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L'étrange histoire de Bakhta chef de meute

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  • L'étrange histoire de Bakhta chef de meute

    Il aura fallu dix ans à Mowglie dans le livre de la jungle pour devenir un homme. Il faudra dix ans à Bakhta dans la jungle des hommes pour devenir une bête...une chienne à visage humain et même une chef de meute.

    Dans le best-seller de Kipling écrit au siècle dernier, Mowglie, fils d’un officier de lanciers, se perd dans la forêt loin du bivouac paternel, à la suite d’une attaque-éclair de séparatistes indiens. Il fait nuit. L’enfant pleure et n’arrive pas à retrouver son chemin.

    Ce petit bout d’homme, pas plus haut que trois pommes, émeut un ourson du même âge qui le prend alors sous son aile.
    Adopté et élevé par tous les fauves du Bengale, il finira par devenir l’un d’eux, leur frère, leur chair, leur espèce.

    Il parlera par onomatopées en imitant le cri des animaux et se déplacera avec l’agilité d’un félin. Il se nourrira d’herbes et de fruits sauvages et se balancera de liane en liane pour se frayer un passage.

    Mais cela n’arrive pas que dans les romans, sous la chaleur des tropiques et l’humidité gluante des moussons. La réalité parfois est bien plus étonnante, bien plus surprenante.

    C’est du reste l’histoire de Bakhta, une jeune femme pas comme les autres que les siens abandonnèrent un soir sur cet éperon rocheux qu’est Médéa et la livreront sans pitié à la convoitise et à la méchanceté des hommes.
    A Hollywood, ce script aurait déjà été porté à l’écran... Mais Hollywood est une autre jungle, une jungle cotée avec ses rites et ses sacrifices, ses totems et ses artifices...

    Selon toute vraisemblance, Bakhta aurait vu le jour dans les immenses plaines céréalières du Titteri. C’est tout ce que l’on sait.

    Digne de Hollywood


    On dit qu’elle serait issue d’une grande maison, une famille de propriétaires cossus et bien assis et qui, pour des raisons inconnues, l’aurait chassée de la demeure.

    D’autres sources prétendent, au contraire, qu’à la suite d’une légère déficience mentale constatée chez leur soeur, la tribu des frères n’eut d’autre choix que de s’en délester pour éviter le scandale.

    Comme si une démence primaire était une maladie honteuse, contagieuse qu’il fallait, coûte que coûte cacher aux yeux des autres. Dans ce gros bourg rural des années 70, fermé pareil à un cadenas, rien ne sera épargné à la pauvre Bakhta, ni les quolibets des enfants, ni leurs insultes, ni les moqueries blessantes des adultes et pas une seule âme n’éprouvera la moindre compassion pour la malheureuse parce que Bakhta est une femme, parce que Bakhta est une gueuse, parce que Bakhta dérange l’ordre social établi et les convenances. Et cela, on ne peut pas le lui pardonner. Elle traînera sa misère de quartier en quartier, en silence, sans jamais se plaindre ou hausser la voix surgelée dans les mêmes haillons.

    Elle ne demandera jamais l’aumône et squattera le soir des morceaux de trottoir pour souffler, pour dormir, pour oublier la foule, son regard, son mépris, son dédain.

    Des passants surpris par cette masse inerte allongée à même le sol, l’enjamberont carrément comme on enjambe un tas d’immondices pour ne pas être éclaboussé.

    Et lorsque la faim tenaille ses entrailles jusqu’à sentir sa tête exploser, c’est dans les poubelles qu’elle trouvera sa pitance. Au milieu des ordures, des chats de gouttière et des déchets.

    Pain rassis, épluchures de pastèque ou de melon, fond de bouteilles, légumes avariés, restes de repas, tout est bon pour calmer l’estomac.
    Et plus le temps passe, plus ses guenilles ou ce qu’il en reste lui collent à la peau et plus la grappe de gamins l’abreuvaient d’injures.
    Apparemment, les chenapans auraient jeté leur dévolu sur un autre souffre-douleur.

    Désormais, personne ne faisait plus attention à elle. Bekhta était partie intégrante du décor. Sauf peut-être pour une petite chienne, sans laisse et sans maître comme elle, qui a pris l’habitude de lui emboîter le pas partout où elle allait. Le chétif tonton, à l’évidence s’était pris d’affection pour sa nouvelle campagne avec laquelle il partagea d’ailleurs les puces et les reliefs et sans doute quelques petites ficelles. Puis un labrador sorti on ne sait trop d’où et plus tard un fox-terrier rejoindront tout naturellement le groupe. Une véritable petite famille de carnassiers s’est alors formée et soudée tout naturellement autour d’elle, par instinct, par sens de la conservation.

    Majesté et souffrance

    En quelques mois, cette meute dont elle était malgré elle la cheftaine, comptait une quinzaine de bêtes, de toutes les races, de tous les pedigrées, de toutes les tailles. Bakhta n’était plus seule et bien téméraire qui pouvait se payer sa tête. A défaut de respect, elle imposait la crainte. A la moindre incartade, et sur une simple injonction, les molosses pouvaient l’étriper en pièces et le réduire en charpie. Lorsqu’elle longeait un boulevard suivie de sa meute de chiens, tout le monde s’écartait devant cette procession qui faisait penser à l’aréopage d’une reine qui visiterait son royaume.
    Il y avait presque de la majesté sur le visage ridé et rabougri de Bakhta et autant de souffrance.

    Un mal insidieux rongeait, depuis quelques mois, la jeune femme. Elle en pleurait souvent le soir, quand le vent glacial hurlait dans la plaine et que ses petits étaient tapis autour d’elle. Mais dès que l’aurore allumait le ciel et que le jour naissait, elle prenait son courage à deux mains et partait en chasse à travers la ville. Toutes les poubelles étaient systématiquement visitées, vidées et triées. Bakhta s’asseyait alors au bord d’un trottoir et procédait à l’appel...

    Chaque chiot avait sa part, chaque bête avait sa ration. La maîtresse ne tolérait aucune dispute, aucun combat de coq qui compromette l’équilibre du groupe. Et généralement, tout se passait bien. Au bout d’une demi-heure, la meute était repue. Mais un soir, alors que Médéa dormait de tout son saoul sans se préoccuper de la neige qui tombait, Bakhta cracha des caillots de sang. Pour la première fois, son mal empirait. Le lendemain soir, il neigeait toujours sur la ville et son mal qui gagnait du terrain, lui brûlait les poumons. Au troisième jour, elle sentit que ses forces l’abandonnaient et cracha des caillots de sang. Et encore des caillots de sang.

    Le lendemain, c’est la meute qui partira à la chasse, mais sans Bakhta. Un peu dans tous les sens, en ordre dispersé. Pourtant, la meute, fidèle, reviendra le soir se blottir de tous ses poils et de tous ses museaux contre le corps affaibli de leur cheftaine. Elle les caressera tous, un à un, comme pour leur dire adieu. Elle sentait que sa fin était proche et savait que sa fin était une délivrance.

    Quelques larmes perlèrent de ses yeux bouffés par le froid et le manque de sommeil, puis elle s’évanouit.

    Il était minuit passé quand elle se réveilla, transie de froid et dégoulinant de sueur, une sueur glacée qui lui labourait les membres. La neige avait enveloppé ses petits d’un pelage blanc, et ses pieds engourdis refusaient de la porter. Foudroyée par une douleur qui lui vrillait les poumons, Bakhta se mettra alors à quatre pattes pour atteindre la seule lumière qui brillait encore dans la ville et demander secours. A cinq mètres de la petite lampe blafarde, elle poussa un immense râle, un râle qui fera fuir les corbeaux puis rendit l’âme, le corps en croix, à moitié enfoui dans la neige, son unique linceul. Personne n’entendra le cri de Bakhta.

    Personne ne verra Bekhta se vider de sa vie, se vider de sa sève. Elle est morte comme elle a vécu. Sans déranger. Au petit matin, la petite lumière s’éteignit et la grande porte de la prison s’entrebâilla.

    Le premier fonctionnaire du pénitencier qui mettra le nez dehors aura un haut-le-corps: une meute de chiens lèche un cadavre pour le rendre à la vie.

    Par l'Expression
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