Au lendemain de la rencontre "en format Normandie" à l'Elysée il faut relire la première traduction française du texte clef de la doctrine géopolitique russe la plus influente et la moins connue.
AUTEUR GILLES GRESSANI • TRAD. DANYLO KHILKO
La doctrine Primakov
Nous avons le plaisir de publier la première traduction française d’un des textes les plus rares et influents de la géopolitique russe contemporaine. L’auteur, Yevgeny Primakov, à l’époque ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement Chernomyrdin et Kirienko, est sans doute l’un des plus influents praticiens des relations internationales de la fin du XXe siècle. La direction qu’il a imprimée à la politique étrangère russe au cours de son mandat demeure essentielle pour la classe politique russe, comme le reconnaissait récemment Sergei Lavrov, le puissant ministre des Affaires étrangères de l’administration poutinienne, lecteur attentif de ce texte inédit en français.1Sa leçon, prise en compte par des adversaires politiques comme Henri Kissinger, doit donc être étudiée de près.
Внешнеполитическое кредо // Встречи на перекрёстках
Je suis entré au ministère des Affaires étrangères à une époque complètement différente.
Le pays avait désormais pris le chemin de l’économie de marché et du pluralisme politique. La désintégration de l’Union soviétique ne suscitait pas la joie de tous. Pas du tout. Beaucoup de citoyens étaient tristes de perdre un pays puissant et multinational.
Le passage de l’URSS à la Russie a entraîné de graves conséquences. Le Pacte de Varsovie [NDT : le bloc des pays socialistes contrôlés par Moscou] et le Conseil d’assistance économique mutuelle [NDT : l’organisation économique du monde socialiste] ont été démantelés. A partir de là, tout a commencé.
Certaines personnes pensaient qu’à partir de ce moment là, la Russie allait intégrer le “monde civilisé” en tant que pays de second plan. Parfois discrètement, parfois publiquement, le peuple a accepté que l’URSS avait perdu la “guerre froide”, et que la Russie allait lui succéder. On pensait que les relations avec les États-Unis allaient se développer, comme cela avait été le cas pour le Japon et l’Allemagne, après leur défaite au cours de la Seconde Guerre mondiale. Ces deux pays avaient vu leur politique gérée par Washington, et ne s’y étaient pas opposés.
Cette vision était partagée par la grande majorité des politiciens en 1991. Ils pensaient que cette stratégie allait aider la Russie à surmonter les problèmes du passé.
Alors, il devint à la mode de dire que les responsables des réformes économiques devaient trouver un moyen de faire face à “la ruine d’après-guerre”.
Un spécialiste des sciences politiques, Roï Medvedev (“Медведев Р. Капитализм в России ? М., 1998. С. 98.“, “Roï Medvedev, Capitalisme en Russie ?”), critique cela en écrivant : “il est impossible de comparer les conséquences de la guerre froide à celles de la guerre civile [1917-1919] ou à celles de la Grande Guerre Patriotique [Seconde Guerre mondiale].
L’économie de l’URSS, devenue Russie, n’est pas détruite comme à la fin d’une guerre classique, et peut s’adapter à de nouvelles perspectives. Les problèmes que rencontre l’économie russe sont le fait de la politique des réformateurs radicaux, et non de la guerre froide. En effet, le niveau d’inflation était plus bas pendant la Guerre Patriotique que durant les années 1993-1994, de même que la croissance.
AUTEUR GILLES GRESSANI • TRAD. DANYLO KHILKO
La doctrine Primakov
Nous avons le plaisir de publier la première traduction française d’un des textes les plus rares et influents de la géopolitique russe contemporaine. L’auteur, Yevgeny Primakov, à l’époque ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement Chernomyrdin et Kirienko, est sans doute l’un des plus influents praticiens des relations internationales de la fin du XXe siècle. La direction qu’il a imprimée à la politique étrangère russe au cours de son mandat demeure essentielle pour la classe politique russe, comme le reconnaissait récemment Sergei Lavrov, le puissant ministre des Affaires étrangères de l’administration poutinienne, lecteur attentif de ce texte inédit en français.1Sa leçon, prise en compte par des adversaires politiques comme Henri Kissinger, doit donc être étudiée de près.
Внешнеполитическое кредо // Встречи на перекрёстках
Je suis entré au ministère des Affaires étrangères à une époque complètement différente.
HENRY KISSINGER
De 2007 à 2009, Evgeny Primakov et moi-même avons présidé un groupe composé de ministres à la retraite, de hauts fonctionnaires et de dirigeants militaires de Russie et des États-Unis, dont certains se trouvent aujourd’hui parmi nous. Son but était de d’aplanir les aspérités qui contrarient les relations américano-russes et de réfléchir aux possibilités d’approches coopératives. En Amérique, ce groupe était décrit comme un Track II, c’est-à-dire bi-partisan et encouragé par la Maison-Blanche à réfléchir, mais non pas à négocier en son nom. Nous avons organisé des rencontres dans chacun des deux pays, de manière alternative. Le président Poutine a reçu le groupe à Moscou en 2007 et le président Medvedev en 2009. En 2008, le président George W. Bush a rassemblé la plupart de son équipe de sécurité nationale dans la salle des ministres pour un dialogue avec nos invités.
Tous les participants ont occupé des postes à haute responsabilité pendant la Guerre froide. Pendant des périodes de tension, ils ont affirmé l’intérêt national de leur pays. Mais ils ont également compris, nourris par l’expérience, les périls d’une technologie menaçant la vie civilisée et évoluant dans une direction qui, dans une situation de crise, pourrait détruire toute forme de vie humaine organisée. Le monde était traversé de crises, auxquelles la différence des cultures et l’antagonisme des idéologies apportaient une certaine grandeur.
Dans ce travail, Evgueni Primakov était un partenaire indispensable. Son esprit affûté et analytique, rehaussé d’une compréhension globale des tendances de notre temps, acquise au cours d’années passées à proximité, puis, finalement, au centre du pouvoir, mais aussi sa grande dévotion pour son pays, permirent d’affiner notre pensée et de contribuer à la quête d’une vision commune. Nous n’étions pas toujours d’accord, mais nous avons toujours eu du respect l’un pour l’autre. Il nous manque à tous, et à moi en particulier, en tant que collègue et ami.
De 2007 à 2009, Evgeny Primakov et moi-même avons présidé un groupe composé de ministres à la retraite, de hauts fonctionnaires et de dirigeants militaires de Russie et des États-Unis, dont certains se trouvent aujourd’hui parmi nous. Son but était de d’aplanir les aspérités qui contrarient les relations américano-russes et de réfléchir aux possibilités d’approches coopératives. En Amérique, ce groupe était décrit comme un Track II, c’est-à-dire bi-partisan et encouragé par la Maison-Blanche à réfléchir, mais non pas à négocier en son nom. Nous avons organisé des rencontres dans chacun des deux pays, de manière alternative. Le président Poutine a reçu le groupe à Moscou en 2007 et le président Medvedev en 2009. En 2008, le président George W. Bush a rassemblé la plupart de son équipe de sécurité nationale dans la salle des ministres pour un dialogue avec nos invités.
Tous les participants ont occupé des postes à haute responsabilité pendant la Guerre froide. Pendant des périodes de tension, ils ont affirmé l’intérêt national de leur pays. Mais ils ont également compris, nourris par l’expérience, les périls d’une technologie menaçant la vie civilisée et évoluant dans une direction qui, dans une situation de crise, pourrait détruire toute forme de vie humaine organisée. Le monde était traversé de crises, auxquelles la différence des cultures et l’antagonisme des idéologies apportaient une certaine grandeur.
Dans ce travail, Evgueni Primakov était un partenaire indispensable. Son esprit affûté et analytique, rehaussé d’une compréhension globale des tendances de notre temps, acquise au cours d’années passées à proximité, puis, finalement, au centre du pouvoir, mais aussi sa grande dévotion pour son pays, permirent d’affiner notre pensée et de contribuer à la quête d’une vision commune. Nous n’étions pas toujours d’accord, mais nous avons toujours eu du respect l’un pour l’autre. Il nous manque à tous, et à moi en particulier, en tant que collègue et ami.
Le pays avait désormais pris le chemin de l’économie de marché et du pluralisme politique. La désintégration de l’Union soviétique ne suscitait pas la joie de tous. Pas du tout. Beaucoup de citoyens étaient tristes de perdre un pays puissant et multinational.
HENRY KISSINGER
À la fin de la Guerre froide, les Russes et les Américains imaginaient un partenariat stratégique sur la base de leurs expériences récentes. Les Américains s’attendaient à ce qu’une période de moindre tension entraînerait une coopération productive sur les problèmes mondiaux. La fierté que les russes tiraient de la modernisation de leur pays était blessée par les difficultés que causaient la transformation de leurs frontières et par la découverte des travaux herculéens qu’ils leur restaient à accomplir pour reconstruire et redéfinir leur nation. Nombreux furent ceux qui, d’un côté comme de l’autre, comprirent que les destins de la Russie et des Etats-Unis ne pouvaient être séparés. Préserver la stabilité, et prévenir la prolifération des armes de destruction massive devenaient chaque jour plus nécessaire, de même que l’édification d’un système de sécurité en Eurasie, notamment tout autour des frontières russes.
De nouvelles perspectives s’ouvraient pour les échanges économiques, pour l’investissement, et, cerise sur le gâteau, pour la coopération énergétique.
À la fin de la Guerre froide, les Russes et les Américains imaginaient un partenariat stratégique sur la base de leurs expériences récentes. Les Américains s’attendaient à ce qu’une période de moindre tension entraînerait une coopération productive sur les problèmes mondiaux. La fierté que les russes tiraient de la modernisation de leur pays était blessée par les difficultés que causaient la transformation de leurs frontières et par la découverte des travaux herculéens qu’ils leur restaient à accomplir pour reconstruire et redéfinir leur nation. Nombreux furent ceux qui, d’un côté comme de l’autre, comprirent que les destins de la Russie et des Etats-Unis ne pouvaient être séparés. Préserver la stabilité, et prévenir la prolifération des armes de destruction massive devenaient chaque jour plus nécessaire, de même que l’édification d’un système de sécurité en Eurasie, notamment tout autour des frontières russes.
De nouvelles perspectives s’ouvraient pour les échanges économiques, pour l’investissement, et, cerise sur le gâteau, pour la coopération énergétique.
Certaines personnes pensaient qu’à partir de ce moment là, la Russie allait intégrer le “monde civilisé” en tant que pays de second plan. Parfois discrètement, parfois publiquement, le peuple a accepté que l’URSS avait perdu la “guerre froide”, et que la Russie allait lui succéder. On pensait que les relations avec les États-Unis allaient se développer, comme cela avait été le cas pour le Japon et l’Allemagne, après leur défaite au cours de la Seconde Guerre mondiale. Ces deux pays avaient vu leur politique gérée par Washington, et ne s’y étaient pas opposés.
Cette vision était partagée par la grande majorité des politiciens en 1991. Ils pensaient que cette stratégie allait aider la Russie à surmonter les problèmes du passé.
Alors, il devint à la mode de dire que les responsables des réformes économiques devaient trouver un moyen de faire face à “la ruine d’après-guerre”.
Un spécialiste des sciences politiques, Roï Medvedev (“Медведев Р. Капитализм в России ? М., 1998. С. 98.“, “Roï Medvedev, Capitalisme en Russie ?”), critique cela en écrivant : “il est impossible de comparer les conséquences de la guerre froide à celles de la guerre civile [1917-1919] ou à celles de la Grande Guerre Patriotique [Seconde Guerre mondiale].
L’économie de l’URSS, devenue Russie, n’est pas détruite comme à la fin d’une guerre classique, et peut s’adapter à de nouvelles perspectives. Les problèmes que rencontre l’économie russe sont le fait de la politique des réformateurs radicaux, et non de la guerre froide. En effet, le niveau d’inflation était plus bas pendant la Guerre Patriotique que durant les années 1993-1994, de même que la croissance.
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