veut convaincre de la trajectoire
climatique de sa compagnie
ENTRETIEN
L
e PDG de Total, Patrick
Pouyanné, a annoncé, en
avril, une nouvelle stratégie
climatique pour le
groupe, qui comporte l’engagement
d’atteindre la « neutralité
carbone » en 2050. Pour la première fois, une résolution demandant à Total d’être plus ambitieux a
été déposée à l’assemblée générale
du groupe, fin mai – elle a obtenu
16 % des voix des actionnaires.
Comprenez*vous qu’il soit
difficile de croire à la sincérité
de Total sur la neutralité
carbone ? Le groupe est le
premier émetteur de CO 2 du
CAC 40, et son modèle repose
sur la production et la vente
d’énergies fossiles…
Si on ne dit rien, on est accusés
de ne rien faire ; si on dit quelque
chose, on est accusés de ne pas
être sérieux ! Tous les mots sont
importants : on a dit que l’on avait
l’ambition de viser mondialement
la neutralité carbone, mais
on a aussi dit qu’on n’est pas capables
d’y arriver seuls. On ne veut
pas prendre un engagement que
l’on ne serait pas capables de tenir.
Il y a d’abord le sujet de nos
émissions directes de gaz à effet
de serre, les scopes 1 et 2 [périmètres d’émissions], qui proviennent
de nos installations. Nous en
sommes responsables, et arriver à
la neutralité carbone là*dessus
me paraît un objectif évident.
Nous comptons réduire nos
émissions directes de moitié, et
compenser le reste, notamment
grâce aux puits de carbone naturel et aux technologies de captage
et de stockage de carbone.
Mais il y a aussi les émissions
du scope 3 – qui couvre l’utilisation
par vos clients du carburant
que vous leur vendez, et
représente 90 % de vos émissions.
Sur ce point, vous ne
vous engagez à la neutralité
carbone qu’en Europe…
Le débat est plus compliqué sur
ce sujet. Nous ne sommes pas responsables
de ces émissions indirectes.
D’abord, parce que ce n’est
pas nous qui décidons à quoi tournent
les moteurs de nos clients.
Total ne fabrique ni avions, ni voitures, ni ciment. C’est la demande
qui crée l’offre, et pas l’inverse.
Surtout, si Total s’engageait sur le
scope 3 à l’échelle mondiale, cela
voudrait dire qu’on arrêterait de
produire du pétrole. Je ne suis pas
prêt à le faire parce qu’il y a des zones
du monde qui n’y sont pas
prêtes. La pauvreté énergétique
est aussi un fléau de la planète. Enfin,
si on a pris cet engagement
sur le scope 3 pour l’Europe, c’est
parce qu’elle s’est elle*même engagée à la neutralité carbone. Et ce
n’est pas rien : l’Europe représente
60 % du scope 3 de Total.
De combien pensez*vous
faire baisser vos émissions
de CO 2 en 2050 ?
Si l’on atteint la neutralité carbone
en Europe d’ici à 2050, cela
veut dire qu’on aura réduit nos
émissions à l’échelle mondiale
d’environ 50 %. Mais elles ne baisseront
pas d’ici à 2030, car la demande
ne baissera pas à cet horizon*là, il ne faut pas mentir.
Les ONG et certains investisseurs
vous reprochent
de ne pas être suffisamment
ambitieux sur le sujet…
La mission de Total n’est pas
d’arrêter de produire de l’énergie !
Si je veux régler le problème pour
satisfaire quelques groupes de
pression, il suffirait d’arrêter de
produire du pétrole. Mais Total ne
représente que 1 % de la production mondiale. Si j’arrête, d’autres
le produiront à ma place. Il faut
faire preuve de responsabilité, influencer
notre écosystème. On a,
par exemple, un million de clients
qui se chauffent au fioul lourd en
France. Je pourrais vendre cette
activité, mais ça ne fera pas progresser
le sujet du climat d’un
pouce. Je pense préférable que Total
les accompagne pour passer
du fioul au gaz, à la pompe à chaleur ou aux chaudières à bois.
Pourquoi avez*vous refusé
la résolution d’un groupe de
onze investisseurs qui appelait
Total à aller plus loin dans ses
engagements climatiques ?
Le conseil d’administration l’a
repoussée parce qu’elle pose un
problème de risque juridique
pour l’entreprise. Les gens qui ont
voulu cette résolution veulent
rendre Total responsable juridiquement des émissions de scope 3
pour nous faire des procès. Le sujet
n’est pas sur le fond, puisqu’on
a présenté nous*mêmes un plan
d’action. Notre ambition climatique avait été lancée avant, ce n’est
pas le petit groupe d’actionnaires
qui nous a motivés.
Concrètement, comment Total
peut*il baisser ses émissions
entre 2030 et 2050 ?
La planète va bouger d’ici à
2050, des technologies seront développées, notamment la capture
de CO 2 , où l’on vient d’investir
dans un projet en Norvège.
Aujourd’hui, cette filière n’existe
pas, car il n’y a pas de modèle économique
faute de prix du carbone.
Dans nos modèles, on met
un prix du CO 2 à 100 dollars
[89 euros] à partir de 2030. Il faut
se projeter dans un monde dans
lequel le carbone a une valeur.
Je prends ce défi comme une
chance pour Total de se développer
dans l’électricité. Pourquoi
d’abord en Europe ? Parce qu’on
est chez nous, que la concurrence
dans l’électricité y est ouverte et
qu’il existe de vraies politiques de
soutien aux énergies renouvelables, comme en Allemagne, en Espagne,
en France. Tout ce qu’on y
fait, on le fera peut*être après
dans d’autres régions du monde,
car on aura acquis ce savoir*faire.
Vous êtes favorable à l’instauration
d’une taxe carbone
aux frontières de l’Europe ?
Oui, mais tous les patrons euro*
péens ne le sont pas. C’est une
question de cohérence du projet de
l’UE. Si on fait un « Green Deal » et
qu’on perd les jobs industriels, ça
ne marchera pas. On a déjà vu cette
situation dans le secteur du solaire.
Et si les citoyens voient le prix de
l’énergie monter et les emplois
partir à l’étranger, ils ne l’accepteront
pas. Je constate que les dirigeants
politiques sont convaincus
par le sujet, mais la machine européenne,
qui en a moins envie, va
mettre des bâtons dans les roues
pour que cela ne se passe pas.
Pourquoi Total continue*t*il à
explorer de nouvelles ressources
pétrolières et gazières alors
que l’exploitation de toutes les
réserves connues nous ferait
largement dépasser les 2 °C de
réchauffement ?
Notre exploration – dont les
budgets ont diminué au cours des
cinq dernières années – n’intervient
que là où l’on peut produire
du pétrole pas cher. Si l’on tombe
sur des gisements géants, si on
peut extraire du pétrole pour
moins de 20 dollars le baril, on
reste dans notre mandat. En revanche,
nous n’allons pas chercher
des barils très profonds, qui
coûteraient très chers, cela n’est
pas notre stratégie. Dans un
monde à 2 °C, on produira encore
50 millions de barils par jour à horizon
2040*2050 [contre 100 millions
avant la pandémie]. Le
monde a donc besoin de pétrole.
Je crois profondément qu’à la fin
on en laissera beaucoup sous
terre. L’âge de pierre ne s’est pas
arrêté faute de pierres. On finira
par sortir du pétrole, en laissant
du pétrole dans la planète.
A quelle échéance pensez*vous
que la demande mondiale
ralentira ?
Dans nos modèles, nous estimons qu’elle atteindra un plateau
vers 2030, notamment parce que
l’Europe et la Chine auront basculé
vers le véhicule électrique.
C’est pourquoi Total se focalise
sur du pétrole peu coûteux à produire
et qu’il ne développera pas,
par exemple, de nouveaux projets
de sables bitumineux au Canada.
A terme, l’entreprise se retirera
d’une partie du marché pétrolier,
celui qui coûte cher. Ce qui ne
veut pas dire qu’on éliminera la
totalité des énergies fossiles à
l’horizon 2050 !
Ce basculement vers le véhicule
électrique est*il en train
de se produire ?
Oui, progressivement, mais il
faut que les gouvernements accélèrent
sur les bornes de recharge.
S’ils ne financent pas les infrastructures
sur les longues distances,
les clients ne vont pas changer
leurs habitudes. Or, les infrastructures
vont moins vite que les
constructeurs automobiles. Total
est prêt à investir, et d’ailleurs il le
fait, mais on a besoin de soutiens
publics massifs de soutien. Dans
les 30 stations que nous avons
équipées sur les grands axes,
nous avons seulement deux ou
trois clients par jour…
Vous dites que le gaz doit avoir
un rôle prépondérant dans la
transition énergétique, mais
cela n’est pas compatible avec
l’accord de Paris, et difficilement
avec l’engagement de
la neutralité carbone…
Certes, le gaz naturel est un hydrocarbure,
mais je suis convaincu
qu’il accompagnera la
transition énergétique et ne connaîtra
pas de baisse de la demande à horizon 2050. Il faudra le
verdir de plus en plus, avec du biométhane
(issu de déchets agricoles)
ou de l’hydrogène décarboné.
Le « Green Deal » européen veut
d’ailleurs développer la filière hydrogène.
Je suis favorable à ce
qu’on fixe des seuils minimaux
de gaz vert ou d’hydrogène dans
le gaz, comme on l’a fait avec les
agrocarburants. Au début, cela
coûte cher, mais si on crée un
marché de grande taille, on peut
faire baisser les coûts.
Au fond, pensez*vous qu’on
puisse atteindre les objectifs
de l’accord de Paris et tenir
la trajectoire dessinée par
les experts du GIEC ?
En tant que PDG de Total, je considère
l’accord de Paris comme
une référence, et la perspective
d’un monde qui limite les effets
du réchauffement climatique
ouvre des opportunités économiques.
Le vrai débat, c’est le timing : il n’y aura pas de grand
soir. Les écologistes pensent
qu’on aura tout changé en 2025
ou en 2030. Mais il est impossible
de bouger la demande en énergie,
qui est aujourd’hui à 80 % fossile,
aussi rapidement. Le GIEC évoque
une division par deux des émissions
de gaz à effet de serre d’ici à
2030 si l’on veut maintenir le réchauffement
à 1,5 °C, mais cela
n’arrivera pas si vite. La planète
n’est pas capable de changer du
jour au lendemain.
Si vous continuez d’être généreux
avec vos actionnaires
malgré la crise – Total a maintenu
son dividende –, n’est*ce
pas pour les retenir coûte que
coûte alors que le secteur
pétrolier n’a plus la cote ?
Il y a un débat, et certains de nos
actionnaires – surtout non européens et moins sensibles à la neutralité
carbone – me demandent :
mais pourquoi investir dans les
énergies renouvelables ? Les compagnies
pétrolières distribuent
du cash*flow, certes. Mais si elles
sont faiblement valorisées, c’est
que le marché se demande, fondamentalement,
si l’activité pétrolière
est durable. La question
de la pérennité des compagnies
pétrolières est posée. Le marché
qui va croître, ce n’est pas celui du
pétrole, mais celui de l’électricité.
D’où notre volonté de nous adapter
aussi à l’évolution des marchés.
En développant l’électricité
bas carbone, Total attirera plus
d’investisseurs. Le positionnement économique rejoint la question climatique.
Avez*vous définitivement
tourné la page du nucléaire,
une source de production
d’électricité décarbonée ?
Oui. Je n’y étais pas favorable, et
j’avais d’ailleurs conseillé à mon
prédécesseur, Christophe de Margerie,
de sortir de cette aventure
[engagée en 2008]. C’est un métier
de spécialiste, on ne s’improvise
pas électricien nucléaire.
Même si l’énergie nucléaire est
une solution pour lutter contre le
réchauffement climatique, elle
pose d’autres problèmes, notamment
celui des déchets. Depuis
Fukushima, le sujet de la sécurité
est devenu plus complexe. Le
marché s’est réduit et je ne crois
pas à son développement planétaire,
hormis en Chine, peut*être
en Inde et dans quelques pays
d’Europe de l’Est qui veulent sortir
du charbon. Et puis, nous
avons en 2020 suffisamment de
recul pour considérer les filières
d’électricité décarbonée. Il est devenu assez facile de comparer l’efficacité
économique de la filière
nucléaire avec celle de l’éolien
offshore, par exemple. Et les études
que nous avons menées nous
confortent dans notre choix pour
produire de l’électricité : celui des
énergies renouvelables.
propos recueillis
par jean*michel bezat,
philippe escande,
audrey garric
et nabil wakim
le monde
climatique de sa compagnie
ENTRETIEN
L
e PDG de Total, Patrick
Pouyanné, a annoncé, en
avril, une nouvelle stratégie
climatique pour le
groupe, qui comporte l’engagement
d’atteindre la « neutralité
carbone » en 2050. Pour la première fois, une résolution demandant à Total d’être plus ambitieux a
été déposée à l’assemblée générale
du groupe, fin mai – elle a obtenu
16 % des voix des actionnaires.
Comprenez*vous qu’il soit
difficile de croire à la sincérité
de Total sur la neutralité
carbone ? Le groupe est le
premier émetteur de CO 2 du
CAC 40, et son modèle repose
sur la production et la vente
d’énergies fossiles…
Si on ne dit rien, on est accusés
de ne rien faire ; si on dit quelque
chose, on est accusés de ne pas
être sérieux ! Tous les mots sont
importants : on a dit que l’on avait
l’ambition de viser mondialement
la neutralité carbone, mais
on a aussi dit qu’on n’est pas capables
d’y arriver seuls. On ne veut
pas prendre un engagement que
l’on ne serait pas capables de tenir.
Il y a d’abord le sujet de nos
émissions directes de gaz à effet
de serre, les scopes 1 et 2 [périmètres d’émissions], qui proviennent
de nos installations. Nous en
sommes responsables, et arriver à
la neutralité carbone là*dessus
me paraît un objectif évident.
Nous comptons réduire nos
émissions directes de moitié, et
compenser le reste, notamment
grâce aux puits de carbone naturel et aux technologies de captage
et de stockage de carbone.
Mais il y a aussi les émissions
du scope 3 – qui couvre l’utilisation
par vos clients du carburant
que vous leur vendez, et
représente 90 % de vos émissions.
Sur ce point, vous ne
vous engagez à la neutralité
carbone qu’en Europe…
Le débat est plus compliqué sur
ce sujet. Nous ne sommes pas responsables
de ces émissions indirectes.
D’abord, parce que ce n’est
pas nous qui décidons à quoi tournent
les moteurs de nos clients.
Total ne fabrique ni avions, ni voitures, ni ciment. C’est la demande
qui crée l’offre, et pas l’inverse.
Surtout, si Total s’engageait sur le
scope 3 à l’échelle mondiale, cela
voudrait dire qu’on arrêterait de
produire du pétrole. Je ne suis pas
prêt à le faire parce qu’il y a des zones
du monde qui n’y sont pas
prêtes. La pauvreté énergétique
est aussi un fléau de la planète. Enfin,
si on a pris cet engagement
sur le scope 3 pour l’Europe, c’est
parce qu’elle s’est elle*même engagée à la neutralité carbone. Et ce
n’est pas rien : l’Europe représente
60 % du scope 3 de Total.
De combien pensez*vous
faire baisser vos émissions
de CO 2 en 2050 ?
Si l’on atteint la neutralité carbone
en Europe d’ici à 2050, cela
veut dire qu’on aura réduit nos
émissions à l’échelle mondiale
d’environ 50 %. Mais elles ne baisseront
pas d’ici à 2030, car la demande
ne baissera pas à cet horizon*là, il ne faut pas mentir.
Les ONG et certains investisseurs
vous reprochent
de ne pas être suffisamment
ambitieux sur le sujet…
La mission de Total n’est pas
d’arrêter de produire de l’énergie !
Si je veux régler le problème pour
satisfaire quelques groupes de
pression, il suffirait d’arrêter de
produire du pétrole. Mais Total ne
représente que 1 % de la production mondiale. Si j’arrête, d’autres
le produiront à ma place. Il faut
faire preuve de responsabilité, influencer
notre écosystème. On a,
par exemple, un million de clients
qui se chauffent au fioul lourd en
France. Je pourrais vendre cette
activité, mais ça ne fera pas progresser
le sujet du climat d’un
pouce. Je pense préférable que Total
les accompagne pour passer
du fioul au gaz, à la pompe à chaleur ou aux chaudières à bois.
Pourquoi avez*vous refusé
la résolution d’un groupe de
onze investisseurs qui appelait
Total à aller plus loin dans ses
engagements climatiques ?
Le conseil d’administration l’a
repoussée parce qu’elle pose un
problème de risque juridique
pour l’entreprise. Les gens qui ont
voulu cette résolution veulent
rendre Total responsable juridiquement des émissions de scope 3
pour nous faire des procès. Le sujet
n’est pas sur le fond, puisqu’on
a présenté nous*mêmes un plan
d’action. Notre ambition climatique avait été lancée avant, ce n’est
pas le petit groupe d’actionnaires
qui nous a motivés.
Concrètement, comment Total
peut*il baisser ses émissions
entre 2030 et 2050 ?
La planète va bouger d’ici à
2050, des technologies seront développées, notamment la capture
de CO 2 , où l’on vient d’investir
dans un projet en Norvège.
Aujourd’hui, cette filière n’existe
pas, car il n’y a pas de modèle économique
faute de prix du carbone.
Dans nos modèles, on met
un prix du CO 2 à 100 dollars
[89 euros] à partir de 2030. Il faut
se projeter dans un monde dans
lequel le carbone a une valeur.
Je prends ce défi comme une
chance pour Total de se développer
dans l’électricité. Pourquoi
d’abord en Europe ? Parce qu’on
est chez nous, que la concurrence
dans l’électricité y est ouverte et
qu’il existe de vraies politiques de
soutien aux énergies renouvelables, comme en Allemagne, en Espagne,
en France. Tout ce qu’on y
fait, on le fera peut*être après
dans d’autres régions du monde,
car on aura acquis ce savoir*faire.
Vous êtes favorable à l’instauration
d’une taxe carbone
aux frontières de l’Europe ?
Oui, mais tous les patrons euro*
péens ne le sont pas. C’est une
question de cohérence du projet de
l’UE. Si on fait un « Green Deal » et
qu’on perd les jobs industriels, ça
ne marchera pas. On a déjà vu cette
situation dans le secteur du solaire.
Et si les citoyens voient le prix de
l’énergie monter et les emplois
partir à l’étranger, ils ne l’accepteront
pas. Je constate que les dirigeants
politiques sont convaincus
par le sujet, mais la machine européenne,
qui en a moins envie, va
mettre des bâtons dans les roues
pour que cela ne se passe pas.
Pourquoi Total continue*t*il à
explorer de nouvelles ressources
pétrolières et gazières alors
que l’exploitation de toutes les
réserves connues nous ferait
largement dépasser les 2 °C de
réchauffement ?
Notre exploration – dont les
budgets ont diminué au cours des
cinq dernières années – n’intervient
que là où l’on peut produire
du pétrole pas cher. Si l’on tombe
sur des gisements géants, si on
peut extraire du pétrole pour
moins de 20 dollars le baril, on
reste dans notre mandat. En revanche,
nous n’allons pas chercher
des barils très profonds, qui
coûteraient très chers, cela n’est
pas notre stratégie. Dans un
monde à 2 °C, on produira encore
50 millions de barils par jour à horizon
2040*2050 [contre 100 millions
avant la pandémie]. Le
monde a donc besoin de pétrole.
Je crois profondément qu’à la fin
on en laissera beaucoup sous
terre. L’âge de pierre ne s’est pas
arrêté faute de pierres. On finira
par sortir du pétrole, en laissant
du pétrole dans la planète.
A quelle échéance pensez*vous
que la demande mondiale
ralentira ?
Dans nos modèles, nous estimons qu’elle atteindra un plateau
vers 2030, notamment parce que
l’Europe et la Chine auront basculé
vers le véhicule électrique.
C’est pourquoi Total se focalise
sur du pétrole peu coûteux à produire
et qu’il ne développera pas,
par exemple, de nouveaux projets
de sables bitumineux au Canada.
A terme, l’entreprise se retirera
d’une partie du marché pétrolier,
celui qui coûte cher. Ce qui ne
veut pas dire qu’on éliminera la
totalité des énergies fossiles à
l’horizon 2050 !
Ce basculement vers le véhicule
électrique est*il en train
de se produire ?
Oui, progressivement, mais il
faut que les gouvernements accélèrent
sur les bornes de recharge.
S’ils ne financent pas les infrastructures
sur les longues distances,
les clients ne vont pas changer
leurs habitudes. Or, les infrastructures
vont moins vite que les
constructeurs automobiles. Total
est prêt à investir, et d’ailleurs il le
fait, mais on a besoin de soutiens
publics massifs de soutien. Dans
les 30 stations que nous avons
équipées sur les grands axes,
nous avons seulement deux ou
trois clients par jour…
Vous dites que le gaz doit avoir
un rôle prépondérant dans la
transition énergétique, mais
cela n’est pas compatible avec
l’accord de Paris, et difficilement
avec l’engagement de
la neutralité carbone…
Certes, le gaz naturel est un hydrocarbure,
mais je suis convaincu
qu’il accompagnera la
transition énergétique et ne connaîtra
pas de baisse de la demande à horizon 2050. Il faudra le
verdir de plus en plus, avec du biométhane
(issu de déchets agricoles)
ou de l’hydrogène décarboné.
Le « Green Deal » européen veut
d’ailleurs développer la filière hydrogène.
Je suis favorable à ce
qu’on fixe des seuils minimaux
de gaz vert ou d’hydrogène dans
le gaz, comme on l’a fait avec les
agrocarburants. Au début, cela
coûte cher, mais si on crée un
marché de grande taille, on peut
faire baisser les coûts.
Au fond, pensez*vous qu’on
puisse atteindre les objectifs
de l’accord de Paris et tenir
la trajectoire dessinée par
les experts du GIEC ?
En tant que PDG de Total, je considère
l’accord de Paris comme
une référence, et la perspective
d’un monde qui limite les effets
du réchauffement climatique
ouvre des opportunités économiques.
Le vrai débat, c’est le timing : il n’y aura pas de grand
soir. Les écologistes pensent
qu’on aura tout changé en 2025
ou en 2030. Mais il est impossible
de bouger la demande en énergie,
qui est aujourd’hui à 80 % fossile,
aussi rapidement. Le GIEC évoque
une division par deux des émissions
de gaz à effet de serre d’ici à
2030 si l’on veut maintenir le réchauffement
à 1,5 °C, mais cela
n’arrivera pas si vite. La planète
n’est pas capable de changer du
jour au lendemain.
Si vous continuez d’être généreux
avec vos actionnaires
malgré la crise – Total a maintenu
son dividende –, n’est*ce
pas pour les retenir coûte que
coûte alors que le secteur
pétrolier n’a plus la cote ?
Il y a un débat, et certains de nos
actionnaires – surtout non européens et moins sensibles à la neutralité
carbone – me demandent :
mais pourquoi investir dans les
énergies renouvelables ? Les compagnies
pétrolières distribuent
du cash*flow, certes. Mais si elles
sont faiblement valorisées, c’est
que le marché se demande, fondamentalement,
si l’activité pétrolière
est durable. La question
de la pérennité des compagnies
pétrolières est posée. Le marché
qui va croître, ce n’est pas celui du
pétrole, mais celui de l’électricité.
D’où notre volonté de nous adapter
aussi à l’évolution des marchés.
En développant l’électricité
bas carbone, Total attirera plus
d’investisseurs. Le positionnement économique rejoint la question climatique.
Avez*vous définitivement
tourné la page du nucléaire,
une source de production
d’électricité décarbonée ?
Oui. Je n’y étais pas favorable, et
j’avais d’ailleurs conseillé à mon
prédécesseur, Christophe de Margerie,
de sortir de cette aventure
[engagée en 2008]. C’est un métier
de spécialiste, on ne s’improvise
pas électricien nucléaire.
Même si l’énergie nucléaire est
une solution pour lutter contre le
réchauffement climatique, elle
pose d’autres problèmes, notamment
celui des déchets. Depuis
Fukushima, le sujet de la sécurité
est devenu plus complexe. Le
marché s’est réduit et je ne crois
pas à son développement planétaire,
hormis en Chine, peut*être
en Inde et dans quelques pays
d’Europe de l’Est qui veulent sortir
du charbon. Et puis, nous
avons en 2020 suffisamment de
recul pour considérer les filières
d’électricité décarbonée. Il est devenu assez facile de comparer l’efficacité
économique de la filière
nucléaire avec celle de l’éolien
offshore, par exemple. Et les études
que nous avons menées nous
confortent dans notre choix pour
produire de l’électricité : celui des
énergies renouvelables.
propos recueillis
par jean*michel bezat,
philippe escande,
audrey garric
et nabil wakim
le monde