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Algérie : La vengeance du « système »

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  • Algérie : La vengeance du « système »

    Depuis le début de l’épidémie, malgré l’interruption des manifestations du Hirak le vendredi, les autorités accentuent les contrôles et les arrestations de journalistes, militants et facebookers.





    Libérez Fahd Nouari, libérez Saeddedine Youcef Islam, libérez Yasser Kadiri, libérez Menad Larbi, libérez Khaled Drareni, libérez Fersaoui Abdelouahab, libérez Walid Kechida. » Le ton est grave : dans une vidéo de soutien d’une dizaine de minutes, des citoyens algériens égrènent face caméra dans différentes langues les noms des détenus d’opinion. Des initiatives comme celle-ci se multiplient sur les réseaux sociaux, une façon de poursuivre la mobilisation malgré le confinement.

    Depuis le début du mouvement populaire, des centaines d’Algériens ont été arrêtés et mis sous mandat de dépôt avant d’être condamnés, pour des délits tels que port de l’emblème amazigh (drapeau kabyle), atteinte à l’ordre public, à l’unité nationale, à la personne du président, etc. Lorsqu’ils n’ont pas été arrêtés lors des manifestations hebdomadaires, interrompues depuis le confinement, ils le sont systématiquement après leur convocation au commissariat. C’est le cas notamment du jeune militant du Hirak Yasser Kadiri, arrêté le 4 mai, à qui l’on reproche ses lives de manifestation partagés des milliers de fois sur les réseaux sociaux, où il se filmait avec deux de ses camarades manifestant dans la petite ville de Timimoun. Interviewé quelques heures avant son arrestation par le site d’information L’Avant-Garde, il confiait : « Je ne crains pas d’être interpellé ou incarcéré. Je suis convaincu de ce que je fais et des objectifs pour lesquelles nous nous battons. Nous voulons une nouvelle Algérie. Une Algérie qui nous portera tous et toutes avec nos différences. J’espère que nous ne serons pas seuls. Je lance un appel aux avocats et aux militants pour nous venir en aide et nous soutenir, moi et Djaâfar Ahmed Sidi Moussa », l’un de ses amis de marche, arrêté quelques jours plus tôt.

    Une énième constitution

    Le mouvement populaire de contestation algérien a débuté le 22 février 2019, conduisant, le 2 avril suivant, à la chute d’Abdelaziz Bouteflika, qui briguait un cinquième mandat, poussé vers la sortie par le boss de l’armée, Gaïd Salah. Ce dernier a imposé une élection présidentielle le 12 décembre, qui a porté Abdelmadjid Tebboune à la tête de l’État.

    Alors que la rue manifeste de plus belle pour dénoncer l’irrégularité de l’élection (aucune mise à jour des listes électorales, absence de bureaux de vote dans plusieurs villes kabyles, etc.), l’homme fort Gaïd Salah est mort d’une crise cardiaque une semaine après l’investiture. Tandis que le peuple algérien s’organise par corps de métiers pour créer syndicats et collectifs afin de défendre ses droits, Tebboune, comme tous ses prédécesseurs, accélère le pas et vient de présenter une première mouture d’une nouvelle Constitution, avec un bouleversement géopolitique majeur, puisque ce projet énonce la possibilité nouvelle pour l’armée, historiquement cantonnée à la sécurité intérieure, d’intervenir à l’étranger, dans un contexte frontalier tendu avec la Libye, le Maroc, le Niger et le Mali.

    Depuis l’arrivée de la pandémie en Algérie, les arrestations de facebookers pleuvent. La majorité sont de jeunes hommes de 20 à 30 ans qui, comme Yasser Kadiri, ont produit un contenu viral sur les réseaux sociaux, très souvent en arabe dialectal et donc compris de toute la population. Qu’il s’agisse d’un simple montage photographique (« mème »), d’un témoignage ou d’un discours d’opinion, les autorités ne font pas la différence.
    « Abdelmadjid Tebboune [le Président algérien élu en décembre 2019] aurait pu faire le choix d’être le président de la transition démocratique, mais, avec cette pandémie et le confinement, on a le sentiment d’assister à la vengeance du système et à la volonté de l’État d’affirmer son pouvoir sur le peuple. » C_e -fonctionnaire de 31 ans ne mâche pas ses mots. « Le pouvoir est en train de nous montrer son incompétence. Lorsqu’ils ont pris leurs fonctions, les membres du gouvernement ont affirmé que nous étions une puissance régionale, et à présent, face au Covid-19, ils se retrouvent à ouvrir des cagnottes appelant le peuple algérien d’ici et d’ailleurs à soutenir le pays. C’est aberrant, et ils l’ont fait avant même la chute du cours du pétrole »,_ finit cet employé de la Sonatrach, géant national de la production d’hydrocarbures.

    Les cheveux courts, le visage dessiné au couteau, Mina, comme plusieurs personnes contactées, a choisi l’anonymat pour s’exprimer librement, sans craindre des représailles. Entre la distribution de médicaments et les discussions avec les jeunes de son quartier, elle oublie souvent de dormir. « Sur le plan politique, le Hirak était un boost pour tous ces jeunes. En temps de Covid-19, il a pris une dimension virtuelle. La lutte politique sur la toile est en train d’être confirmée par les arrestations qui ne cessent, à la suite de posts Facebook de ceux qui étaient au départ presque des anonymes », raconte-t-elle.Elle poursuit : « L’État cherche à rompre la dynamique du Hirak avant le déconfinement. Malheureusement pour le système, l’effet inverse se produit, et c’est là que la dimension sociale intervient et renforce le mouvement. Dans les quartiers, des comités informels s’organisent pour venir en aide aux personnes dans le besoin et désinfecter les parties communes. Mais clairement aussi pour remplir une mission de service public que l’État n’accomplit plus depuis bien des années. De Meissonier à Belcourt et de Bachdjarah à Bab El Oued, il y a des familles entières qui se retrouvent aujourd’hui dans une extrême précarité. Car beaucoup d’entre elles vivent de petits boulots payés au jour le jour. »

    Justement Sarah, la trentaine à peine, un masque sur le visage, répète aux bénéficiaires de garder leur distance pour leur sécurité et celle de leurs familles. « Au début du confinement, j’ai juste répondu à un appel à l’aide d’une famille, puis je suis passée à dix, puis à deux cents. J’ai demandé de l’aide, des gens sont venus m’assister bénévolement, puis on a fait un appel aux dons, et aujourd’hui on prépare des colis repas pour plus de huit cents personnes. Pour moi, c’est ça, mon Hirak. On est complètement dans l’illégalité, mais là c’est le temps de l’action. » Comme Sarah et Mina, ils sont nombreux à travers toute l’Algérie à avoir transformé leur vendredi de marche en semaine d’action solidaire. Pour eux, la pandémie vient renforcer le Hirak et leur volonté d’un autre monde.

    La voix rauque, presque essoufflée au bout du fil, Mina ajoute : « Il ne faut pas nier qu’il y a des mondes parallèles en Algérie. Le quartier populaire est loin du petit monde des intellectuels. Si vous allez voir un jeune “A3liya” [littéralement “nu, sans vêtements”, terme désignant les jeunes des quartiers très pauvres] et que vous lui dites “la police a arrêté untel pour avoir dit ça”, il vous répondra que la justice n’existe pas, car ces jeunes sont les premières victimes du système judiciaire. Le confinement et le comportement de l’État sont en train d’exacerber la situation et finalement de tous nous mettre au même niveau, car maintenant nous sommes tous des justiciables d’une justice corrompue. »

    Grand, lunettes de soleil vissées sur le nez : il est impossible de ne pas croiser Khaled Drareni, le visage flottant au-dessus de la foule, téléphone au bout de son bras tendu. Depuis plus d’une année, il filme la foule immense qui bat le pavé pacifiquement à Alger. Lui comme de nombreux journalistes qui couvrent le Hirak sont régulièrement la cible de pressions policières, arrestations, contrôles, avec un passage parfois au commissariat. Le 7 mars, Khaled, journaliste et fondateur du site d’information Casbah Tribune, est arrêté et accusé d’« incitation à attroupement non armé et d’atteinte à l’intégrité du territoire national ». Il est relâché dans un premier temps et mis sous contrôle judiciaire. Mais le 28 mars, en plein confinement, il est soudain placé sous mandat de dépôt à la prison d’El-Harrach, à Alger. Le 6 mai, le tribunal d’Alger-Centre a rejeté sa demande de mise en liberté provisoire. Pris dans l’étau.

    À Annaba, quelques minutes avant la rupture du jeûne en ce mois de ramadan (1), Mustapha Bendjama apprend qu’il est de nouveau convoqué au commissariat. À 29 ans, le rédacteur en chef du journal régional Le Provincial raconte que, depuis le début du Hirak, il accumule plus d’une dizaine d’arrestations, parfois sans qu’un procès soit intenté. « Souvent, les vendredis, on m’attend en bas de chez moi ou de mon bureau. Dès que je pointe le nez dehors, on m’attrape pour m’embarquer au commissariat, j’y reste jusqu’à 22 heures. Il y a une volonté claire de m’empêcher de couvrir la marche. Et de nous mettre sous pression. Une fois, après m’avoir violemment arrêté, on m’a mis nu au commissariat et une douzaine de policiers me regardaient. Comme ça, pour m’humilier. Depuis l’élection d’Abdelmadjid Tebboune, je ne suis plus harcelé par la police, mais par la justice. Pour le moment, mon statut de journaliste papier et de rédacteur en chef me protège. Mais là, on me reproche un post Facebook où je dénonçais l’absence de liberté de la presse. Donc ils viennent me confirmer qu’il n’y en a pas ! » ironise-t-il.

    Alors que, jusqu’à présent, la presse électronique, un domaine non réglementé, échappait au contrôle, elle est aujourd’hui dans le collimateur du pouvoir. Après la suspension de l’accès à la webradio Maghreb Émergent d’Ihsane El Kadi et au site Interlignes de Bouzid Ichalalene, le 14 mai, c’est au tour de Meziane Abane, fondateur de L’Avant-Garde, d’annoncer le blocage de ce site en trois langues (arabe, amazigh, français) sur le territoire algérien. Coup de tonnerre, le 14 mai, Nazim Baya, directeur et fondateur du site satirique El Manchar (le décapant « Gorafi » algérien), a annoncé qu’il jetait l’éponge face à la pression judiciaire. La fin d’une « thérapie par le rire » très chère aux Algériens. « Aujourd’hui, nous avons des craintes, ajoute Mustapha Bendjama. Car, lors d’une récente intervention publique, Tebboune a insinué que, sur les nombreux journalistes, “il y en a quatre ou cinq qui sont…”, laissant sa phrase sans fin, insinuant qu’ils pourraient être des espions. Là ce n’est plus pareil, ce sont de graves accusations. »

    (1) Le ramadan a commencé le 23 avril en Algérie et se terminera le 23 mai.

    Rosa Djaz
    PAR ROSA DJAZ
    PUBLIÉ LE 20 MAI 2020
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