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La Syrie déborde d'Irakiens

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    Mieux vaut en rire, lorsqu'on le peut encore. Chaque soir, au Théâtre Ramita de Damas, des dizaines de spectateurs viennent applaudir l'acteur Hussein Al-Najjar et ses complices jouer sans retenue la pièce Mal du pays. Une farce irakienne, jouée par des Irakiens pour des Irakiens. Un million d'entre eux, peut-être plus, sont installés depuis des mois dans les banlieues de la capitale syrienne, à Jaramana, Saïda Zeinab, Qoutseya et Sehnaya.


    Ils vivent souvent entassés dans des logements de fortune dont les loyers ne cessent de grimper, parfois sans ressources, presque toujours incapables d'imaginer l'avenir. Alors, quand Hussein Al-Najjar, rendu célèbre par la télévision irakienne, entre en scène pour engager, larmoyant et grimaçant, la conversation téléphonique imaginaire d'un nouvel arrivant en Syrie avec sa vieille mère restée à Bagdad, c'est un tonnerre de rires et d'applaudissements qui monte des fauteuils épuisés, occupés par les réfugiés du chaos irakien.

    "On est mal payés, mais je préfère encore ça à tourner en rond dans mon appartement", soupire Maïs Komar, installée depuis neuf mois à Damas. Actrice de la pièce, elle joue une blonde orientale éruptive qui, minauderies à l'appui, exhorte ses compagnons d'exil à troquer au plus vite le rude dialecte irakien pour la douceur du chami, le parler damascène.

    Maïs Komar s'est tournée vers le spectacle à Bagdad juste après l'invasion américaine d'avril 2003, à la faveur du bref frémissement culturel qui fut vite emporté par la fureur des assassinats et des attentats. "Le théâtre a toujours été important en Irak, même sous Saddam, mais plus rien ne sera possible là-bas avant longtemps", assure l'actrice dont un frère a été tué dans l'explosion d'une voiture piégée.

    Dans la troupe improvisée à l'automne (Mal du pays a été jouée la première fois le 7 décembre 2006), les chiites et sunnites cohabitent en bonne intelligence. "Notre producteur est kurde, précise encore Maïs Komar, et je ne vois rien à y redire. Sauf qu'il nous paye avec un lance-pierres..."

    Si le public demeure nombreux, la pièce restera à l'affiche encore quelques semaines. Suivra peut-être une tournée en Syrie. La jeune femme ne voit pas plus loin, hausse les épaules en signe d'impuissance et ébouriffe sa crinière blonde avant de peaufiner un maquillage pourtant déjà appuyé.

    Son emploi, bien que précaire, fait d'elle une privilégiée. Les Irakiens sans ressources sont de plus en plus nombreux. A Jamarana, dans le couvent catholique Ibrahim Al-Khalil, Soeur Eliane, une Libanaise, tranche avec énergie des brassées de persil pour le taboulé du jour. "Envoyez de l'argent ! Le plus possible ! Le plus vite ! On saura quoi en faire !", s'écrie-t-elle en brandissant son couteau. Le couvent dispense des repas aux nécessiteux depuis belle lurette, trois fois par semaine, chrétiens et musulmans mêlés. Les Irakiens sont désormais majoritaires. Soeur Eliane ouvre le registre des familles, détaille les noms et le nombre d'enfants à charge. "On leur prépare des choses simples, de la viande, du riz, des pommes de terre, on se doute bien que certains font durer ces repas", soupire-t-elle.

    Située à une demi-heure de voiture du centre de la capitale syrienne, Jamarana était à l'origine peuplée de chrétiens venus du quartier de Bab Touma, dans la vieille ville, et de Druzes montés du Sud. Mêmes rues encombrées de bus et de taxis jaunes de marque iranienne, mêmes portraits hiératiques et martiaux d'Hafez et Bachar Al-Assad, les dictateurs, père et fils, du régime. Rien ne distingue a priori cette banlieue des cités environnantes. Sauf que Jamarana est désormais majoritairement irakienne.

    Au restaurant Le Palmier de Bagdad, Mohammad, un sunnite, attend les clients derrière son comptoir pendant qu'Alaa, un chrétien, prépare la salle. Ici, on mange et on boit irakien. Une affichette collée sur la vitrine annonce la venue prochaine du jeune chanteur Houssam Al-Rassam, exilé dans le confortable émirat de Dubaï. Autour du restaurant, les agences de voyages spécialisées dans les destinations type Irak, Liban ou Jordanie prolifèrent.

    Les Irakiens dont le visa arrive à expiration doivent sortir de Syrie ne serait-ce qu'une heure pour en obtenir un nouveau. Ils le font généralement à Al-Oualid, le poste-frontière syro-irakien le plus proche de Damas.

    Malgré les horreurs quotidiennes de Bagdad et l'extrême dangerosité de la route qui relie la capitale irakienne à la frontière syrienne, les liens n'ont pas été coupés. Des taxis se hasardent toujours sur le ruban de bitume qui s'étire sur un millier de kilomètres à travers des provinces majoritairement sunnites que toutes sortes de milices et de truands écument jour et nuit.

    "Bagdad ! Bagdad !" Autour du restaurant, les crieurs font de la retape à tue-tête. Initié par ceux qui avaient naguère, avec l'accord du régime de Saddam Hussein, de fructueuses relations commerciales avec la Syrie, notamment dans les dernières années, le marché est contrôlé exclusivement par des Irakiens,

    Des voyageurs arrivent tous les jours de l'enfer. Plus d'un millier chaque semaine, selon les estimations les plus crédibles. Plus rares sont les candidats au voyage de retour.

    "En général, c'est pour une semaine, principalement pour le business", explique Yassine Shiekhan Ahmad, qui tient boutique en face du Palmier. "Cela concerne ceux qui ont un travail, une petite entreprise, mais qui ont installé par précaution leur famille à Damas."

    En Irak, Yassine gérait une entreprise de construction et s'occupait déjà de transports. Kidnappé et retenu prisonnier par des malfrats pendant plus d'une semaine en 2005, il a décidé de partir pour la Syrie avec sa famille. Certains de ses frères l'ont rejoint. D'autres attendent avant de se décider.

    Cette route, Ahlam Ahmed l'a empruntée il y a trois mois. Direction Bagdad. Enlevée elle aussi en 2005, condamnée pour "collaboration" par une milice sunnite et menacée de mort parce qu'elle participait à un conseil local chargé d'un district, la jeune femme avait trouvé refuge à Damas avec sa famille. C'est là que son fils aîné, Ahmad, a été emporté par un mal aussi mystérieux que foudroyant. "Une erreur de diagnostic, selon elle, on lui a administré un médicament inapproprié." Elle a refusé l'autopsie qui aurait permis d'en savoir plus. "Je suis croyante, ce qui est écrit est écrit", assume-t-elle. Mais comme il lui était impossible d'enterrer son enfant à Damas - simple étape sur un chemin dont elle ne connaît pas encore la destination finale -, elle a dû retourner à Bagdad avec le cercueil. Les trois jours qu'elle a passés dans sa ville pour les funérailles l'ont dissuadée d'y retourner. "Bien sûr, il y a l'insécurité, les bombes, la peur que l'on éprouve quand on envoie ses enfants à l'école sans pouvoir être sûr de les voir revenir. Mais il ne faut pas oublier les coupures d'électricité, l'eau qui n'arrive pas, la désorganisation générale... Ici au moins, tout fonctionne." Installée dans un appartement aux meubles défoncés, Ahlam inspecte avec soin la tenue réglementaire des écoliers syriens revêtue par sa fille et son plus jeune fils. L'école est située dans le quartier de Saïda Zeinab, lieu saint chiite de la banlieue de Damas fréquenté de longue date par des pèlerins irakiens.

    Le Monde
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