Le mythe de l'indépendance de la presse
lequotidien-oran.com
par Arezki Derguini
Jeudi 18 juin 2020
Comme beaucoup de choses, la presse ne dépend pas que d'elle-même et interagit avec beaucoup d'autres qu'elle. On peut dire que ce sont ses interdépendances qui la définissent : «dis-moi de qui tu dépends, je te dirai qui tu es». Quand nous parlons d'«indépendance» du quatrième pouvoir, c'est en vérité de l'autonomie de la société vis-à-vis des pouvoirs qualifiés qu'il est question : la société est-elle en mesure de se rendre compte de ce qu'elle fait, d'être informée de ce que font ses différents pouvoirs ?
On oublie trop souvent que la division du pouvoir a pour fonction première non pas de limiter le pouvoir, mais de le multiplier. Elle spécialise ses pouvoirs pour accroitre son efficacité. Il suffit de rapporter la division du pouvoir à la division du travail pour que Montesquieu ne fasse pas oublier Adam Smith. Le développement de ses pouvoirs passe par la spécialisation et l'équilibre dynamique de ses parties. Autrement dit que le développement d'un pouvoir ne fasse pas régresser l'ensemble du pouvoir de la société. La presse est indépendante, signifierait alors qu'elle est en mesure de s'opposer à l'une des parties différenciées de la société qui porterait atteinte au pouvoir d'ensemble de la société. Elle ne signifie pas qu'elle est indépendante des autres pouvoirs, mais qu'elle entre en opposition avec l'un d'entre eux pour s'allier ou compléter un autre. Les différents pouvoirs d'une société sont interdépendants et dans leur dynamique de développement ils se différencient, se restreignent ou s'élargissent.
Son autonomie à l'égard des différentes parties spécialisées du pouvoir tient donc dans un équilibre précaire. Elle ne manquera pas à un moment ou à un autre de pencher en faveur d'une partie ou d'une autre, de participer à la contrainte de l'un ou à l'appui de l'autre. Aussi peut-on dire que son autonomie tient d'abord dans l'équilibre d'ensemble des pouvoirs plus que dans sa position vis-à-vis de chacun des pouvoirs. Aussi être indépendante à un certain moment, signifiera pencher pour telle partie et non pour telle autre, car c'est une telle propension qui permettra à une différenciation efficiente de progresser et d'établir un nouvel équilibre de l'ensemble des pouvoirs.
Il ne s'agit donc pas pour elle de tenir une égale distance avec tous les pouvoirs, mais de tenir la bonne distance qui permet à chaque pouvoir d'accomplir sa mission convenablement : accroitre le pouvoir d'ensemble de la société.
Diviser le pouvoir pour le multiplier
La division du pouvoir a donc pour fonction première non pas de limiter le pouvoir, mais de le multiplier. Il est très important de se rappeler ce principe dans notre contexte particulier. Lorsque Montesquieu parle de limiter le pouvoir, il s'agit du pouvoir du monarque et non pas de limiter le pouvoir en général qu'il s'agit au contraire de faire progresser. Limiter donc le pouvoir particulier qui limite « la » liberté et le développement du pouvoir en général. Quand le monarque limite le pouvoir des princes, il libère le pouvoir des villes. Quand le parlement anglais limite le pouvoir du roi, il libère les territoires. Diviser le pouvoir, comme le laisse sous-entendre l'opération oublieuse de la multiplication qu'elle doit impliquer, conduit à la réduction du pouvoir. Quand on appelle à la division du pouvoir, il faut donc impérativement se demander, s'il s'agit de diviser pour multiplier ou diviser pour réduire. Dans le cadre de la transformation marchande de la société, la limitation du pouvoir du Léviathan a été une condition d'une différenciation plus poussée du pouvoir, de l'émergence et du développement du pouvoir marchand. Pour que se développe le pouvoir de la société, il a besoin de se différencier, de se diviser. La biologie ici fournit la meilleure métaphore.
Et si l'on veut diviser pour multiplier, il faut se rappeler qu'une telle opération doit procéder d'une différenciation du pouvoir lui-même et donc qu'elle ne puisse pas être dissociée d'une opération de multiplication. C'est la différenciation de la société qui doit commander à la division du pouvoir et non pas l'inverse.
Dans le cas de l'Algérie, l'indépendance dont il est souvent question est celle vis-à-vis du pouvoir politico-militaire. On oublie alors qu'en tant que différenciation du pouvoir elle doit être au service du pouvoir en général ... qui ne peut être servi qu'au travers de ses pouvoirs particuliers. C'est en servant une dynamique de différenciation équilibrée des pouvoirs (militaire, politique et économique), du bon accomplissement de la mission de chacun, que l'information rend service à la société.
Il faut admettre dans notre cas que la différenciation sociale a eu du mal à se mettre sur les rails, bref, qu'elle a eu du mal à accoucher d'une société civile. Il faut cependant se rappeler qu'on ne fabrique pas une société civile comme on fabrique une chaussure et que cela excède souvent les capacités intrinsèques d'une société. La nécessité et l'air du temps ont leur mot à dire. Nous avons eu deux sociétés civiles pendant la période coloniale, une de fabrication locale à l'horizon fortement limitée par le colonialisme et une autre qui en avait été émancipée. C'est avec cette dernière que les aspirations sociales ont fait jonction avec les aspirations internationales pour transformer le cours mondial. Nous aurons aussi la société civile qui libèrera la société de l'emprise néocoloniale. Je pense qu'elle commence à prendre forme et que la société est en mesure de poursuivre désormais sa différenciation. Il importe cependant d'être attentif afin de distinguer les différenciations qui s'accompagnent de multiplication des pouvoirs et des capacités de celles qui conduisent dans des impasses. Ainsi une « presse indépendante » ou une « justice indépendante » ne doivent pas conduire à une réduction du pouvoir militaire, mais à sa progression. Le développement de la bourgeoisie et la révolution industrielle ont permis au pouvoir militaire de porter au loin ses conquêtes.
Les pouvoirs s'appuient les uns sur les autres pour se développer
Opposer pouvoir militaire et pouvoir civil avant de voir leur complémentarité a été une erreur que nous avons commise dès l'indépendance et de part et d'autre. Le pouvoir militaire a opposé son ordre au désordre de la société. Il ne s'est pas rendu compte de l'ordre qu'il tendait alors à établir : un nouvel ordre d'inspiration féodale. Le pouvoir civil a opposé l'autoritarisme du pouvoir militaire à la liberté du pouvoir civil. Il ne s'est pas rendu compte que la liberté avait besoin de la discipline, que plus de liberté signifie plus de discipline et non pas l'inverse. Que c'est la discipline qui permet à la liberté d'aller plus loin ! Ainsi l'automatisation. Nous avons besoin de discipliner nos activités pour préserver nos priorités quand celles-ci se multiplient. Civils et militaires ont tous deux séparé discipline et liberté. Discipline sans liberté pour l'un, liberté sans discipline pour l'autre. Tout cela parce que nous n'avons pas vu que l'un était dans l'autre, que dans l'ombre de la liberté se tenait une discipline sociale, un dressage social. L'éducation est un dressage, mais un dressage consenti, un dressage qui accroit les forces.
Toute société doit trouver son équilibre entre sa discipline collective et ses libertés individuelles. Trop de discipline tue la liberté (autant que la discipline), trop de liberté tue la discipline (autant que la liberté), condamnant la société à la régression. C'est la discipline collective qui porte les libertés individuelles, qui ménage leur espace. Il y a des libertés individuelles que la discipline collective ne peut pas supporter, qui peuvent rendre impossible la discipline collective. La liberté des importateurs rend impossible la discipline des producteurs. Il y a des disciplines collectives qui étouffent les libertés individuelles. Mais il n'est pas de la vocation de la discipline collective ou des libertés individuelles à s'opposer l'une à l'autre. Leur vocation est celle de s'appuyer l'une sur l'autre : elles avancent ou reculent ensemble. C'est l'intérêt de certaines catégories sociales dans le statu quo qui empêchant la différenciation sociale de progresser transforme la liberté individuelle en ennemi de la discipline collective. Leur liberté d'abord et avant tout, ne veut pas progresser avec celle des autres.
La compétition entre l'Occident et l'est-asiatique met bien en contraste ce rapport entre liberté et discipline. Si la liberté a pu être longtemps la bannière de l'Occident, c'est qu'il était alors porté par un mouvement de différenciation social efficient grâce à l'industrialisation et sa domination du monde. Les trente glorieuses ont mis les libertés sur une pente douce. On voyait la progression de l'Occident au travers de la progression de ses libertés et moins au travers de la mécanisation-automatisation de son activité, la multiplication de ses esclaves mécaniques et de ses ouvriers spécialisés au travers du monde. Mais maintenant que la mécanisation a gagné le monde, que ses externalités négatives se multiplient, que la stagnation et la décroissance menacent, que les libertés se trouvent sur une pente raide, on voit les disciplines collectives faire la différence. Ce sont elles qui ont permis aux nouvelles sociétés industrielles d'émerger, aux sociétés industrielles défaites militairement de revenir aux premiers postes. La progression des libertés individuelles s'est appuyée dans les deux cas sur une forte discipline collective.
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lequotidien-oran.com
par Arezki Derguini
Jeudi 18 juin 2020
Comme beaucoup de choses, la presse ne dépend pas que d'elle-même et interagit avec beaucoup d'autres qu'elle. On peut dire que ce sont ses interdépendances qui la définissent : «dis-moi de qui tu dépends, je te dirai qui tu es». Quand nous parlons d'«indépendance» du quatrième pouvoir, c'est en vérité de l'autonomie de la société vis-à-vis des pouvoirs qualifiés qu'il est question : la société est-elle en mesure de se rendre compte de ce qu'elle fait, d'être informée de ce que font ses différents pouvoirs ?
On oublie trop souvent que la division du pouvoir a pour fonction première non pas de limiter le pouvoir, mais de le multiplier. Elle spécialise ses pouvoirs pour accroitre son efficacité. Il suffit de rapporter la division du pouvoir à la division du travail pour que Montesquieu ne fasse pas oublier Adam Smith. Le développement de ses pouvoirs passe par la spécialisation et l'équilibre dynamique de ses parties. Autrement dit que le développement d'un pouvoir ne fasse pas régresser l'ensemble du pouvoir de la société. La presse est indépendante, signifierait alors qu'elle est en mesure de s'opposer à l'une des parties différenciées de la société qui porterait atteinte au pouvoir d'ensemble de la société. Elle ne signifie pas qu'elle est indépendante des autres pouvoirs, mais qu'elle entre en opposition avec l'un d'entre eux pour s'allier ou compléter un autre. Les différents pouvoirs d'une société sont interdépendants et dans leur dynamique de développement ils se différencient, se restreignent ou s'élargissent.
Son autonomie à l'égard des différentes parties spécialisées du pouvoir tient donc dans un équilibre précaire. Elle ne manquera pas à un moment ou à un autre de pencher en faveur d'une partie ou d'une autre, de participer à la contrainte de l'un ou à l'appui de l'autre. Aussi peut-on dire que son autonomie tient d'abord dans l'équilibre d'ensemble des pouvoirs plus que dans sa position vis-à-vis de chacun des pouvoirs. Aussi être indépendante à un certain moment, signifiera pencher pour telle partie et non pour telle autre, car c'est une telle propension qui permettra à une différenciation efficiente de progresser et d'établir un nouvel équilibre de l'ensemble des pouvoirs.
Il ne s'agit donc pas pour elle de tenir une égale distance avec tous les pouvoirs, mais de tenir la bonne distance qui permet à chaque pouvoir d'accomplir sa mission convenablement : accroitre le pouvoir d'ensemble de la société.
Diviser le pouvoir pour le multiplier
La division du pouvoir a donc pour fonction première non pas de limiter le pouvoir, mais de le multiplier. Il est très important de se rappeler ce principe dans notre contexte particulier. Lorsque Montesquieu parle de limiter le pouvoir, il s'agit du pouvoir du monarque et non pas de limiter le pouvoir en général qu'il s'agit au contraire de faire progresser. Limiter donc le pouvoir particulier qui limite « la » liberté et le développement du pouvoir en général. Quand le monarque limite le pouvoir des princes, il libère le pouvoir des villes. Quand le parlement anglais limite le pouvoir du roi, il libère les territoires. Diviser le pouvoir, comme le laisse sous-entendre l'opération oublieuse de la multiplication qu'elle doit impliquer, conduit à la réduction du pouvoir. Quand on appelle à la division du pouvoir, il faut donc impérativement se demander, s'il s'agit de diviser pour multiplier ou diviser pour réduire. Dans le cadre de la transformation marchande de la société, la limitation du pouvoir du Léviathan a été une condition d'une différenciation plus poussée du pouvoir, de l'émergence et du développement du pouvoir marchand. Pour que se développe le pouvoir de la société, il a besoin de se différencier, de se diviser. La biologie ici fournit la meilleure métaphore.
Et si l'on veut diviser pour multiplier, il faut se rappeler qu'une telle opération doit procéder d'une différenciation du pouvoir lui-même et donc qu'elle ne puisse pas être dissociée d'une opération de multiplication. C'est la différenciation de la société qui doit commander à la division du pouvoir et non pas l'inverse.
Dans le cas de l'Algérie, l'indépendance dont il est souvent question est celle vis-à-vis du pouvoir politico-militaire. On oublie alors qu'en tant que différenciation du pouvoir elle doit être au service du pouvoir en général ... qui ne peut être servi qu'au travers de ses pouvoirs particuliers. C'est en servant une dynamique de différenciation équilibrée des pouvoirs (militaire, politique et économique), du bon accomplissement de la mission de chacun, que l'information rend service à la société.
Il faut admettre dans notre cas que la différenciation sociale a eu du mal à se mettre sur les rails, bref, qu'elle a eu du mal à accoucher d'une société civile. Il faut cependant se rappeler qu'on ne fabrique pas une société civile comme on fabrique une chaussure et que cela excède souvent les capacités intrinsèques d'une société. La nécessité et l'air du temps ont leur mot à dire. Nous avons eu deux sociétés civiles pendant la période coloniale, une de fabrication locale à l'horizon fortement limitée par le colonialisme et une autre qui en avait été émancipée. C'est avec cette dernière que les aspirations sociales ont fait jonction avec les aspirations internationales pour transformer le cours mondial. Nous aurons aussi la société civile qui libèrera la société de l'emprise néocoloniale. Je pense qu'elle commence à prendre forme et que la société est en mesure de poursuivre désormais sa différenciation. Il importe cependant d'être attentif afin de distinguer les différenciations qui s'accompagnent de multiplication des pouvoirs et des capacités de celles qui conduisent dans des impasses. Ainsi une « presse indépendante » ou une « justice indépendante » ne doivent pas conduire à une réduction du pouvoir militaire, mais à sa progression. Le développement de la bourgeoisie et la révolution industrielle ont permis au pouvoir militaire de porter au loin ses conquêtes.
Les pouvoirs s'appuient les uns sur les autres pour se développer
Opposer pouvoir militaire et pouvoir civil avant de voir leur complémentarité a été une erreur que nous avons commise dès l'indépendance et de part et d'autre. Le pouvoir militaire a opposé son ordre au désordre de la société. Il ne s'est pas rendu compte de l'ordre qu'il tendait alors à établir : un nouvel ordre d'inspiration féodale. Le pouvoir civil a opposé l'autoritarisme du pouvoir militaire à la liberté du pouvoir civil. Il ne s'est pas rendu compte que la liberté avait besoin de la discipline, que plus de liberté signifie plus de discipline et non pas l'inverse. Que c'est la discipline qui permet à la liberté d'aller plus loin ! Ainsi l'automatisation. Nous avons besoin de discipliner nos activités pour préserver nos priorités quand celles-ci se multiplient. Civils et militaires ont tous deux séparé discipline et liberté. Discipline sans liberté pour l'un, liberté sans discipline pour l'autre. Tout cela parce que nous n'avons pas vu que l'un était dans l'autre, que dans l'ombre de la liberté se tenait une discipline sociale, un dressage social. L'éducation est un dressage, mais un dressage consenti, un dressage qui accroit les forces.
Toute société doit trouver son équilibre entre sa discipline collective et ses libertés individuelles. Trop de discipline tue la liberté (autant que la discipline), trop de liberté tue la discipline (autant que la liberté), condamnant la société à la régression. C'est la discipline collective qui porte les libertés individuelles, qui ménage leur espace. Il y a des libertés individuelles que la discipline collective ne peut pas supporter, qui peuvent rendre impossible la discipline collective. La liberté des importateurs rend impossible la discipline des producteurs. Il y a des disciplines collectives qui étouffent les libertés individuelles. Mais il n'est pas de la vocation de la discipline collective ou des libertés individuelles à s'opposer l'une à l'autre. Leur vocation est celle de s'appuyer l'une sur l'autre : elles avancent ou reculent ensemble. C'est l'intérêt de certaines catégories sociales dans le statu quo qui empêchant la différenciation sociale de progresser transforme la liberté individuelle en ennemi de la discipline collective. Leur liberté d'abord et avant tout, ne veut pas progresser avec celle des autres.
La compétition entre l'Occident et l'est-asiatique met bien en contraste ce rapport entre liberté et discipline. Si la liberté a pu être longtemps la bannière de l'Occident, c'est qu'il était alors porté par un mouvement de différenciation social efficient grâce à l'industrialisation et sa domination du monde. Les trente glorieuses ont mis les libertés sur une pente douce. On voyait la progression de l'Occident au travers de la progression de ses libertés et moins au travers de la mécanisation-automatisation de son activité, la multiplication de ses esclaves mécaniques et de ses ouvriers spécialisés au travers du monde. Mais maintenant que la mécanisation a gagné le monde, que ses externalités négatives se multiplient, que la stagnation et la décroissance menacent, que les libertés se trouvent sur une pente raide, on voit les disciplines collectives faire la différence. Ce sont elles qui ont permis aux nouvelles sociétés industrielles d'émerger, aux sociétés industrielles défaites militairement de revenir aux premiers postes. La progression des libertés individuelles s'est appuyée dans les deux cas sur une forte discipline collective.
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