Haddad Malek, Les Zéros tournent en rond, Paris, Ed. F. Maspéro, 1961
Ecrivain algérien de langue française, Malek Haddad est né le 5 juillet 1927 à Constantine. Fils d'un instituteur de l'éducation nationale, Malek Haddad suivit des études de langue française dans une ville connue comme un haut-lieu de la culture arabo-islamique en Algérie. Dans cette ville conservatoire d’une identité menacée, ouverte sur le Machrek arabe, l'influence des universités Zitouna de Tunis et al-Azhar du Caire se ressentait dans l'ensemble de la cité de Salah Bey.
Dans les années 1920, Constantine était devenue le principal fief du revivalisme islamique en Algérie. A partir de 1913, le cheikh Abdelhamid Ben Badis fit de la Mosquée Verte (Jama’ Al Akhdar) le centre de sa prédication appelant à la défense de l'islam et de la langue arabe. Malek Haddad grandit dans cette atmosphère marquée par l'affirmation de l'identité arabo-islamique de l’Algérie face à une politique coloniale qui cherchait à effacer cette identité.
Son éducation exclusivement francophone dans une ville de culture arabe marqua profondément celui qui avait coutume d’affirmer : « Nous écrivons le français, n’écrivons pas en français ». Elle lui donna le sentiment d'être coupé de son peuple, de son histoire et de sa culture: « Je suis moins séparé de ma patrie par la Méditerranée que par la langue française », écrivait-il.
Pour Malek Haddad, cette coupure avait une cause : le colonialisme et son œuvre d'aliénation culturelle cherchant à effacer l'identité du colonisé. Dans cette œuvre d'aliénation culturelle, l'école française jouait un rôle déterminant: « L’école coloniale colonise l’âme (…), c’est insidieux, c’est profond (…) Chez nous, c’est vrai chaque fois qu’on a fait un bachelier, on a fait un Français ». Evoquant son cas personnel, celui qui avait débuté sa carrière comme enseignant dans l'éducation nationale affirmait : « Il y a toujours eu une école entre mon passé et moi ».
Poète et romancier, Malek Haddad débuta sa carrière d'homme de lettres durant la Révolution algérienne. Son œuvre était une manière artistique de dénoncer le colonialisme. Après l’indépendance, Malek Haddad retourna à Constantine où il exerça la profession de journaliste, prenant en charge la page culturelle du quotidien An Nasr. Rejoignant le ministère de l’Information et de la Culture (MIC) en 1968, il fut chargé de la direction de la Culture. A ce titre, il fut l'un des principaux organisateurs du festival culturel panafricain d’Alger en juillet 1969. Il occupa aussi la fonction de secrétaire général de l’Union des écrivains algériens (UEA). Malek Haddad décéda des suites d'un cancer le 2 juin 1978 à Alger.
Dans l'essai Les Zéros tournent en rond, Malek Haddad développa les questions qui le hantaient: le problème de la dépersonnalisation et de l'aliénation des élites culturelles francophones algériennes ; la domination culturelle des peuples colonisés et l'hégémonie occidentale ; le rôle de l'islam et de la langue arabe dans la résistance du peuple algérien. Ainsi, en 1961, Malek Haddad posait la question des rapports de domination culturelle et de l'hégémonie occidentale qui n'ont pas été abolis avec la décolonisation.
Youssef Girard
==================
Je suis moins séparé de ma patrie par la Méditerranée que par la langue française. Ecrirais-je l’arabe qu’un écran se dresserait quand même entre mes lecteurs et moi : l’analphabétisme.
- Mes cousins de la montagne écorchée n’auront pas déchiffré ton monument, Kateb Yacine : « Nedjma ».
- Les vieilles de « Dar-El-Spitar » n’auront pas eu à se reconnaître dans ta « Grande Maison », mon cher tisserand de la quotidienneté maudite, Mohamed Dib.
- Qui aura lu « Le Séisme » de Kréa dans les ruelles sans roses de Blidah ? Pourtant la musique trouvera l’orchestre qui convint.
- Marcel Moussa, Malek Ouary, Feraoun, Sénac, Mammeri, Jules Roy, Amrouche, mon ami Roger Curel, Roblès, je pourrais reprendre à votre compte le mot d’un porte-parole de la France-Libre et vous dire avec tout mon respect, toute mon affection : l’Algérie présente les armes à votre solitude.
Je vous salue orphelins de lecteurs authentiques, vous nobles Représentants et tragiques Soli. Vous m’aurez fait comprendre l’expression « Prêcher dans le désert » ; mais, au-delà de mon amertume, je sais que la vocation des déserts est d’engendrer les amples méditations et les gazelles.
***
La guerre va maintenant finir. Les fusils se tairont et je veux croire la poudre désormais pour les feux de Bengale. Les fusils se tairont, les mots mobilisés deviendront sérénade et rossignols d’amour en permission de nuit. Les fusils se tairont mais les stylos ne se tairont pas. Voici déjà que se réalise la prophétie de Saint-Exupéry : « Une tour à construire… ». L’encre va prendre le relais du sang.
Nous quitterons l’exil. Les plantes transplantées retrouveront leur jardin. Dans la maison à faire et à refaire, chacun, dans la raisonnable humilité de son utilité, aura sa place. Nous reverrons les lieux perdus, les enfers et les paradis dont on nous priva, ces hauts-lieux de ma mémoire et du cœur qui justifièrent notre nostalgie.
L’amour de l’Algérie nous jeta dans les méandres baroques de la dispersion. Nous n’avons pas fui le drame puisque nous le portons en nous, puisque nous le transportons avec nous, puisque nos romans et nos poèmes contribuèrent à la faire connaître, puisque de chauds témoignages m’affirment que ces romans et ces poèmes entretinrent l’espoir chez ceux qui certes n’en manquaient pas mais qui trouvèrent dans leurs hirondelles une raison de plus de croire au printemps. Je pense à ces lettres adressées des prisons, à ces messagers venus d’Algérie, de France, d’Europe, ces lettres, ces messages qui étaient autan de bons-points et de billets-de-satisfaction pour les élèves et les leçons que nous sommes.
Ces lettres, ces messagers qui étaient autant de conseils et d’exigences.
Nous quitterons l’exil, non pas pour un pèlerinage, pas même pour un retour aux sources car nous n’avons jamais quitté les sources, mais parce que, fourmis et cigales tout à la fois, nous sommes des fourmis et des cigales conditionnées, parce que l’arbre a besoin de ses racines et des racines de leur sol, parce que la Patrie stade élémentaire, précis et glorieux de sa réalité, est un phénomène quasiment biologique.
J’ai dit tout à l’heure : orphelins de lecteurs. Que tous ceux et toutes celles qui ont eu la bonté et la curiosité de suivre ma démarche littéraire me comprennent et me pardonnent.
Des lecteurs, nous en avons, nous en avons même beaucoup, en Algérie, en France, et un peu partout ailleurs. Nous savons que l’intérêt que nous suscitons, que l’attention qu’il nous arrive d’attirer, ne sont pas purs de toute sympathie politique et débordent la personnalité du poète et du romancier. A travers nous, c’est l’Algérie qui souffre et qui lutte que l’on salue : Nous sommes les tristes bénéficiaires d’une actualité bouleversée et bouleversante.
Des lectures, nous en avons, nous en avons même beaucoup et nos éditeurs qui sont parfois, qui sont presque toujours nos amis, ne s’y sont pas trompés qui ont concilié les exigences techniques de leur choix qualitatif et l’opportunité politique de leurs publications. Qu’il me soit permis ici de rendre hommage à tous ceux d’entre eux qui surent prendre d’énormes risques physiques et matériels pour rester fidèles à un humanisme traditionnel et d’avant-garde.
Des lecteurs, nous en avons, nous en avons même beaucoup, mais personne ne m’empêchera de répéter que nous sommes, par la force des choses, orphelins de vrais lecteurs.
Car ceux pour qui nous écrivons d’abord ne nous lisent pas et probablement ne nous liront jamais. Parce qu’ils ignorent, dans la proportion de 95%, nos existences mêmes.
Ces lecteurs qui, ajoutant une syllabe à leur nom, sont devenus les fossoyeurs bénis de tous les impérialismes, ces lecteurs qui, troquant le mancheron de la charrue pour la crosse du fusil, ont étonné le monde entier et forcé le respect du général De Gaulle lui-même. Ces lecteurs qui vivent et n’écrivent pas l’histoire – on ne peut pas faire deux choses à la fois -, ces lecteurs qui ne nous lisent pas, qui ne peuvent pas nous lire et qui pourtant sont notre raison d’être, notre raison d’écrire, la cause et le but de la Révolution Algérienne : Les Fellah.
***
J’entends d’ici l’objection et elle est de taille si l’argument pue la mauvaise foi :
- Cet Algérien qui partit avec votre livre sous le bras, vous aurait-il lu davantage si vous écriviez en arabe ?
- Evidemment non.
Ce qui n’explique rien. Pourtant l’explication est facile, simple, banale même dans son évidence :
Le colonisé s’est vu spolié de son patrimoine culturel comme il s’est vu privé de ses terres. On l’a exproprié de ses biens, qu’ils soient fonciers ou culturels. Il fallait sinon tuer – car l’esprit ne meurt pas – son âme, mais tout faire pour la mettre en veilleuse, pour l’éteindre.
Le processus de colonisation est d’une logique rigoureuse : c’est un processus d’implantation. De la même manière que le vainqueur amène le drapeau du vaincu pour hisser le sien à sa place, il va démanteler, contrarier, interdire tout ce qui était et aurait pu être la preuve et le véhicule d’une pensée autochtone originale, d’un ensemble national.
Mais dans la nuit noire du régime colonial, l’Islam veillait.
***
Dans l’explication du réveil des nationalités et des luttes d’émancipation politique, il est un phénomène dont on a souvent négligé l’importance : le phénomène religieux. C’est un fait établi : l’actuelle révolution algérienne est une révolution laïque. Mais ce n’est pas fausser la destination et les origines de cette révolution que de rendre à l’Islam la grande place qui lui revient dans la conservation des valeurs traditionnelles et la défense de ce qui pouvait être encore sauvé.
La religion coranique, gardienne tutélaire de la langue, s’est vue contrôlée, véritablement gérée par la puissance occupante. Les Ouléma furent persécutés et il s’en est fallu de peu pour que le grand patriote, le grand défenseur de l’Islam rajeuni, le Cheikh Benbadis ne meure dans les prisons qu’il venait à peine de quitter. D’ailleurs, l’un de ses disciples et successeurs à l'Institut de Constantine qui porte son nom, Ahmed Rida Houhou fut assassiné au cours des massacres de mars 1956, dans la même ville.
Il est significatif que des trésors d’architecture comme les mosquées d’Alger et de l’antique capitale de la Numidie furent littéralement, au mépris de tout respect sacré, détournés de leur destination première pour devenir des cathédrales ou des synagogues.
En s’attaquant à l’Islam, l’impérialisme agissait moins par intolérance religieuse que par prévoyance, que par stratégie politique. Le rêve du cardinal de La Vigerie rejoint celui du maréchal Bugeaud : le fusil et la charrue demandant leur aide à l’épée et à la croix.
C’est là un exemple primordial de cette tentative de décoloration nationale, de désoriginalisation historique.
On ne répétera jamais assez que durant les 124 ans de l’éclipse coloniale, cette parenthèse d’asphyxie culturelle et politique qui s’étend du 5 juillet 1830 au 1er novembre 1954, on ne répétera jamais assez la grande part que prirent en Algérie l’Islam et ses serviteurs pour conserver à ma patrie profanée ses dernières caractéristiques propres, son ultime originalité, sa spécificité quotidienne, son authenticité culturelle et en fin de compte ce qui lui restait d’unité organique et de monolithisme dans son expression constitutionnelle : sa langue.
***
Ecrivain algérien de langue française, Malek Haddad est né le 5 juillet 1927 à Constantine. Fils d'un instituteur de l'éducation nationale, Malek Haddad suivit des études de langue française dans une ville connue comme un haut-lieu de la culture arabo-islamique en Algérie. Dans cette ville conservatoire d’une identité menacée, ouverte sur le Machrek arabe, l'influence des universités Zitouna de Tunis et al-Azhar du Caire se ressentait dans l'ensemble de la cité de Salah Bey.
Dans les années 1920, Constantine était devenue le principal fief du revivalisme islamique en Algérie. A partir de 1913, le cheikh Abdelhamid Ben Badis fit de la Mosquée Verte (Jama’ Al Akhdar) le centre de sa prédication appelant à la défense de l'islam et de la langue arabe. Malek Haddad grandit dans cette atmosphère marquée par l'affirmation de l'identité arabo-islamique de l’Algérie face à une politique coloniale qui cherchait à effacer cette identité.
Son éducation exclusivement francophone dans une ville de culture arabe marqua profondément celui qui avait coutume d’affirmer : « Nous écrivons le français, n’écrivons pas en français ». Elle lui donna le sentiment d'être coupé de son peuple, de son histoire et de sa culture: « Je suis moins séparé de ma patrie par la Méditerranée que par la langue française », écrivait-il.
Pour Malek Haddad, cette coupure avait une cause : le colonialisme et son œuvre d'aliénation culturelle cherchant à effacer l'identité du colonisé. Dans cette œuvre d'aliénation culturelle, l'école française jouait un rôle déterminant: « L’école coloniale colonise l’âme (…), c’est insidieux, c’est profond (…) Chez nous, c’est vrai chaque fois qu’on a fait un bachelier, on a fait un Français ». Evoquant son cas personnel, celui qui avait débuté sa carrière comme enseignant dans l'éducation nationale affirmait : « Il y a toujours eu une école entre mon passé et moi ».
Poète et romancier, Malek Haddad débuta sa carrière d'homme de lettres durant la Révolution algérienne. Son œuvre était une manière artistique de dénoncer le colonialisme. Après l’indépendance, Malek Haddad retourna à Constantine où il exerça la profession de journaliste, prenant en charge la page culturelle du quotidien An Nasr. Rejoignant le ministère de l’Information et de la Culture (MIC) en 1968, il fut chargé de la direction de la Culture. A ce titre, il fut l'un des principaux organisateurs du festival culturel panafricain d’Alger en juillet 1969. Il occupa aussi la fonction de secrétaire général de l’Union des écrivains algériens (UEA). Malek Haddad décéda des suites d'un cancer le 2 juin 1978 à Alger.
Dans l'essai Les Zéros tournent en rond, Malek Haddad développa les questions qui le hantaient: le problème de la dépersonnalisation et de l'aliénation des élites culturelles francophones algériennes ; la domination culturelle des peuples colonisés et l'hégémonie occidentale ; le rôle de l'islam et de la langue arabe dans la résistance du peuple algérien. Ainsi, en 1961, Malek Haddad posait la question des rapports de domination culturelle et de l'hégémonie occidentale qui n'ont pas été abolis avec la décolonisation.
Youssef Girard
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Les Zéros tournent en rond
Je suis moins séparé de ma patrie par la Méditerranée que par la langue française. Ecrirais-je l’arabe qu’un écran se dresserait quand même entre mes lecteurs et moi : l’analphabétisme.
- Mes cousins de la montagne écorchée n’auront pas déchiffré ton monument, Kateb Yacine : « Nedjma ».
- Les vieilles de « Dar-El-Spitar » n’auront pas eu à se reconnaître dans ta « Grande Maison », mon cher tisserand de la quotidienneté maudite, Mohamed Dib.
- Qui aura lu « Le Séisme » de Kréa dans les ruelles sans roses de Blidah ? Pourtant la musique trouvera l’orchestre qui convint.
- Marcel Moussa, Malek Ouary, Feraoun, Sénac, Mammeri, Jules Roy, Amrouche, mon ami Roger Curel, Roblès, je pourrais reprendre à votre compte le mot d’un porte-parole de la France-Libre et vous dire avec tout mon respect, toute mon affection : l’Algérie présente les armes à votre solitude.
Je vous salue orphelins de lecteurs authentiques, vous nobles Représentants et tragiques Soli. Vous m’aurez fait comprendre l’expression « Prêcher dans le désert » ; mais, au-delà de mon amertume, je sais que la vocation des déserts est d’engendrer les amples méditations et les gazelles.
***
La guerre va maintenant finir. Les fusils se tairont et je veux croire la poudre désormais pour les feux de Bengale. Les fusils se tairont, les mots mobilisés deviendront sérénade et rossignols d’amour en permission de nuit. Les fusils se tairont mais les stylos ne se tairont pas. Voici déjà que se réalise la prophétie de Saint-Exupéry : « Une tour à construire… ». L’encre va prendre le relais du sang.
Nous quitterons l’exil. Les plantes transplantées retrouveront leur jardin. Dans la maison à faire et à refaire, chacun, dans la raisonnable humilité de son utilité, aura sa place. Nous reverrons les lieux perdus, les enfers et les paradis dont on nous priva, ces hauts-lieux de ma mémoire et du cœur qui justifièrent notre nostalgie.
L’amour de l’Algérie nous jeta dans les méandres baroques de la dispersion. Nous n’avons pas fui le drame puisque nous le portons en nous, puisque nous le transportons avec nous, puisque nos romans et nos poèmes contribuèrent à la faire connaître, puisque de chauds témoignages m’affirment que ces romans et ces poèmes entretinrent l’espoir chez ceux qui certes n’en manquaient pas mais qui trouvèrent dans leurs hirondelles une raison de plus de croire au printemps. Je pense à ces lettres adressées des prisons, à ces messagers venus d’Algérie, de France, d’Europe, ces lettres, ces messages qui étaient autan de bons-points et de billets-de-satisfaction pour les élèves et les leçons que nous sommes.
Ces lettres, ces messagers qui étaient autant de conseils et d’exigences.
Nous quitterons l’exil, non pas pour un pèlerinage, pas même pour un retour aux sources car nous n’avons jamais quitté les sources, mais parce que, fourmis et cigales tout à la fois, nous sommes des fourmis et des cigales conditionnées, parce que l’arbre a besoin de ses racines et des racines de leur sol, parce que la Patrie stade élémentaire, précis et glorieux de sa réalité, est un phénomène quasiment biologique.
J’ai dit tout à l’heure : orphelins de lecteurs. Que tous ceux et toutes celles qui ont eu la bonté et la curiosité de suivre ma démarche littéraire me comprennent et me pardonnent.
Des lecteurs, nous en avons, nous en avons même beaucoup, en Algérie, en France, et un peu partout ailleurs. Nous savons que l’intérêt que nous suscitons, que l’attention qu’il nous arrive d’attirer, ne sont pas purs de toute sympathie politique et débordent la personnalité du poète et du romancier. A travers nous, c’est l’Algérie qui souffre et qui lutte que l’on salue : Nous sommes les tristes bénéficiaires d’une actualité bouleversée et bouleversante.
Des lectures, nous en avons, nous en avons même beaucoup et nos éditeurs qui sont parfois, qui sont presque toujours nos amis, ne s’y sont pas trompés qui ont concilié les exigences techniques de leur choix qualitatif et l’opportunité politique de leurs publications. Qu’il me soit permis ici de rendre hommage à tous ceux d’entre eux qui surent prendre d’énormes risques physiques et matériels pour rester fidèles à un humanisme traditionnel et d’avant-garde.
Des lecteurs, nous en avons, nous en avons même beaucoup, mais personne ne m’empêchera de répéter que nous sommes, par la force des choses, orphelins de vrais lecteurs.
Car ceux pour qui nous écrivons d’abord ne nous lisent pas et probablement ne nous liront jamais. Parce qu’ils ignorent, dans la proportion de 95%, nos existences mêmes.
Ces lecteurs qui, ajoutant une syllabe à leur nom, sont devenus les fossoyeurs bénis de tous les impérialismes, ces lecteurs qui, troquant le mancheron de la charrue pour la crosse du fusil, ont étonné le monde entier et forcé le respect du général De Gaulle lui-même. Ces lecteurs qui vivent et n’écrivent pas l’histoire – on ne peut pas faire deux choses à la fois -, ces lecteurs qui ne nous lisent pas, qui ne peuvent pas nous lire et qui pourtant sont notre raison d’être, notre raison d’écrire, la cause et le but de la Révolution Algérienne : Les Fellah.
***
J’entends d’ici l’objection et elle est de taille si l’argument pue la mauvaise foi :
- Cet Algérien qui partit avec votre livre sous le bras, vous aurait-il lu davantage si vous écriviez en arabe ?
- Evidemment non.
Ce qui n’explique rien. Pourtant l’explication est facile, simple, banale même dans son évidence :
Le colonisé s’est vu spolié de son patrimoine culturel comme il s’est vu privé de ses terres. On l’a exproprié de ses biens, qu’ils soient fonciers ou culturels. Il fallait sinon tuer – car l’esprit ne meurt pas – son âme, mais tout faire pour la mettre en veilleuse, pour l’éteindre.
Le processus de colonisation est d’une logique rigoureuse : c’est un processus d’implantation. De la même manière que le vainqueur amène le drapeau du vaincu pour hisser le sien à sa place, il va démanteler, contrarier, interdire tout ce qui était et aurait pu être la preuve et le véhicule d’une pensée autochtone originale, d’un ensemble national.
Mais dans la nuit noire du régime colonial, l’Islam veillait.
***
Dans l’explication du réveil des nationalités et des luttes d’émancipation politique, il est un phénomène dont on a souvent négligé l’importance : le phénomène religieux. C’est un fait établi : l’actuelle révolution algérienne est une révolution laïque. Mais ce n’est pas fausser la destination et les origines de cette révolution que de rendre à l’Islam la grande place qui lui revient dans la conservation des valeurs traditionnelles et la défense de ce qui pouvait être encore sauvé.
La religion coranique, gardienne tutélaire de la langue, s’est vue contrôlée, véritablement gérée par la puissance occupante. Les Ouléma furent persécutés et il s’en est fallu de peu pour que le grand patriote, le grand défenseur de l’Islam rajeuni, le Cheikh Benbadis ne meure dans les prisons qu’il venait à peine de quitter. D’ailleurs, l’un de ses disciples et successeurs à l'Institut de Constantine qui porte son nom, Ahmed Rida Houhou fut assassiné au cours des massacres de mars 1956, dans la même ville.
Il est significatif que des trésors d’architecture comme les mosquées d’Alger et de l’antique capitale de la Numidie furent littéralement, au mépris de tout respect sacré, détournés de leur destination première pour devenir des cathédrales ou des synagogues.
En s’attaquant à l’Islam, l’impérialisme agissait moins par intolérance religieuse que par prévoyance, que par stratégie politique. Le rêve du cardinal de La Vigerie rejoint celui du maréchal Bugeaud : le fusil et la charrue demandant leur aide à l’épée et à la croix.
C’est là un exemple primordial de cette tentative de décoloration nationale, de désoriginalisation historique.
On ne répétera jamais assez que durant les 124 ans de l’éclipse coloniale, cette parenthèse d’asphyxie culturelle et politique qui s’étend du 5 juillet 1830 au 1er novembre 1954, on ne répétera jamais assez la grande part que prirent en Algérie l’Islam et ses serviteurs pour conserver à ma patrie profanée ses dernières caractéristiques propres, son ultime originalité, sa spécificité quotidienne, son authenticité culturelle et en fin de compte ce qui lui restait d’unité organique et de monolithisme dans son expression constitutionnelle : sa langue.
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