Bamako (Mali).– Le temps de revenir précipitamment du champ qu’il cultivait, Idrissa Maiga avait tout perdu, ou presque. Ce matin du 11 janvier 2013, le Malien de 53 ans avait quitté son domicile comme à son habitude, laissant à la maison sa femme, Aminata, et ses enfants Adama, Zeïnabou et Aliou.
Certes, depuis quelques jours, sa ville, Konna, était le théâtre de tensions. Les djihadistes y avaient pris leurs quartiers après avoir mis en échec les soldats de l’armée régulière malienne. Mais lui n’était pas concerné ; sa famille ne comptait aucun combattant et n’avait aucune raison d’être prise à partie. Lorsqu’il a aperçu l’hélicoptère qui lâchait plusieurs bombes sur sa parcelle, il était trop tard : le cultivateur venait de perdre sa femme et ses trois enfants.
Pour lui, il n’y a pas de doute : l’hélicoptère était français. Le 11 janvier est en effet le jour où la France est entrée en guerre au Mali, à la demande des autorités maliennes, afin de stopper l’avancée des troupes djihadistes. L’opération a été baptisée Serval, du nom d’un félin du Sahel.
La France n’a jamais reconnu publiquement être responsable du bombardement de la maison des Maiga, mais plusieurs commandants de l’armée malienne, dont le commandant de ses forces spéciales Abass Dembele, ont déclaré (voir cet entretien accordé à France 2) que le raid avait été mené avec l’appui d’hélicoptères français.
La stupeur passée, Idrissa, aidé par ses frères, a tristement fait le décompte des dégâts : quatre morts, plusieurs blessés, les murs de la maison endommagés, le contenu du grenier à céréales brûlé et le groupe électrogène acheté en Chine, hors d’usage. Les enfants d’Idrissa tués dans l’opération avaient 6, 10 et 11 ans.
Sur un constat dressé un an plus tard, les huissiers centrafricains firent figurer deux lignes de calcul fixant le prix des morts : pour les « dommages de 3 enfants décédés », 45 734 euros, pour les « dommages d’une épouse décédée », 13 720. Est-ce une somme juste ? De nature à aider à panser les plaies des survivants ? Les Maiga n’ont pas eu le loisir de se poser la question car ni l’État français ni l’État malien ne leur ont versé un centime.
Le ministère français des armées se targue pourtant d’apporter « assistance et reconnaissance aux personnes ayant subi [des] dommage[s] » causés par ses soldats à travers le monde, via des indemnisations financières. À l’époque de ses opérations en Afghanistan, il publiait même sur son site un publireportage proposant de passer « une journée dans la peau » d’un militaire chargé de verser ces réparations.
L’officier en question rappelait avec emphase que ces paiements étaient « une manière de faire comprendre aux Afghans que nous les respectons et qu’il n’est pas question pour nous de laisser des litiges sans suite, quelle qu’en soit l’issue. C’est un principe fidèle aux valeurs de la France ».
La France a-t-elle laissé ses principes à Kaboul ? Nous avons effectivement pu retrouver les traces de paiements adressés à des victimes centrafricaines et afghanes (voir notre précédent article) ; mais au Sahel, où la France mène depuis 2013 l’une de ses plus importantes opérations extérieures en nombre de soldats engagés, l’assistance aux « dommages collatéraux » n’est manifestement pas la priorité.
Les Maiga l’ont découvert à leurs dépens. En sept ans, Idrissa et ses frères ont pourtant toqué à toutes les portes possibles. Ils racontent aujourd’hui leurs années d’errance administrative d’une voix lasse. « Nous avons commencé par déposer plainte contre l’État français devant la justice malienne », indique Souleymane Maiga, le frère du cultivateur endeuillé, mandaté par ses frères pour mener le combat judiciaire.
Mais un peu plus d’un an après le bombardement qui a tué quatre de ses membres, le 4 février 2014, la famille reçoit une lettre du cabinet du procureur de Bamako chargé de l’affaire : sa plainte est classée sans suite.
Les Maiga découvrent bientôt que leur sort tient à deux lignes, d’apparence anodine, figurant en page 3 d’un accord signé par les gouvernements français et malien au début de l’opération Serval. « La Partie malienne prend à sa charge la réparation des dommages causés aux biens ou à la personne d’un tiers, y compris lorsque la Partie française en est partiellement à l’origine », peut-on y lire.
Les soldats français peuvent donc détruire biens et vies, ce sera l’État malien, 188e économie mondiale en PIB/habitant, qui s’acquittera de la facture. Une clause abusive ? Assurément pour l’avocat malien Seydou Doumbia : « Une telle clause ne tient pas, ni devant le droit ni devant la morale. Quand on cause un dommage, on le répare ! », s’emporte le conseil – qui est président d’Avocats sans frontières/Mali et plaide régulièrement auprès de juridictions pénales internationales, dont la CPI.
Auprès de Mediapart, le ministère des armées s’en défend et assure qu’il s’agissait… d’une question pratique. La rédaction de cet accord « témoigne de la volonté commune des parties d’instituer une procédure simple et unique d’indemnisation, quelle qu’en soit l’origine », explique-t-il par courriel.
Le Mali doit payer pour les dégâts des Français ? Les frères Maiga prennent acte et ajustent donc leur demande. Ils retournent en justice, cette fois contre l’État malien. Mais le 2 avril 2015, ils sont déboutés de nouveau par le tribunal de grande instance de Mopti.
Convaincus que l’État français accepterait tout de même de les aider s’il prenait connaissance de leur situation, les frères décident d’écrire à l’ambassadeur de France dans la capitale malienne. « Avec votre bienveillance, excellence monsieur l’ambassadeur, nous souhaiterions sincèrement que la France fasse pression sur le gouvernement malien afin qu’on soit dédommagés […] Nous serions très ravis d’être reçus par vous car nous sommes désemparés. Nous savons compter sur la France des droits de l’homme pour obtenir réparation », peut-on lire dans leur missive.
« Nous n’avons eu aucune réponse. J’ai fait une lettre de relance. Toujours pas de réponse. Au bout de la deuxième relance, ils m’ont appelé », se souvient Souleymane Maiga. Les services de l’ambassade invitent l’homme à se rendre au camp de l’opération Barkhane, à Gao. Il fait le trajet exprès depuis Abidjan, en Côte d’Ivoire, où il réside. « J’ai été reçu par deux officiers qui m’ont demandé pourquoi j’avais écrit trois fois à l’ambassade. Ensuite ils ont pris les documents que j’avais amenés pour les photocopier, puis m’ont dit de rentrer chez moi, qu’ils allaient envoyer notre dossier en France pour son traitement et la suite à donner. C’était en 2015 et je n’ai eu aucune nouvelle depuis », conclut-il, amer.
Le cas de la famille Maiga n’est pas un regrettable dysfonctionnement dans le système bien rodé des « réparations ». Et pour cause : plusieurs semaines d’enquête de Paris à Bamako nous ont permis de découvrir qu’au Mali, ce système n’a tout simplement jamais été mis en place. Aucun organisme n’a été créé par Bamako pour examiner les demandes d’indemnisation de dommages causés par les Français, et les autorités maliennes n’ont pas été en mesure de nous citer un cas de versement effectué.
Plusieurs victimes présumées ont renoncé à demander de l’aide, épuisées et parfois ruinées par des années de procédure qui ne les ont menées à rien. Le ministère français des armées, lui, ne semble pas s’en préoccuper. Autrement dit, au Sahel, la France s’est débrouillée pour ne pas assumer les dégâts de la guerre qu’elle mène.
Comme les Maiga, Moctar Cissé a cru qu’il pourrait obtenir un geste de la part de Paris. Sous les bombes françaises, lui n’a pas perdu de proches mais la quasi-totalité de ses biens. Nous rencontrons l’homme de 42 ans dans un café de Bamako. Djellaba immaculée, lunettes de soleil sur le nez, pochette d’ordinateur sous le bras, il a des airs de jeune homme d’affaires ayant réussi précocement.
Son business a pourtant volé en éclats en 2013. Jusqu’au début de l’opération Serval, Moctar Cissé était le propriétaire d’un hôtel à Douentza, au centre du Mali. « Un établissement de 19 chambres, dont 14 climatisées et 5 ventilées », se rappelle-t-il avec fierté, construit dans sa ville natale « pour aider la communauté à s’émanciper ».
Façade blanche proprette, cour intérieure rafraîchie par les arbustes… Le commerçant y avait mis toutes ses économies pour un résultat plutôt avenant. Le lieu, à quelques encablures des sites touristiques du pays dogon, était prometteur.
Mais à peine deux ans après son inauguration, le 12 janvier 2013, l’aviation française le pilonne et le transforme en champ de gravats. Entre-temps, l’hôtel Ndouldi était devenu une cible stratégique : les djihadistes du Mujao en avaient fait un de leurs quartiers généraux. Moctar Cissé ne reproche pas aux Français d’avoir bombardé la bâtisse à laquelle il tenait tant ; il se dit simplement « désemparé » de n’avoir reçu aucune aide, tant de l’État malien que de l’État français.
Après avoir demandé en vain un soutien financier auprès du ministère malien du tourisme, puis de l’équivalent du Medef local, il a tenté comme les frères Maiga d’obtenir réparation devant les tribunaux. La suite de l’histoire serait cocasse si elle n’était pas aussi lourde de conséquences pour Moctar Cissé– et toutes les victimes potentielles de dommages causés par les troupes françaises.
Par un jugement du 13 décembre 2019 (que nous avons pu consulter), le tribunal de grande instance de Bamako rejette la requête de l’hôtelier. Les juges invitent Moctar Cissé à introduire sa demande devant un autre organe : une « commission d’évaluation, de recensement et d’indemnisation » mise en place par le premier ministre du Mali et destinée à toutes les victimes des conflits armés dans le pays depuis 2012.
Une « dizaine d’euros » pour un véhicule d’ONG troué de balles françaises
Il y a cependant un problème de taille. Cette commission a bien été prévue par une loi, complétée par un décret de 2015, mais… elle ne compte aucun membre. Ils n’ont jamais été nommés. Elle ne peut donc pas fonctionner. Autrement dit, les victimes de dommages causés par les Français au Mali, lorsqu’elles se tournent vers la justice malienne pour effectivement obtenir réparation, sont renvoyées vers une organisation qui n’existe pas.
Conséquence de cette situation aberrante : à notre connaissance, le Mali n’a jamais versé aucune indemnisation à des victimes de dommages causés par les Français – comme cela était pourtant prévu par l’accord signé entre les deux gouvernements.
Pour le vérifier, nous avons posé la question à l’Association malienne de défense des droits de l’homme (AMDH), à des représentants du Réseau des défenseurs des droits humains (RDDH), de la Commission nationale des droits de l’homme du Mali (CNDH), au président de la Commission vérité justice et réconciliation (CVJR) ainsi qu’à plusieurs juristes, avocats et magistrats. Tous nous ont confirmé qu’ils n’avaient eu connaissance d’aucun cas de réparation versé par le Mali pour des dommages causés par les Français et que par ailleurs, aucune structure spécifique n’avait été mise en place pour le faire.
Au cas où des réparations auraient échappé à la vigilance de ces professionnels, nous avons posé directement la question aux autorités françaises et maliennes. Elles ne se sont pas montrées très volubiles sur le sujet. Le porte-parole du ministère malien de la défense nous a renvoyés vers les services du premier ministre du Mali, qui n’ont pas donné suite à nos sollicitations.
À la question de savoir s’il confirmait le fait qu’aucune indemnisation n’avait été versée à ce jour par le Mali pour des dommages causés par les Français, le ministère français des armées n’a pas non plus souhaité commenter. Nous lui avons également demandé quel mécanisme de suivi avait été mis en place côté français pour suivre les dossiers de demandes d’indemnisations adressées au Mali. Il n’a pas pu nous répondre.
Une apparente légèreté qui a de quoi étonner. Car la situation pourrait constituer une violation des traités relatifs aux droits de l’homme ratifiés par la France. « En cas de violations des droits humains, les traités prévoient une obligation d’enquête et, le cas échéant, de traduire les auteurs en justice et d’accorder réparation aux victimes. Cela a été clairement établi par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU et la jurisprudence européenne », rappelle Elvina Pothelet, doctorante à la Faculté de droit de l’Université de Genève et chercheuse spécialisée en droit international applicable dans les conflits armés.
Certes, depuis quelques jours, sa ville, Konna, était le théâtre de tensions. Les djihadistes y avaient pris leurs quartiers après avoir mis en échec les soldats de l’armée régulière malienne. Mais lui n’était pas concerné ; sa famille ne comptait aucun combattant et n’avait aucune raison d’être prise à partie. Lorsqu’il a aperçu l’hélicoptère qui lâchait plusieurs bombes sur sa parcelle, il était trop tard : le cultivateur venait de perdre sa femme et ses trois enfants.
Pour lui, il n’y a pas de doute : l’hélicoptère était français. Le 11 janvier est en effet le jour où la France est entrée en guerre au Mali, à la demande des autorités maliennes, afin de stopper l’avancée des troupes djihadistes. L’opération a été baptisée Serval, du nom d’un félin du Sahel.
La France n’a jamais reconnu publiquement être responsable du bombardement de la maison des Maiga, mais plusieurs commandants de l’armée malienne, dont le commandant de ses forces spéciales Abass Dembele, ont déclaré (voir cet entretien accordé à France 2) que le raid avait été mené avec l’appui d’hélicoptères français.
La stupeur passée, Idrissa, aidé par ses frères, a tristement fait le décompte des dégâts : quatre morts, plusieurs blessés, les murs de la maison endommagés, le contenu du grenier à céréales brûlé et le groupe électrogène acheté en Chine, hors d’usage. Les enfants d’Idrissa tués dans l’opération avaient 6, 10 et 11 ans.
Sur un constat dressé un an plus tard, les huissiers centrafricains firent figurer deux lignes de calcul fixant le prix des morts : pour les « dommages de 3 enfants décédés », 45 734 euros, pour les « dommages d’une épouse décédée », 13 720. Est-ce une somme juste ? De nature à aider à panser les plaies des survivants ? Les Maiga n’ont pas eu le loisir de se poser la question car ni l’État français ni l’État malien ne leur ont versé un centime.
Le ministère français des armées se targue pourtant d’apporter « assistance et reconnaissance aux personnes ayant subi [des] dommage[s] » causés par ses soldats à travers le monde, via des indemnisations financières. À l’époque de ses opérations en Afghanistan, il publiait même sur son site un publireportage proposant de passer « une journée dans la peau » d’un militaire chargé de verser ces réparations.
L’officier en question rappelait avec emphase que ces paiements étaient « une manière de faire comprendre aux Afghans que nous les respectons et qu’il n’est pas question pour nous de laisser des litiges sans suite, quelle qu’en soit l’issue. C’est un principe fidèle aux valeurs de la France ».
La France a-t-elle laissé ses principes à Kaboul ? Nous avons effectivement pu retrouver les traces de paiements adressés à des victimes centrafricaines et afghanes (voir notre précédent article) ; mais au Sahel, où la France mène depuis 2013 l’une de ses plus importantes opérations extérieures en nombre de soldats engagés, l’assistance aux « dommages collatéraux » n’est manifestement pas la priorité.
Les Maiga l’ont découvert à leurs dépens. En sept ans, Idrissa et ses frères ont pourtant toqué à toutes les portes possibles. Ils racontent aujourd’hui leurs années d’errance administrative d’une voix lasse. « Nous avons commencé par déposer plainte contre l’État français devant la justice malienne », indique Souleymane Maiga, le frère du cultivateur endeuillé, mandaté par ses frères pour mener le combat judiciaire.
Mais un peu plus d’un an après le bombardement qui a tué quatre de ses membres, le 4 février 2014, la famille reçoit une lettre du cabinet du procureur de Bamako chargé de l’affaire : sa plainte est classée sans suite.
Les Maiga découvrent bientôt que leur sort tient à deux lignes, d’apparence anodine, figurant en page 3 d’un accord signé par les gouvernements français et malien au début de l’opération Serval. « La Partie malienne prend à sa charge la réparation des dommages causés aux biens ou à la personne d’un tiers, y compris lorsque la Partie française en est partiellement à l’origine », peut-on y lire.
Les soldats français peuvent donc détruire biens et vies, ce sera l’État malien, 188e économie mondiale en PIB/habitant, qui s’acquittera de la facture. Une clause abusive ? Assurément pour l’avocat malien Seydou Doumbia : « Une telle clause ne tient pas, ni devant le droit ni devant la morale. Quand on cause un dommage, on le répare ! », s’emporte le conseil – qui est président d’Avocats sans frontières/Mali et plaide régulièrement auprès de juridictions pénales internationales, dont la CPI.
Auprès de Mediapart, le ministère des armées s’en défend et assure qu’il s’agissait… d’une question pratique. La rédaction de cet accord « témoigne de la volonté commune des parties d’instituer une procédure simple et unique d’indemnisation, quelle qu’en soit l’origine », explique-t-il par courriel.
Le Mali doit payer pour les dégâts des Français ? Les frères Maiga prennent acte et ajustent donc leur demande. Ils retournent en justice, cette fois contre l’État malien. Mais le 2 avril 2015, ils sont déboutés de nouveau par le tribunal de grande instance de Mopti.
Convaincus que l’État français accepterait tout de même de les aider s’il prenait connaissance de leur situation, les frères décident d’écrire à l’ambassadeur de France dans la capitale malienne. « Avec votre bienveillance, excellence monsieur l’ambassadeur, nous souhaiterions sincèrement que la France fasse pression sur le gouvernement malien afin qu’on soit dédommagés […] Nous serions très ravis d’être reçus par vous car nous sommes désemparés. Nous savons compter sur la France des droits de l’homme pour obtenir réparation », peut-on lire dans leur missive.
« Nous n’avons eu aucune réponse. J’ai fait une lettre de relance. Toujours pas de réponse. Au bout de la deuxième relance, ils m’ont appelé », se souvient Souleymane Maiga. Les services de l’ambassade invitent l’homme à se rendre au camp de l’opération Barkhane, à Gao. Il fait le trajet exprès depuis Abidjan, en Côte d’Ivoire, où il réside. « J’ai été reçu par deux officiers qui m’ont demandé pourquoi j’avais écrit trois fois à l’ambassade. Ensuite ils ont pris les documents que j’avais amenés pour les photocopier, puis m’ont dit de rentrer chez moi, qu’ils allaient envoyer notre dossier en France pour son traitement et la suite à donner. C’était en 2015 et je n’ai eu aucune nouvelle depuis », conclut-il, amer.
Le cas de la famille Maiga n’est pas un regrettable dysfonctionnement dans le système bien rodé des « réparations ». Et pour cause : plusieurs semaines d’enquête de Paris à Bamako nous ont permis de découvrir qu’au Mali, ce système n’a tout simplement jamais été mis en place. Aucun organisme n’a été créé par Bamako pour examiner les demandes d’indemnisation de dommages causés par les Français, et les autorités maliennes n’ont pas été en mesure de nous citer un cas de versement effectué.
Plusieurs victimes présumées ont renoncé à demander de l’aide, épuisées et parfois ruinées par des années de procédure qui ne les ont menées à rien. Le ministère français des armées, lui, ne semble pas s’en préoccuper. Autrement dit, au Sahel, la France s’est débrouillée pour ne pas assumer les dégâts de la guerre qu’elle mène.
Comme les Maiga, Moctar Cissé a cru qu’il pourrait obtenir un geste de la part de Paris. Sous les bombes françaises, lui n’a pas perdu de proches mais la quasi-totalité de ses biens. Nous rencontrons l’homme de 42 ans dans un café de Bamako. Djellaba immaculée, lunettes de soleil sur le nez, pochette d’ordinateur sous le bras, il a des airs de jeune homme d’affaires ayant réussi précocement.
Son business a pourtant volé en éclats en 2013. Jusqu’au début de l’opération Serval, Moctar Cissé était le propriétaire d’un hôtel à Douentza, au centre du Mali. « Un établissement de 19 chambres, dont 14 climatisées et 5 ventilées », se rappelle-t-il avec fierté, construit dans sa ville natale « pour aider la communauté à s’émanciper ».
Façade blanche proprette, cour intérieure rafraîchie par les arbustes… Le commerçant y avait mis toutes ses économies pour un résultat plutôt avenant. Le lieu, à quelques encablures des sites touristiques du pays dogon, était prometteur.
Mais à peine deux ans après son inauguration, le 12 janvier 2013, l’aviation française le pilonne et le transforme en champ de gravats. Entre-temps, l’hôtel Ndouldi était devenu une cible stratégique : les djihadistes du Mujao en avaient fait un de leurs quartiers généraux. Moctar Cissé ne reproche pas aux Français d’avoir bombardé la bâtisse à laquelle il tenait tant ; il se dit simplement « désemparé » de n’avoir reçu aucune aide, tant de l’État malien que de l’État français.
Après avoir demandé en vain un soutien financier auprès du ministère malien du tourisme, puis de l’équivalent du Medef local, il a tenté comme les frères Maiga d’obtenir réparation devant les tribunaux. La suite de l’histoire serait cocasse si elle n’était pas aussi lourde de conséquences pour Moctar Cissé– et toutes les victimes potentielles de dommages causés par les troupes françaises.
Par un jugement du 13 décembre 2019 (que nous avons pu consulter), le tribunal de grande instance de Bamako rejette la requête de l’hôtelier. Les juges invitent Moctar Cissé à introduire sa demande devant un autre organe : une « commission d’évaluation, de recensement et d’indemnisation » mise en place par le premier ministre du Mali et destinée à toutes les victimes des conflits armés dans le pays depuis 2012.
Une « dizaine d’euros » pour un véhicule d’ONG troué de balles françaises
Il y a cependant un problème de taille. Cette commission a bien été prévue par une loi, complétée par un décret de 2015, mais… elle ne compte aucun membre. Ils n’ont jamais été nommés. Elle ne peut donc pas fonctionner. Autrement dit, les victimes de dommages causés par les Français au Mali, lorsqu’elles se tournent vers la justice malienne pour effectivement obtenir réparation, sont renvoyées vers une organisation qui n’existe pas.
Conséquence de cette situation aberrante : à notre connaissance, le Mali n’a jamais versé aucune indemnisation à des victimes de dommages causés par les Français – comme cela était pourtant prévu par l’accord signé entre les deux gouvernements.
Pour le vérifier, nous avons posé la question à l’Association malienne de défense des droits de l’homme (AMDH), à des représentants du Réseau des défenseurs des droits humains (RDDH), de la Commission nationale des droits de l’homme du Mali (CNDH), au président de la Commission vérité justice et réconciliation (CVJR) ainsi qu’à plusieurs juristes, avocats et magistrats. Tous nous ont confirmé qu’ils n’avaient eu connaissance d’aucun cas de réparation versé par le Mali pour des dommages causés par les Français et que par ailleurs, aucune structure spécifique n’avait été mise en place pour le faire.
Au cas où des réparations auraient échappé à la vigilance de ces professionnels, nous avons posé directement la question aux autorités françaises et maliennes. Elles ne se sont pas montrées très volubiles sur le sujet. Le porte-parole du ministère malien de la défense nous a renvoyés vers les services du premier ministre du Mali, qui n’ont pas donné suite à nos sollicitations.
À la question de savoir s’il confirmait le fait qu’aucune indemnisation n’avait été versée à ce jour par le Mali pour des dommages causés par les Français, le ministère français des armées n’a pas non plus souhaité commenter. Nous lui avons également demandé quel mécanisme de suivi avait été mis en place côté français pour suivre les dossiers de demandes d’indemnisations adressées au Mali. Il n’a pas pu nous répondre.
Une apparente légèreté qui a de quoi étonner. Car la situation pourrait constituer une violation des traités relatifs aux droits de l’homme ratifiés par la France. « En cas de violations des droits humains, les traités prévoient une obligation d’enquête et, le cas échéant, de traduire les auteurs en justice et d’accorder réparation aux victimes. Cela a été clairement établi par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU et la jurisprudence européenne », rappelle Elvina Pothelet, doctorante à la Faculté de droit de l’Université de Genève et chercheuse spécialisée en droit international applicable dans les conflits armés.
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