverture contrôlée qui devrait lui garantir la régénération du système.
Au niveau sécuritaire, le pouvoir tente d’étouffer ou, à défaut, d’affaiblir les marches du mardi et du vendredi. Au moment où il procède à la libération « provisoire » des détenus du Hirak, il en interpelle d’autres pour les mêmes chefs d’inculpation.
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La situation sur le plan des libertés publiques n’a pas évolué, les violations sont toujours là, d’où la pertinence de la revendication d’une solution à la crise qui ne peut avoir lieu que dans le cadre d’une ouverture démocratique. Laquelle implique la libération et l’acquittement de l’ensemble des détenus d’opinion et politiques et l’ouverture des champs politique et médiatique. Ce ne sont plus des préalables, mais des évidences qui ne doivent même être discutées.
Que pensez-vous des annonces d’une réforme de la Constitution avec la mise en place d’une commission qui devra remettre des propositions au président d’ici à deux mois ?
Pour notre part, nous avions dès le mois de mars [2019] affirmé la nécessité d’une solution démocratique, pacifique et négociée. Nous avons tenté de traduire politiquement les revendications du Hirak pour un changement radical du système, et non dans le système. Ce changement doit passer par une refondation de l’édifice constitutionnel afin de garantir à la société le droit de s’autoréguler, de fonctionner démocratiquement dans la diversité, la médiation des conflits et la stabilité.
La Constitution est la pierre angulaire de toute solution politique. Dès le 22 février 2019, la société a exprimé ce besoin d’aller vers un nouveau contrat politique pour redéfinir les rapports dans la société, avec le pouvoir et dans le pouvoir. Il s’agit en fait de rendre au peuple sa souveraineté à travers un processus démocratique.
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Mais ce qui est proposé aujourd’hui est un processus autoritaire, toujours contrôlé par le pouvoir, et qui exclut encore une fois le peuple. La Constitution ne peut avoir de force, donc être vraiment contraignante, que si elle est le fruit de ce compromis libre et consenti. Il faut rappeler que la Constitution de 2016 n’a jamais été effective et que les institutions prévues n’ont jamais vu le jour, notamment la cour constitutionnelle. Il y a aujourd’hui un consensus : la crise n’est pas celle des hommes, mais celle des institutions du régime, défaillantes, inopérantes et de façade. L’Etat a été instrumentalisé par le système.
Pensez-vous que M. Tebboune a les mains libres ou qu’il sera entravé par des forces à l’intérieur du système ?
C’est le représentant du système, la façade civile du pouvoir réel. Il a été porté au pouvoir non par le peuple, mais contre le peuple au terme d’un coup de force. Président avec une légitimité écorchée face à un mouvement populaire qui n’est pas encore près de rentrer chez lui, il est clair qu’il n’a pas les coudées franches.
Après la disparition de Gaïd Salah, ex-chef de l’état-major qui l’a porté aux commandes, il est un peu libéré, mais aussi démuni. Il ne faut pas oublier que le système est divisé et fortement ébranlé par le mouvement populaire. Son premier défi est de recomposer le système en interne pour pouvoir affronter le Hirak, et c’est ce qu’il tente de faire.
Lire aussi En Algérie, les manifestants s’interrogent sur la suite de la mobilisation
Nous avons pris acte du fait que M. Tebboune est le représentant du système, il lui incombe donc toute la responsabilité d’engager un processus politique, authentique et sincère. Nous attendons encore des gestes de bonne foi, des signaux forts. Nous souhaitons que le 22 février, date anniversaire du Hirak, soit l’opportunité d’amorcer un nouveau processus. M. Tebboune peut encore se rattraper, saisir cette chance historique pour le pays et ouvrir cette transition attendue vers une nouvelle République. Dans le cas contraire, s’il casse cet élan et cet espoir, il ne fera qu’aggraver la crise, au risque d’exposer le pays à tous les dérapages.
Quelle doit être, selon vous, la réponse de l’opposition et de la société civile à la démarche du pouvoir ?
Il n’y a pas mille chemins. Il faut renforcer le Hirak, maintenir la mobilisation, son cadre pacifique et unitaire et surtout le traduire en rapport de force politique. En réponse à la feuille de route du pouvoir, le Hirak doit vite élaborer la sienne et reprendre l’initiative. L’objectif est d’imposer un processus politique via des négociations sérieuses et transparentes. Cela passera bien évidement par un processus constituant.
L’idée d’une conférence nationale fait son chemin doucement, mais sûrement. Il s’agit de rassembler toutes les forces du changement fidèles au Hirak, des forces qui doivent souscrire aux préalables démocratiques du respect des libertés individuelles et collectives, de la diversité et du vivre-ensemble. Autant de valeurs qui s’expriment chaque vendredi depuis onze mois d’une mobilisation historique et sans failles. Le combat sera encore long, c’est le propre de toute transition pacifique, nous devons nous armer de la patience. Mais notre révolution vaincra, je n’en doute pas.
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