C’est au 6e/12e siècle que l’autre grande école de philosophie — ou plus exactement de « théosophie » au sens premier du terme — apparut en Islam. Fondée par Suhrawardi, l’école illuministe — ichrâqt — se développa en opposition avec le Péripatétisme — machchä&’i — qui recherchaïit la vérité avec les arguments de la raison. Pour les Illuministes, qui s’inspiraient tout autant de la révélation islamique que de la sagesse du Platonisme, et des anciens Perses, l’usage de la raison était parfaitement compatible avec l'intuition intellectuelle et Pillumination. Les philosophes rationalistes ont certes modelé le lexique des théologiens musulmans, mais progressivement ils se sont aliéné les éléments orthodoxes parmi les théologiens et les gnostiques; après la « réfutation » d’El-Ghazäli, ils n’exercèrent plus qu’une influence restreinte sur l’opi- nion musulmane. C’est précisément au moment où l’on consacre — bien abusivement — le tarissement de la philosophie islamique, que l’Illuminisme entre en scène et se trouve en fait, de conserve avec la gnose, au cœur même de toute vie intellectuelle en Islam. Par un mouvement inverse significatif, le Platonisme augustinien — pour qui la connaissance vient de l’illumination — s’efface devant le Thomisme aristotélicien, hostile à la doctrine même de la lumière.
L’attitude des chiites diffère de celle des sunnites à l'égard de la philosophie. Les sunnites l’ont presqu’entièrement répudiée après Averroès, ne gardant que la logique, la science de l’argumentation, et diverses croyances cosmologiques, qui réapparaissent dans les énoncés de la théologie et dans certains enseignements soufis. À rebours, chez les chiites la permanence de l’enseignement tradi- tionnel dans son intégralité a gardé vivants aussi bien le Péripatétisme que l’Illuminisme, et des philosophes aussi illustres que Mollà Sadrâ, contemporain de Descartes et de Leïbnitz, sont très postérieurs à ce qu’on considère, de façon bien conventionnelle, comme la phase « productive » de la philosophie musulmane.
Mais les perspectives sunnite et chiite orientent l’Islam dès les origines selon deux orthodoxies également légitimes dans l'interprétation de la révélation, et adaptées à des constitutions mentales et psychologiques particulières. Les chiites ont toujours constitué une minorité, et ils représentent aujourd’hui un sixième à un cinquième du monde musulman. Leur importance spirituelle et culturelle a cependant compté beaucoup plus au cours de l’histoire que leur nombre ne pourrait l'indiquer actuellement; cela est particulièrement vrai des 4eme/10eme et 5eme/ 1eme siècles, où ils contrôlaient de vastes régions. La Perse est dominée par les chiites duodécimains depuis le 10eme/ 16eme° siècle, et ce n’est pas un hasard si la philosophie y a trouvé après la mort d’Averroès sa terre d'élection. La sont considérées ici comme un préalable à l'étude des doctrines des illuministes, qui constituent à leur tour une initiation à la gnose pure.
Deux rameaux de l’islam chiite présentent un intérêt particulier pour la philosophie, l'école ja’farite, et l’ismaélisme dont l'influence politique et culturelle fut considérable au Moyen-Age. Les imams chiites sont les interprètes par excellence du sens profond de toute chose, du livre de la Révélation, comme du livre de la Nature. Ils connaissent le principe de toute science, naturelle et surnaturelle; certains d’entre eux, en particulier Ja’far es-Sâdiq, avaient même une connaissance approfondie des sciences naturelles. Le grand alchimiste Jâbir Ibn Hayyân se reconnaissait disciple de l’imam Ja’far. En fait c’est à la communauté de pensée entre plusieurs imams et des maîtres de la science grecque, que l’on doit l'intégration de l’hermétisme dans l'Islam, et la reconnaissance de la légalité des dites sciences par les chiites.
Ceux-ci avaient une prédilection pour les disciplines cosmologiques, et nombre de savants et philosophes parmi les plus célèbres sont sortis de leurs rangs — Avicenne, Nâsir-i Khusrau, Nasîr ed-Din Et-Tûsi. Une vaste littérature faisant généreusement appel au symbolisme numérique et alchimique, appréhende le monde physique comme une phénoménologie des ordres supérieurs du réel. La Nature est un texte dont la signification ne peut être saisie que par interprétation symbolique — ta’wil. Pour les chiites, proches en cela des soufis et de certains philosophes, l'univers est une hiérarchie des états de l’Etre voués à regagner l’indistinction ultime de leur origine unique.
Le passage suivant du philosophe et poète soufi du 8e/14e siècle Afdal ed-Dîn EI-Kâchâni, ami de Nasîr edDiîn Et-Tâsf, illustre bien la conception chiite de la Nature:
Les créatures sont de deux sortes : celles qui reçoivent l'acte, qui sont créées, et les êtres des origines, ou archétypes, qui sont éternels. Le lieu des êtres créés est appelé « monde de l’existence », et le domaine des archétypes « monde de l'éternité ». On les appelle aussi respectivement « monde de la Nature » et « monde de l’intellect », ou encore domaines du « particulier » et de l’« universel ». Mais toutes ces expressions ne visent qu'à unique affirmation qu'il existe deux mondes, l'un réel, l'autre symbolique. La nécessité appartient au réel, l'univers du symbole est contingent. L’universel est réel, le particulier est symbole. Et les êtres particuliers ne sont qu'un reflet symbolique de l'universel. Les créatures qui peuplent ce monde ne subsistent que par les archétypes de l'autre.
Tout être particulier possède mesure et quantité, alors que le domaine de l’universel ignore ces catégories. Le monde du devenir n’est pas vivant par lui-même, il vit de ce qui lui vient d’ailleurs, alors que les êtres du monde éternel existent par eux-mêmes. La connaissance sensible de ce monde est l'image de la connaissance intelligible de l'autre, comme le monde physique est symbole et image du monde spirituel".
La pensée d’El-Kindi et d'El-Fârâbi trouve sa perfection chez Avicenne, fondateur véritable d’une philosophie proprement médiévale, le plus grand savant-philosophe du monde musulman. Il est le hakîm achevé, qui assume l’unité des différentes branches de la connaissance. Après sa mort, son œuvre devint la source d'inspiration où puisèrent des écoles aussi nombreuses que différent
Avicenne ne fut pas seulement un péripatéticien capable de nuancer les doctrines d’Aristote avec des éléments du Néoplatonisme, et un savant observateur d’une Nature ordonnée aux catégories de la pensée médiévale, il fut lun des précurseurs de la métaphysique illuministe - ichrâg — dont le Maître devait être Suhrawardi. Dans ses derniers ouvrages, Le récit visionnaire et le traité sur l'amour, le cosmos de la philosophie syllogistique est devenu l'univers des symboles à travers lequel le voyage gnostique conduit à la béatitude. Dans la Logique des orientaux, passage d’un livre plus vaste aujourd’hui perdu, Avicenne renia ses propres ouvrages de jeunesse, de veine essentiellement aristotélicienne, comme étant tout juste bons pour le commun, et il annonçait pour l'élite une « philosophie orientale ». Sa trilogie — Hayy Ibn Yaqzân (Le Vivant, fils du Vigilant), Et-Tayr (L'oiseau), et Salämän wa Absâl — traite le cycle complet du voyage gnostique, du « monde des ombres » à la Présence divine, l'Orient des lumières. Dans ces textes les contours de l'univers des philosophes et des savants du Moyen-Age sont inchangés; le cosmos est intériorisé par le gnostique
- c’est une « crypte » intime, par rapport à laquelle l'initié doit s'orienter, et à travers laquelle il entreprend sa migration. Les phénomènes de la Nature deviennent de transparents symboles, dont la signification spirituelle appartient au pèlerin du voyage cosmique.
La totalité de l’œuvre d’Avicenne illustre la hiérarchie du savoir dans la société musulmane. Observateur et praticien dans des disciplines comme la médecine et la géologie, il développa une philosophie péripatétique plus proche de celle de Plotin que d’Aristote, et composa des textes gnostiques, que les illuministes commentèrent longuement. On découvre en le lisant, l'harmonie de la connaissance, sensible, rationnelle et intellectuelle, ell même fondée sur une hiérarchie présente au cœur même de toute chose, et qui renvoie, en dernière analyse, aux états et aux degrés multiples de la manifestation cosmique.
Son Livre de «*la guérison*» qui est l'exposé le plus complet de l'Aristotélisme islamique, traite de toutes les branches des sciences de la Nature — certaines au terme d'années d'observation, comme la géologie — comme de la logique, des mathématiques et de la philosophie première. Mais Avicenne élabora également une cosmologie où les planètes correspondent aux diverses intelligences angéliques,
tout étant émanation de l’Intellect premier. Les interprètes latins d'Avicenne penchaient pour la critique d’une telle angélologie, cela est particulièrement net dans les attaques de Guillaume d'Auvergne. Pourtant, dans le monde musulman, et surtout en Perse, la cosmologie d’Avicenne fut interprétée à la lumière de cette angélologie, et le caractère sacré de l'univers fut ainsi toujours sauvegardé, offrant une harmonie pérenne aux réalités de la religion. Dans son cycle narratif, et dans quelques poèmes et courts traités moins connus de ses lecteurs occidentaux que sa pensée « exotérique », Avicenne affirme le primat de l'intelligence, du monde angélique sur le monde sensible des hommes, et le nécessaire retour de l'âme humaine, exilée dans le « séjour des ombres », à l'existence angélique d’où elle est issue. Dès lors que l'Intellect est le principe de l'univers, l'âme ne progresse dans la connaissance du cosmos qu’unie à l’Intellect — elle a réintégré sa nature angélique. Cette idée est développée dans le poème d’Avicenne sur l'âme :
«*Des régions supérieures, ineffable et céleste,
cette colombe est descendue sur toi.
Dérobée aux regards qui la pouvaient connaître,
sans qu'aucun voile n’empéchât les hommes de la voir.
A contrecœur elle a cherché, dolente elle Pa rejoint,
et de quitter ton corps, elle semble plus chagrine encore.
Rétive, elle ne se prête pas à prompte soumission,
pourtant elle Pa rejoint, et lentement s’est faite à ce déser aride,
jusqu'à ce qu'oubliés fussent son repaire et sa vérité,
aux célestes jardins qu’elle répugnait tant de laisser.
Quand elle en fut au D de sa descente, et pour la terre,
contre son gré, vers le C du centre partie,
l'œil d'infirmité la saisit et la précipita
en les désolations de ce monde ruiné.
Elle pleure sur le séjour et la paix de jadis,
les larmes, de ses yeux, roulent sans fin ;
plaintive, endeuiliée, elle médite,
comme captive, sur un foyer aux traces délaissées
par le vent des quatre horizons.
Etroits sont les rets qui la tiennent, et la cage rigide
qui l'empêche de gagner la spacieuse légèreté des cieux.
Mais quand vient l'heure du retour à la sphère plus vaste,
elle chante sa joie du voile aboli qui lui rend la vision
des choses qui échappent à l'œil même de l'attentif;
et son chant monte dans les airs,
et elle de revenir, en sa robe sans tache
instruite de l'univers caché.
Mais pourquoi fut-elle ainsi chassée d’un royaume élevé,
en les sombres et tristes abysses du Nadir?
Vers l'horizon de quel profond dessein, Dieu l’a-t-il m route,
trompant la vigilance des veilleurs les plus sûrs?
Son exil est-il tant rigide et sage discipline
pour lui ouvrir les portes du savoir?
Quand loin de son levant, se couche enfin son astre,
elle rencontre le destin pillard,
telle, sur les prairies baignées, l'espace d’un instant,
une lumière s’efface, qui peut-être ne fut jamais.*»
Ce poème arabe d'e beauté a inspiré de nombreux commentaires à travers les siècles.
Dans le Récit visionnaire, le naturaliste, savant et philosophe, devient navigateur des océans cosmiques, et le passeur du rivage des formes grossières au Principe divin. Son immense savoir, illuminé par la vision intellectuelle, lui permet de décrire avec une grande beauté le panorama de l'univers qui s'offre au cheminement de l’initié. Et les sciences de la Nature, primitivement extérieures et indirectes , sont ici changées en réalités immédiates et directes. Le cosmos que doit parcourir celui qui cherche la connaissance vraie au-delà des théories, est intériorisé, et l’initié « devient » le cosmos.
Avicenne commence le Récit par un portrait du sage, symbole de la lumière de l'intuition intellectuelle, guide du pèlerin, dont les paroles disent l'anatomie de l'univers, cette «*crypte » cosmique où maître et disciple vont pénétrer ensemble. Le sage dit :
.../...
L’attitude des chiites diffère de celle des sunnites à l'égard de la philosophie. Les sunnites l’ont presqu’entièrement répudiée après Averroès, ne gardant que la logique, la science de l’argumentation, et diverses croyances cosmologiques, qui réapparaissent dans les énoncés de la théologie et dans certains enseignements soufis. À rebours, chez les chiites la permanence de l’enseignement tradi- tionnel dans son intégralité a gardé vivants aussi bien le Péripatétisme que l’Illuminisme, et des philosophes aussi illustres que Mollà Sadrâ, contemporain de Descartes et de Leïbnitz, sont très postérieurs à ce qu’on considère, de façon bien conventionnelle, comme la phase « productive » de la philosophie musulmane.
Mais les perspectives sunnite et chiite orientent l’Islam dès les origines selon deux orthodoxies également légitimes dans l'interprétation de la révélation, et adaptées à des constitutions mentales et psychologiques particulières. Les chiites ont toujours constitué une minorité, et ils représentent aujourd’hui un sixième à un cinquième du monde musulman. Leur importance spirituelle et culturelle a cependant compté beaucoup plus au cours de l’histoire que leur nombre ne pourrait l'indiquer actuellement; cela est particulièrement vrai des 4eme/10eme et 5eme/ 1eme siècles, où ils contrôlaient de vastes régions. La Perse est dominée par les chiites duodécimains depuis le 10eme/ 16eme° siècle, et ce n’est pas un hasard si la philosophie y a trouvé après la mort d’Averroès sa terre d'élection. La sont considérées ici comme un préalable à l'étude des doctrines des illuministes, qui constituent à leur tour une initiation à la gnose pure.
Deux rameaux de l’islam chiite présentent un intérêt particulier pour la philosophie, l'école ja’farite, et l’ismaélisme dont l'influence politique et culturelle fut considérable au Moyen-Age. Les imams chiites sont les interprètes par excellence du sens profond de toute chose, du livre de la Révélation, comme du livre de la Nature. Ils connaissent le principe de toute science, naturelle et surnaturelle; certains d’entre eux, en particulier Ja’far es-Sâdiq, avaient même une connaissance approfondie des sciences naturelles. Le grand alchimiste Jâbir Ibn Hayyân se reconnaissait disciple de l’imam Ja’far. En fait c’est à la communauté de pensée entre plusieurs imams et des maîtres de la science grecque, que l’on doit l'intégration de l’hermétisme dans l'Islam, et la reconnaissance de la légalité des dites sciences par les chiites.
Ceux-ci avaient une prédilection pour les disciplines cosmologiques, et nombre de savants et philosophes parmi les plus célèbres sont sortis de leurs rangs — Avicenne, Nâsir-i Khusrau, Nasîr ed-Din Et-Tûsi. Une vaste littérature faisant généreusement appel au symbolisme numérique et alchimique, appréhende le monde physique comme une phénoménologie des ordres supérieurs du réel. La Nature est un texte dont la signification ne peut être saisie que par interprétation symbolique — ta’wil. Pour les chiites, proches en cela des soufis et de certains philosophes, l'univers est une hiérarchie des états de l’Etre voués à regagner l’indistinction ultime de leur origine unique.
Le passage suivant du philosophe et poète soufi du 8e/14e siècle Afdal ed-Dîn EI-Kâchâni, ami de Nasîr edDiîn Et-Tâsf, illustre bien la conception chiite de la Nature:
Les créatures sont de deux sortes : celles qui reçoivent l'acte, qui sont créées, et les êtres des origines, ou archétypes, qui sont éternels. Le lieu des êtres créés est appelé « monde de l’existence », et le domaine des archétypes « monde de l'éternité ». On les appelle aussi respectivement « monde de la Nature » et « monde de l’intellect », ou encore domaines du « particulier » et de l’« universel ». Mais toutes ces expressions ne visent qu'à unique affirmation qu'il existe deux mondes, l'un réel, l'autre symbolique. La nécessité appartient au réel, l'univers du symbole est contingent. L’universel est réel, le particulier est symbole. Et les êtres particuliers ne sont qu'un reflet symbolique de l'universel. Les créatures qui peuplent ce monde ne subsistent que par les archétypes de l'autre.
Tout être particulier possède mesure et quantité, alors que le domaine de l’universel ignore ces catégories. Le monde du devenir n’est pas vivant par lui-même, il vit de ce qui lui vient d’ailleurs, alors que les êtres du monde éternel existent par eux-mêmes. La connaissance sensible de ce monde est l'image de la connaissance intelligible de l'autre, comme le monde physique est symbole et image du monde spirituel".
La pensée d’El-Kindi et d'El-Fârâbi trouve sa perfection chez Avicenne, fondateur véritable d’une philosophie proprement médiévale, le plus grand savant-philosophe du monde musulman. Il est le hakîm achevé, qui assume l’unité des différentes branches de la connaissance. Après sa mort, son œuvre devint la source d'inspiration où puisèrent des écoles aussi nombreuses que différent
Avicenne ne fut pas seulement un péripatéticien capable de nuancer les doctrines d’Aristote avec des éléments du Néoplatonisme, et un savant observateur d’une Nature ordonnée aux catégories de la pensée médiévale, il fut lun des précurseurs de la métaphysique illuministe - ichrâg — dont le Maître devait être Suhrawardi. Dans ses derniers ouvrages, Le récit visionnaire et le traité sur l'amour, le cosmos de la philosophie syllogistique est devenu l'univers des symboles à travers lequel le voyage gnostique conduit à la béatitude. Dans la Logique des orientaux, passage d’un livre plus vaste aujourd’hui perdu, Avicenne renia ses propres ouvrages de jeunesse, de veine essentiellement aristotélicienne, comme étant tout juste bons pour le commun, et il annonçait pour l'élite une « philosophie orientale ». Sa trilogie — Hayy Ibn Yaqzân (Le Vivant, fils du Vigilant), Et-Tayr (L'oiseau), et Salämän wa Absâl — traite le cycle complet du voyage gnostique, du « monde des ombres » à la Présence divine, l'Orient des lumières. Dans ces textes les contours de l'univers des philosophes et des savants du Moyen-Age sont inchangés; le cosmos est intériorisé par le gnostique
- c’est une « crypte » intime, par rapport à laquelle l'initié doit s'orienter, et à travers laquelle il entreprend sa migration. Les phénomènes de la Nature deviennent de transparents symboles, dont la signification spirituelle appartient au pèlerin du voyage cosmique.
La totalité de l’œuvre d’Avicenne illustre la hiérarchie du savoir dans la société musulmane. Observateur et praticien dans des disciplines comme la médecine et la géologie, il développa une philosophie péripatétique plus proche de celle de Plotin que d’Aristote, et composa des textes gnostiques, que les illuministes commentèrent longuement. On découvre en le lisant, l'harmonie de la connaissance, sensible, rationnelle et intellectuelle, ell même fondée sur une hiérarchie présente au cœur même de toute chose, et qui renvoie, en dernière analyse, aux états et aux degrés multiples de la manifestation cosmique.
Son Livre de «*la guérison*» qui est l'exposé le plus complet de l'Aristotélisme islamique, traite de toutes les branches des sciences de la Nature — certaines au terme d'années d'observation, comme la géologie — comme de la logique, des mathématiques et de la philosophie première. Mais Avicenne élabora également une cosmologie où les planètes correspondent aux diverses intelligences angéliques,
tout étant émanation de l’Intellect premier. Les interprètes latins d'Avicenne penchaient pour la critique d’une telle angélologie, cela est particulièrement net dans les attaques de Guillaume d'Auvergne. Pourtant, dans le monde musulman, et surtout en Perse, la cosmologie d’Avicenne fut interprétée à la lumière de cette angélologie, et le caractère sacré de l'univers fut ainsi toujours sauvegardé, offrant une harmonie pérenne aux réalités de la religion. Dans son cycle narratif, et dans quelques poèmes et courts traités moins connus de ses lecteurs occidentaux que sa pensée « exotérique », Avicenne affirme le primat de l'intelligence, du monde angélique sur le monde sensible des hommes, et le nécessaire retour de l'âme humaine, exilée dans le « séjour des ombres », à l'existence angélique d’où elle est issue. Dès lors que l'Intellect est le principe de l'univers, l'âme ne progresse dans la connaissance du cosmos qu’unie à l’Intellect — elle a réintégré sa nature angélique. Cette idée est développée dans le poème d’Avicenne sur l'âme :
«*Des régions supérieures, ineffable et céleste,
cette colombe est descendue sur toi.
Dérobée aux regards qui la pouvaient connaître,
sans qu'aucun voile n’empéchât les hommes de la voir.
A contrecœur elle a cherché, dolente elle Pa rejoint,
et de quitter ton corps, elle semble plus chagrine encore.
Rétive, elle ne se prête pas à prompte soumission,
pourtant elle Pa rejoint, et lentement s’est faite à ce déser aride,
jusqu'à ce qu'oubliés fussent son repaire et sa vérité,
aux célestes jardins qu’elle répugnait tant de laisser.
Quand elle en fut au D de sa descente, et pour la terre,
contre son gré, vers le C du centre partie,
l'œil d'infirmité la saisit et la précipita
en les désolations de ce monde ruiné.
Elle pleure sur le séjour et la paix de jadis,
les larmes, de ses yeux, roulent sans fin ;
plaintive, endeuiliée, elle médite,
comme captive, sur un foyer aux traces délaissées
par le vent des quatre horizons.
Etroits sont les rets qui la tiennent, et la cage rigide
qui l'empêche de gagner la spacieuse légèreté des cieux.
Mais quand vient l'heure du retour à la sphère plus vaste,
elle chante sa joie du voile aboli qui lui rend la vision
des choses qui échappent à l'œil même de l'attentif;
et son chant monte dans les airs,
et elle de revenir, en sa robe sans tache
instruite de l'univers caché.
Mais pourquoi fut-elle ainsi chassée d’un royaume élevé,
en les sombres et tristes abysses du Nadir?
Vers l'horizon de quel profond dessein, Dieu l’a-t-il m route,
trompant la vigilance des veilleurs les plus sûrs?
Son exil est-il tant rigide et sage discipline
pour lui ouvrir les portes du savoir?
Quand loin de son levant, se couche enfin son astre,
elle rencontre le destin pillard,
telle, sur les prairies baignées, l'espace d’un instant,
une lumière s’efface, qui peut-être ne fut jamais.*»
Ce poème arabe d'e beauté a inspiré de nombreux commentaires à travers les siècles.
Dans le Récit visionnaire, le naturaliste, savant et philosophe, devient navigateur des océans cosmiques, et le passeur du rivage des formes grossières au Principe divin. Son immense savoir, illuminé par la vision intellectuelle, lui permet de décrire avec une grande beauté le panorama de l'univers qui s'offre au cheminement de l’initié. Et les sciences de la Nature, primitivement extérieures et indirectes , sont ici changées en réalités immédiates et directes. Le cosmos que doit parcourir celui qui cherche la connaissance vraie au-delà des théories, est intériorisé, et l’initié « devient » le cosmos.
Avicenne commence le Récit par un portrait du sage, symbole de la lumière de l'intuition intellectuelle, guide du pèlerin, dont les paroles disent l'anatomie de l'univers, cette «*crypte » cosmique où maître et disciple vont pénétrer ensemble. Le sage dit :
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