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30 mai 2020
La demande sociale pour la transformation du réel et sa compréhension n’ayant plus eu cours, la recherche scientifique en sciences humaines et sociales a failli dans ses missions. Depuis plus d’une année, un grand nombre de voix s’élèvent, réclamant une Algérie nouvelle. Il nous faut, à présent, nous engager en faveur de sa construction.
Pour ce faire, des bilans par secteur doivent être réalisés. Les universitaires du Hirak, structurés depuis janvier 2020 en Coordination nationale, se sont mobilisés pour déterminer les contours de ce qui permettrait de dégager un fonctionnement vertueux de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer le nombre d’articles publiés par des collègues concernant ce sujet. Ma contribution prétend rendre compte des dérives institutionnelles qui ont permis la soumission de la recherche et des chercheurs(es) en sciences humaines et sociales dans notre pays. Nombre des réflexions qui suivent pourraient concerner l’Université.
Rien d’étonnant si on considère les liens qui les unissent. Nous observons la même instabilité institutionnelle dans la recherche scientifique que dans l’enseignement supérieur. Mais la dérive institutionnelle, à laquelle nous faisons référence, n’est pas le seul fait de cette instabilité, même si environ 18 structures ont eu successivement à prendre en charge ce secteur depuis 1962. Elle est d’abord le produit de la volonté de soumettre, dans ses contenus, la recherche scientifique à une demande politique qui a conduit, de fait, l’institution à l’abandon de ses missions dans les sciences humaines et sociales.
Chercheurs ou experts ?
La recherche scientifique a pour vocation d’aider à la compréhension et à la transformation du réel. De ce fait, elle engage deux niveaux de réflexion. D’abord la recherche fondamentale qui développe à partir d’une connaissance de l’état des savoirs une réflexion “pour demain”. Elle offre une direction à la recherche dite “appliquée” et constitue une condition d’une possible “déconnexion” d’avec une pensée dominante qui masque les réalités des sociétés dominées, et qui contribue à la reconduction des mécanismes de notre domination. Nous avons pu, parfois, prendre une distance d’avec une démarche de reconduction des paradigmes des idéologies dominantes. Ce fut à l’occasion d’une autre forme d’organisation de la recherche, avec une autre administration et dans une Algérie leader d’un mouvement des non-alignés. Cela n’est plus vrai parce que cela n’est plus possible. Ensuite la recherche, dite “appliquée”, qui concerne la compréhension du fonctionnement du réel en vue de son changement.
Elle a constitué l’essentiel de nos travaux, occupés que nous étions à déchiffrer le fonctionnement d’une société dont la compréhension nous restait interdite. Il existe, depuis le début des années quatre-vingt, un nombre très limité d’institutions spécialisées dans le secteur des sciences sociales. Certaines ont disparu comme l’Aardess pour donner naissance à un bureau d’études. Et, sur les 14 centres de recherche dépendant du MESRS, il n’en existe que 4 en sciences humaines et sociales : le Centre de recherche en économie appliquée pour le développement, Cread ; le Centre de recherche et d’information en sciences sociales et humaines, CRIDSSH ; le Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle, Crasc, et le CRSTDLA, Centre de recherche scientifique et technique pour le développement de la langue arabe.
Juridiquement, ces centres oscillent entre un statut d’établissement public à caractère industriel et commercial qui les autorise à accomplir des prestations commerciales et celui d’établissement d’utilité publique leur permettant de bénéficier des fonds publics. Des laboratoires de recherche ont été créés dans les universités et sont, dans les conditions actuelles, dans l’incapacité de remplir leurs missions. Aussi, nombre d’entre eux ont été supprimés pour “non-efficacité”. Peu à peu, les chercheurs se sont isolés dans leurs petits laboratoires ou bureaux dans des centres de recherche qui leurs permettaient, à l’échelle individuelle, de continuer de “fonctionner” sur la base d’une utopie de départ.
Pendant ce temps, la place de la recherche et des chercheurs dans la société s’est totalement modifiée, au point que les chercheurs sont présentés, dans les propos des responsables du secteur, comme des salariés inutiles à la société : pas plus experts que chercheurs.
La demande sociale pour la transformation du réel et sa compréhension n’ayant plus eu cours, la recherche scientifique en sciences humaines et sociales a failli dans ses missions. Nous avions pu, pourtant, jusqu’aux années 1990, conduire des recherches de façon autonome. D’abord parce que notre première génération, en nombre, d’universitaires et de chercheurs inscrivait ses travaux dans un contexte social qui lui reconnaissait d’emblée une utilité sociale. Nous disposions d’une administration qui fonctionnait en faveur de la connaissance et de la planification et non pour elle-même. Le ministère du Plan, la qualité de ses équipes, constituait un précieux support à nos travaux. Dans une réflexion, qui est la manifestation de la soumission des pouvoirs algériens à un libéralisme du pauvre, ce département a été démantelé. Mais aussi, le climat culturel, dans la société dans lequel nous baignions de façon générale, était favorable à la vie intellectuelle, à l’existence d’une classe moyenne.
Les jeunes talents
L’Université, et maintenant la recherche, sont, en l’absence d’objectifs destinés à en améliorer la qualité, soumises à une politique du nombre. Puisque ce secteur n’existe pas, il peut fournir des emplois aux étudiants les plus méritants des catégories sociales les plus défavorisées et que l’administration a orientés dans les facultés de sciences humaines et sociales. Le directeur général de la recherche scientifique, constatant un déficit en chercheurs permanents, affirme que, de ce point de vue, nous sommes “encore très loin des normes internationales”.
Il s’engage donc à recruter massivement de “jeunes talents”. Comme à l’Université, l’administration a recours à l’ouverture de postes budgétaires. Ce souci est louable, dans sa référence à une jeunesse qui est confrontée au chômage, mais vide de sens lorsqu’on se réfère à l’absence de réflexion sur la question de la formation et de l’encadrement de ces jeunes chercheurs. Car, n’obtenant pas une soumission suffisante du corps des enseignants chercheurs à sa définition de la recherche, l’institution a décidé de se passer de ses services. Un conflit ouvert oppose le scientifique et l’expert ; face à quelques scientifiques, attachés à la tradition académique, apparaît un nouvel acteur qui œuvre à une rupture d’avec son modèle.
Le personnage de l’expert tend à se substituer à la figure du chercheur. Il s’agit d’une “figure imposée” aux jeunes diplômés de l’enseignement supérieur, qui leur bouche l’accès au statut de chercheur. La direction de la recherche scientifique a également indiqué qu’un expert qui exerce à temps partiel une activité dans une structure de recherche aura le droit à un statut de chercheur. La confusion est totale : face au scientifique qui conçoit la science comme indépendance, l’expert, lui, la conçoit comme instrument au service d’un pouvoir. À présent, ce qui devait être des institutions de recherche oscille entre administration périphérique et bureau d’études.
30 mai 2020
La demande sociale pour la transformation du réel et sa compréhension n’ayant plus eu cours, la recherche scientifique en sciences humaines et sociales a failli dans ses missions. Depuis plus d’une année, un grand nombre de voix s’élèvent, réclamant une Algérie nouvelle. Il nous faut, à présent, nous engager en faveur de sa construction.
Pour ce faire, des bilans par secteur doivent être réalisés. Les universitaires du Hirak, structurés depuis janvier 2020 en Coordination nationale, se sont mobilisés pour déterminer les contours de ce qui permettrait de dégager un fonctionnement vertueux de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer le nombre d’articles publiés par des collègues concernant ce sujet. Ma contribution prétend rendre compte des dérives institutionnelles qui ont permis la soumission de la recherche et des chercheurs(es) en sciences humaines et sociales dans notre pays. Nombre des réflexions qui suivent pourraient concerner l’Université.
Rien d’étonnant si on considère les liens qui les unissent. Nous observons la même instabilité institutionnelle dans la recherche scientifique que dans l’enseignement supérieur. Mais la dérive institutionnelle, à laquelle nous faisons référence, n’est pas le seul fait de cette instabilité, même si environ 18 structures ont eu successivement à prendre en charge ce secteur depuis 1962. Elle est d’abord le produit de la volonté de soumettre, dans ses contenus, la recherche scientifique à une demande politique qui a conduit, de fait, l’institution à l’abandon de ses missions dans les sciences humaines et sociales.
Chercheurs ou experts ?
La recherche scientifique a pour vocation d’aider à la compréhension et à la transformation du réel. De ce fait, elle engage deux niveaux de réflexion. D’abord la recherche fondamentale qui développe à partir d’une connaissance de l’état des savoirs une réflexion “pour demain”. Elle offre une direction à la recherche dite “appliquée” et constitue une condition d’une possible “déconnexion” d’avec une pensée dominante qui masque les réalités des sociétés dominées, et qui contribue à la reconduction des mécanismes de notre domination. Nous avons pu, parfois, prendre une distance d’avec une démarche de reconduction des paradigmes des idéologies dominantes. Ce fut à l’occasion d’une autre forme d’organisation de la recherche, avec une autre administration et dans une Algérie leader d’un mouvement des non-alignés. Cela n’est plus vrai parce que cela n’est plus possible. Ensuite la recherche, dite “appliquée”, qui concerne la compréhension du fonctionnement du réel en vue de son changement.
Elle a constitué l’essentiel de nos travaux, occupés que nous étions à déchiffrer le fonctionnement d’une société dont la compréhension nous restait interdite. Il existe, depuis le début des années quatre-vingt, un nombre très limité d’institutions spécialisées dans le secteur des sciences sociales. Certaines ont disparu comme l’Aardess pour donner naissance à un bureau d’études. Et, sur les 14 centres de recherche dépendant du MESRS, il n’en existe que 4 en sciences humaines et sociales : le Centre de recherche en économie appliquée pour le développement, Cread ; le Centre de recherche et d’information en sciences sociales et humaines, CRIDSSH ; le Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle, Crasc, et le CRSTDLA, Centre de recherche scientifique et technique pour le développement de la langue arabe.
Juridiquement, ces centres oscillent entre un statut d’établissement public à caractère industriel et commercial qui les autorise à accomplir des prestations commerciales et celui d’établissement d’utilité publique leur permettant de bénéficier des fonds publics. Des laboratoires de recherche ont été créés dans les universités et sont, dans les conditions actuelles, dans l’incapacité de remplir leurs missions. Aussi, nombre d’entre eux ont été supprimés pour “non-efficacité”. Peu à peu, les chercheurs se sont isolés dans leurs petits laboratoires ou bureaux dans des centres de recherche qui leurs permettaient, à l’échelle individuelle, de continuer de “fonctionner” sur la base d’une utopie de départ.
Pendant ce temps, la place de la recherche et des chercheurs dans la société s’est totalement modifiée, au point que les chercheurs sont présentés, dans les propos des responsables du secteur, comme des salariés inutiles à la société : pas plus experts que chercheurs.
La demande sociale pour la transformation du réel et sa compréhension n’ayant plus eu cours, la recherche scientifique en sciences humaines et sociales a failli dans ses missions. Nous avions pu, pourtant, jusqu’aux années 1990, conduire des recherches de façon autonome. D’abord parce que notre première génération, en nombre, d’universitaires et de chercheurs inscrivait ses travaux dans un contexte social qui lui reconnaissait d’emblée une utilité sociale. Nous disposions d’une administration qui fonctionnait en faveur de la connaissance et de la planification et non pour elle-même. Le ministère du Plan, la qualité de ses équipes, constituait un précieux support à nos travaux. Dans une réflexion, qui est la manifestation de la soumission des pouvoirs algériens à un libéralisme du pauvre, ce département a été démantelé. Mais aussi, le climat culturel, dans la société dans lequel nous baignions de façon générale, était favorable à la vie intellectuelle, à l’existence d’une classe moyenne.
Les jeunes talents
L’Université, et maintenant la recherche, sont, en l’absence d’objectifs destinés à en améliorer la qualité, soumises à une politique du nombre. Puisque ce secteur n’existe pas, il peut fournir des emplois aux étudiants les plus méritants des catégories sociales les plus défavorisées et que l’administration a orientés dans les facultés de sciences humaines et sociales. Le directeur général de la recherche scientifique, constatant un déficit en chercheurs permanents, affirme que, de ce point de vue, nous sommes “encore très loin des normes internationales”.
Il s’engage donc à recruter massivement de “jeunes talents”. Comme à l’Université, l’administration a recours à l’ouverture de postes budgétaires. Ce souci est louable, dans sa référence à une jeunesse qui est confrontée au chômage, mais vide de sens lorsqu’on se réfère à l’absence de réflexion sur la question de la formation et de l’encadrement de ces jeunes chercheurs. Car, n’obtenant pas une soumission suffisante du corps des enseignants chercheurs à sa définition de la recherche, l’institution a décidé de se passer de ses services. Un conflit ouvert oppose le scientifique et l’expert ; face à quelques scientifiques, attachés à la tradition académique, apparaît un nouvel acteur qui œuvre à une rupture d’avec son modèle.
Le personnage de l’expert tend à se substituer à la figure du chercheur. Il s’agit d’une “figure imposée” aux jeunes diplômés de l’enseignement supérieur, qui leur bouche l’accès au statut de chercheur. La direction de la recherche scientifique a également indiqué qu’un expert qui exerce à temps partiel une activité dans une structure de recherche aura le droit à un statut de chercheur. La confusion est totale : face au scientifique qui conçoit la science comme indépendance, l’expert, lui, la conçoit comme instrument au service d’un pouvoir. À présent, ce qui devait être des institutions de recherche oscille entre administration périphérique et bureau d’études.
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